Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/12

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 78-83).

CHAPITRE XII.


Le lendemain matin, le premier soin de Nicolas fut de chercher une chambre qu’il pût habiter avant que de meilleurs jours se levassent sur lui ; il en trouva une dans la maison même, loua quelques grossiers objets d’ameublement à un marchand de bric-à-brac voisin, et paya la première semaine d’avance, sur les fonds obtenus par la conversion de quelques hardes en argent comptant. Puis il se mit à réfléchir sur ses destinées futures, qui, de même que la vue qu’il avait de sa fenêtre, étaient assez tristes et assez bornées. Il mit son chapeau, et laissant le pauvre Smike arranger et déranger la chambre avec autant de plaisir que si c’eût été le plus beau des palais, il descendit dans la rue, et se mêla à la foule des passants.

En errant dans les quartiers les plus populeux de Londres, il leva par hasard les yeux vers une enseigne bleue, où était écrit en caractères d’or : BUREAU GÉNÉRAL DE PLACEMENT. — On procure ici des places et des emplois de toute espèce. C’était une boutique à double porte, dont la devanture était garnie de rideaux de gaze. On voyait aux carreaux une longue et séduisante collection de placards écrits à la main, annonçant des places vacantes de tous les degrés, depuis celle de secrétaire jusqu’à celle de jockey.

Nicolas s’arrêta instinctivement devant ce temple de promesses, et parcourut des yeux les positions sociales en lettres majuscules qu’on y étalait avec tant de profusion. Quand il eut achevé son examen, il fit quelques pas en avant, puis en arrière, et après s’être arrêté plusieurs fois avec hésitation devant la porte du bureau général de placement, il prit son parti et entra.

Il se trouva dans une petite pièce dont le plancher était couvert d’un tapis ; dans un coin, derrière un grand bureau, se tenait assis un jeune homme maigre, aux yeux vifs, au menton proéminent ; c’était celui dont les œuvres en lettres majuscules assombrissaient les carreaux. Il avait devant lui un gros registre, entre les feuillets duquel étaient passés les doigts de sa main droite, et ses yeux étaient fixés sur une vieille dame très-corpulente, en bonnet garni de tulle, qu’il était facile de reconnaître pour la propriétaire de l’établissement, et qui se chauffait près du foyer. Il semblait attendre les ordres de cette dame pour examiner les notes contenues dans le registre enfumé.

Au moment où Nicolas ouvrit la bouche pour prier le jeune homme de regarder à la lettre S, et de lui faire connaître les emplois de secrétaire qui restaient disponibles, on vit entrer dans le bureau une solliciteuse, en faveur de laquelle il se retira immédiatement et dont l’apparition excita sa surprise et son intérêt.

C’était une jeune personne de dix-huit ans à peine, d’une taille frêle et délicate, mais admirable de grâce et d’élégance, et qui, s’avançant timidement vers le bureau, demanda à voix basse un emploi de gouvernante ou de dame de compagnie. Elle leva son voile un instant, et découvrit son visage d’une rare beauté, bien qu’ombragé d’un nuage de tristesse ; ce que sa jeunesse rendait encore plus remarquable. Elle prit une adresse, paya la gratification d’usage, et disparut.

Elle était proprement mais très-simplement mise. Son costume était tel, que, porté par une personne douée de moins de grâces personnelles, il eût paru pauvre et misérable. Sa suivante, car elle en avait une, était une fille à la face bourgeonnée, aux yeux ronds, à l’extérieur malpropre ; la rudesse de ses bras nus, qu’on apercevait à travers les trous de son châle, et les traces de suie et de grès mal effacées qui tatouaient son visage, pouvaient la faire prendre pour une servante à tout faire, et celles qui se tenaient sur le banc échangèrent avec elle des grimaces et des regards, signes maçonniques de la confrérie.

La servante suivit la maîtresse, et toutes deux étaient parties avant que Nicolas se fût remis des premiers effets de sa surprise et de son admiration. Il n’est pas aussi improbable que pourraient le croire les gens raisonnables qu’il eût été tenté de la suivre, s’il n’avait été retenu par ce qui se passa entre la dame corpulente et son teneur de livres.

— Quand revient-elle, Tom ? — Demain matin. — Où l’avez-vous envoyée ? — Chez madame Clark ! — Elle y sera bien, si elle y entre, dit la dame corpulente en prenant une prise de tabac.

Tom répondit par une grimace, et désigna Nicolas du bout de sa plume.

— Maintenant, Monsieur, dit la dame, qu’y a-t-il pour votre service ?

Nicolas répondit brièvement qu’il désirait savoir s’il y avait un emploi de secrétaire vacant.

— S’il y en a ! il y en a une douzaine ; n’est-ce pas, Tom ? — Je suis disposé à le croire, répondit le jeune commis ; et en disant ces mots, il adressa à Nicolas un clignement d’yeux avec une familiarité qu’il pensait devoir être flatteuse, mais que l’ingrat Nicolas accueillit avec mépris.

