Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/25

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 148-156).

CHAPITRE XXV.


Smike et Newman Noggs, qui était enfin revenu chez lui, étaient assis auprès du feu, écoutant avec anxiété les moindres bruits qui vibraient dans la maison. L’absence prolongée de Nicolas commençait à exciter de vives alarmes dans le cœur de ses deux amis. Mais enfin une voiture s’arrêta à la porte, et Newman courut au-devant de Nicolas. En le voyant dans l’état décrit à la fin du dernier chapitre, il demeura immobile de surprise et de consternation.

— Ne vous alarmez pas, dit Nicolas, je n’ai pas de mal ; un peu d’eau me guérira. — Pas de mal ! s’écria Newman portant vivement la main sur le dos et les bras de Nicolas pour s’assurer qu’il n’avait pas d’os cassé. Qu’avez-vous fait ? — Allons, parlez, Newman. — Oui, oui ; je vais vous dire toute la vérité.

Newman le fit. Nicolas inclina la tête de temps en temps aux détails qui venaient à l’appui de ce qu’il avait déjà entendu ; mais il tint les yeux fixés sur le feu sans les lever un seul instant.

Son récit terminé, Newman exigea que Nicolas ôtat son habit et permit de panser ses blessures ; Nicolas y consentit avec quelque répugnance, et, pendant que diverses contusions assez graves aux bras et aux épaules étaient frottées d’huile et de vinaigre, et d’autres remèdes efficaces que Nicolas avait empruntés aux différents locataires, il raconta la manière dont il les avait reçues. Cette narration fit une forte impression sur l’ardente imagination de Newman ; car lorsque’Nicolas en vint à la partie violente de la querelle, Newman frotta de manière à lui causer les plus vives douleurs. Cependant Nicolas se garda bien de se plaindre ; car il comprit clairement que, pour le moment, Newman opérait sur sir Mulberry Hawk, et avait complètement perdu de vue son véritable patient.

Après avoir subi ce martyre, Nicolas convint avec Newman qu’on s’arrangerait pour que sa mère changeât immédiatement de domicile, et qu’on lui dépêcherait miss la Creevy pour lui apprendre les nouvelles du jour. Puis, il s’enveloppa dans la redingote de Smike, et alla à l’auberge où ils devaient passer la nuit. Là, après avoir écrit à Ralph quelques lignes, que Newman devait se charger de remettre le lendemain, il s’efforça de goûter le repos dont il avait tant besoin.

Les hommes ivres, dit-on, peuvent rouler au fond d’un précipice, et n’avoir pas la moindre idée d’un danger sérieux quand ils reviennent à la raison. Cette observation peut s’appliquer à tout ce qu’on endure dans un état d’excitation violent. Il est certain que le lendemain matin, bien que Nicolas éprouvât d’abord quelque peine à s’éveiller, il sortit aisément du lit à sept heures, alerte et dispos, comme s’il ne lui fût rien arrivé.

Il jeta un coup d’œil dans la chambre de Smike, l’avertit de la prochaine visite de Newman, descendit, prit un fiacre, et se fit conduire chez madame Wititterly, dont Newman lui avait donné l’adresse le soir précédent

Il était huit heures moins un quart quand ils atteignirent Cadogan place. Nicolas eut un moment peur que personne ne fût levé à cette heure ; mais il fut tiré d’incertitude par la vue d’une servante occupée à balayer les degrés de la porte. Ce fonctionnaire femelle l’adressa au page équivoque, qui parut tout ébouriffé, comme un page qui sort du lit.

Ce jeune homme lui apprit que miss Nickleby se promenait dans le jardin. Nicolas demanda si on pouvait l’y aller trouver, et le page répondit qu’il ne le croyait pas ; mais, stimulé par le présent d’un shilling, il devint plus confiant, et dit que la chose était possible.

— Dites à miss Nickleby que son frère est ici, et très-pressé de la voir.

Le page disparut avec une célérité qui ne lui était pas ordinaire ; et Nicolas parcourut la chambre dans un état d’agitation fiévreuse qui lui rendait le moindre délai insupportable. Il entendit bientôt un pas léger qu’il connaissait bien, et avant qu’il pût s’avancer à la rencontre de Catherine, elle se jeta à son cou et fondit en larmes.