En examinant le livre, on reconnut que la douzaine d’emplois de secrétaire se réduisait à un seul. M. Gregsbury, le fameux membre du Parlement, à Westminster, demandait un jeune homme pour mettre en ordre ses papiers et sa correspondance, et Nicolas était justement l’espèce de jeune homme que M. Gregsbury demandait.

— J’ignore les conditions, fit observer la dame corpulente, car il a dit qu’il les réglerait avec celui qui se présenterait ; mais elles ne sauraient être mauvaises, parce que c’est un membre du parlement.

Dans son inexpérience, Nicolas trouva ce raisonnement logique et cette conclusion judicieuse ; sans se donner la peine de faire de nouvelles questions, il prit l’adresse et résolut d’aller trouver sans délai M. Gregsbury. Il arriva promptement chez cet éminent personnage : c’était un homme replet, à physionomie dure, à tête grosse, à voix forte, à manières fastueuses, ayant à ses ordres un nombre suffisant de phrases insignifiantes, enfin possédant toutes les qualités requises pour faire un excellent député.

M. Gregsbury jeta un gros paquet de papiers dans un panier d’osier placé à ses pieds, et se renversa sur un fauteuil, en écoutant les offres de Nicolas.

— Vous voulez être mon secrétaire ? lui dit-il. — Je désire être employé en cette qualité. — Eh bien ! que savez-vous faire ? — Je suppose, répondit Nicolas en souriant, que je connais la besogne qui échoit ordinairement aux secrétaires. — En quoi consiste-t-elle ? — Les devoirs d’un secrétaire, repartit Nicolas, sont assez difficiles à définir. Ils comprennent, je le crois, la correspondance. — Bien. — L’arrangement des journaux et pièces diverses… — À merveille. — Parfois peut-être il faudra écrire sous votre dictée, copier vos discours importants pour les envoyer aux journaux. — Certainement, et puis ? — Vraiment, dit Nicolas après un moment de réflexion, je ne saurais présentement récapituler les autres devoirs d’un secrétaire, en général, il doit se rendre aussi utile et aussi agréable que possible en tout ce qui concerne son emploi, et sans dépasser la ligne que lui tracent ses occupations.

M. Gregsbury tint un moment les yeux fixés sur Nicolas, les promena autour de la chambre avec circonspection, et dit à demi-voix : — Tout cela est très-bien, Monsieur… quel est votre nom ? — Nickleby. — Tout cela est très-bien, monsieur Nickleby, pour ce que c’est, mais ce n’est pas assez. Il y a des devoirs que le secrétaire d’un personnage parlementaire ne doit jamais perdre de vue. J’ai besoin d’un teinturier. — Je vous demande pardon, interrompit Nicolas doutant d’avoir bien entendu.

— D’un teinturier, Monsieur, répéta M. Gregsbury. — Puis-je vous demander ce que cela signifie ? — Je vais vous expliquer ma pensée, dit solennellement M. Gregsbury. Mon secrétaire aura à s’instruire de la politique de toutes les cours étrangères, telle que la reproduisent les journaux, à parcourir les comptes rendus de toutes les assemblées publiques, tous les articles de fond, tous les rapports des actes des divers corps de l’État, à prendre des notes sur ce qui lui paraîtra pouvoir servir à la composition d’un discours. Comprenez-vous ? — Je le crois, Monsieur. — En outre, poursuivit M. Gregsbury, j’exige qu’il examine les tables imprimées des dépenses du gouvernement, qu’il en tire des calculs qui puissent figurer avec avantage dans les questions de finances, de droits de timbre, etc. ; je voudrais avoir aussi quelques documents sur les désastreux effets des payements en argent comptant et en espèces ayant cours, avec des détails sur l’exportation du billon, et l’empereur de Russie, et les billets de banque, et toutes ces sortes de choses sur lesquelles il suffit de parler couramment, parce que personne n’y comprend rien. Vous entendez ?… — J’ose m’en flatter. — Voilà un rapide exposé de vos principales occupations. En outre, vous m’attendrez toutes les nuits dans le vestibule, pour prévoir le cas où j’aurais oublié quelque chose, et où j’aurais besoin que mon teinturier me fabriquât un nouveau discours. Par intervalles, dans les débats importants, vous vous mettrez sur le premier rang des tribunes, et vous direz à vos voisins : Voyez-vous ce député qui porte la main à son front, c’est M. Gregsbury, le célèbre M. Gregsbury, en y ajoutant tous les éloges qui vous viendront à l’esprit ; et quant à votre salaire, ajouta M. Gregsbury en reprenant haleine avec précipitation, quant à votre salaire, je vais vous le faire connaître en chiffres précis, pour éviter tout malentendu ; c’est plus que je n’ai coutume de donner : vingt francs par semaine, et voilà.

Après cette offre généreuse, M. Gregsbury se renversa de nouveau dans son fauteuil, avec l’air d’un homme qui s’est laissé aller à un excès de libéralité, mais qui néanmoins a pris le parti de ne pas s’en repentir.

— Vingt francs par semaine, ce n’est pas beaucoup, dit doucement Nicolas. — Pas beaucoup ! s’écria M. Gregsbury.

M. Gregsbury saisit le cordon de la sonnette. — Ainsi, vous refusez ? dit-il. — Je crains que ces fonctions ne soient au-dessus de mes forces, quelle que soit ma bonne volonté. — C’est-à-dire que vous n’acceptez point, et que vingt francs par semaine ne vous semblent pas suffisants, dit M. Gregsbury, qui sonna. Refusez-vous, Monsieur ? — Je n’ai pas à hésiter.

Le domestique parut. Nicolas regagna son gîte d’un air triste et pensif.

Smike avait composé une espèce de repas des restes du souper de la veille, et attendait impatiemment le retour de son ami. Les événements du matin n’avaient pas accru l’appétit de Nicolas, et il ne toucha pas au dîner. Il était assis dans l’attitude de la méditation, sans avoir entamé les morceaux de choix que son pauvre camarade entassait assidûment sur son assiette, quand Newman Noggs passa sa tête à la porte.

— Vous voilà de retour. — Oui, et mort de fatigue, et, ce qu’il y a de pis, sans solution favorable. — On ne peut s’attendre à faire beaucoup en un jour. — C’est possible, mais je suis irritable, et j’ai attendu, et mon désappointement a été proportionné à mon attente.

En disant ces mots, il rendit à Newman compte de ses démarches.

— Si je pouvais me procurer une occupation quelconque jusqu’au retour de M. Ralph, dit Nicolas, et si j’avais soulagé mon cœur en le confondant, je me croirais heureux. Je ne trouve point déshonorant de travailler, Dieu merci ! Il m’est pénible de vivre ici dans l’oisiveté comme un animal en cage. — Il se présente un modeste emploi, dit Newman, il payerait le loyer et quelque chose en sus ; mais vous allez le refuser ; je ne puis guère m’attendre à vous le voir accepter. — Ne suis-je pas disposé à tout accepter ? demanda Nicolas en levant les yeux : montrez-moi dans ce vaste désert de Londres un honnête moyen d’acquitter le modique loyer de cette chambre, et vous verrez si j’hésite à y avoir recours. Je me suis trop avancé, mon ami, pour faire le fier et le délicat. Toute ma délicatesse, c’est la commune honnêteté ; tout mon orgueil, c’est le respect de moi-même ; je vois peu de différence entre être le subordonné d’un pédagogue brutal et manger le pain d’un vil parvenu, qu’il soit ou non député. — Je ne sais vraiment pas si je dois vous dire ce que j’ai appris ce matin, dit Newman. — Est-ce ce modeste emploi dont vous me parliez tout à l’heure ? — Oui. — Alors, mon bon ami, parlez ; considérez de grâce ma déplorable condition, et puisque je vous promets de ne faire aucune démarche sans prendre conseil de vous, dites du moins un mot pour me consoler.

Touché de ces instances, Newman balbutia une infinité de phrases entortillées et décousues pour arriver à dire que madame Kenwigs l’avait longuement interrogé le matin sur l’origine de sa connaissance avec Nicolas, et sur la vie, les aventures et la généalogie de celui-ci ; que Newman avait éludé ces questions de son mieux, mais que, vivement pressé et forcé dans sa retraite, il s’était permis d’avancer que Nicolas était un professeur du plus haut mérite, victime de malheurs qu’il n’était pas libre d’expliquer, et portant le nom de Johnson. Madame Kenwigs, poussée par la reconnaissance, l’ambition ou l’orgueil maternel, avait fini par charger Newman de proposer à M. Johnson d’apprendre aux quatre demoiselles Kenwigs la langue française, telle que la parlent les naturels du pays, moyennant le salaire hebdomadaire d’un shilling par semaine pour chaque demoiselle Kenwigs, et d’un shilling en sus en attendant que l’enfant pût se mettre à la grammaire.

— Ou je me trompe fort, avait ajouté madame Kenwigs après avoir fait cette proposition, ou ce temps n’est pas loin, car on n’a jamais vu d’enfant venir au monde avec tant de dispositions. — Voilà, dit Newman, j’ai fini. Cette place est au-dessous de vous, je le sais ; mais je crois que vous pourriez… — Que je pourrais ! s’écria vivement Nicolas ; j’accepte cette offre avec empressement. Dites-le sans retard à la digne mère, mon cher ami ; je suis prêt à commencer quand elle voudra.

Newman se hâta d’aller apprendre à madame Kenwigs cette bonne nouvelle, et, dans le courant du même jour, les filles du tourneur en ivoire reçurent leur première leçon.