— Ma tendre amie, que vous êtes pâle ! dit Nicolas en l’embrassant. — J’ai été si malheureuse, si misérable ici, mon cher frère ! dit en sanglotant la pauvre Catherine. Ne me laissez pas ici, mon cher Nicolas, ou je mourrai de désespoir. — Je ne vous laisserai nulle part, je ne vous abandonnerai plus… Il faut que vous sortiez d’ici de suite ; vous n’auriez pas dû y coucher cette nuit, mais j’ai été instruit trop tard. À qui puis-je parler avant de vous emmener ?

Cette question fut adressée très à propos, car en ce moment M. Wititterly entra, et Catherine lui présenta son frère, qui lui annonça immédiatement ses intentions et l’impossibilité de différer.

— Le trimestre, dit M. Wititterly avec la gravité d’un homme qui a raison, n’est pas encore à moitié : par conséquent… — Par conséquent, interrompit Nicolas, les appointements du trimestre doivent être perdus. Vous excuserez, Monsieur, cette extrême diligence ; mais les circonstances exigent que je retire ma sœur d’ici, et je n’ai pas un moment à perdre. J’enverrai chercher ses effets, si vous me le permettez, dans le courant de la journée

M. Wititterly s’inclina, mais ne chercha pas à s’opposer au départ immédiat de Catherine.

— Quant à la modique somme qui est due, dit M. Wititterly, je la… (ici il fut interrompu par une violente quinte de toux) je la devrai à miss Nickleby.

— Comme il vous plaira, dit Nicolas ; et après s’être excusé de nouveau de son départ subit, il emballa Catherine dans le fiacre et ordonna au cocher de les conduire en toute hâte dans la Cité.

Ils se dirigèrent donc vers la Cité avec toute la vitesse que des chevaux de fiacre étaient susceptibles d’avoir ; et comme les chevaux avaient leur écurie de ce côté-là, et qu’ils avaient l’habitude d’y déjeuner (quand ils déjeunaient), ils firent le trajet plus promptement qu’on n’aurait pu raisonnablement l’exiger.

Nicolas fit monter Catherine quelques moments avant lui, pour que son apparition inattendue n’alarmât point sa mère, et se présenta ensuite avec beaucoup de respect et d’affection. Newman n’était pas en retard, car il y avait une petite charrette à la porte, et le déménagement s’opérait déjà.

Or, madame Nickleby n’était pas femme à comprendre, après une explication rapide, quelque chose d’important et de délicat. C’est pourquoi, bien que la bonne dame eût été préparée depuis une heure par la petite miss la Creevy, elle était dans un singulier état de trouble et d’égarement, ne devinant pas les motifs d’une telle précipitation.

— Pourquoi ne vous expliquez-vous pas avec votre oncle, mon cher Nicolas ? — Ma chère mère, le temps des explications est passé. Il n’y a qu’un parti à prendre, et c’est de le repousser avec le mépris qu’il mérite. Votre honneur exige qu’après avoir découvert ses viles intentions, vous ne lui ayez aucune obligation, même celle de l’abri de ces murailles nues.

Comme Nicolas et sa sœur étaient occupés du transport du mobilier, miss la Creevy se dévoua à consoler la digne dame.

— Vous allez revoir votre ancien domicile, lui dit-elle ; tout y est prêt, et vous serez les bienvenus par-dessus le marché. Allons, je vais vous conduire en bas.

Après avoir pourvu à tout, congédié la domestique et fermé la porte, Nicolas sauta dans un cabriolet et se rendit dans un lieu voisin de Golden square, où il avait donné rendez-vous à Newman. Il avait mis tant d’activité à tous ces arrangements, qu’il n’était pas plus de neuf heures et demie quand il y arriva.

— Voici la lettre pour Ralph, et voici la clef, dit-il. Quand vous viendrez me voir ce soir, pas un mot de ce qui s’est passé hier. Les mauvaises nouvelles se propagent vite, et elles l’apprendront assez tôt. Savez-vous s’il a été grièvement blessé ?

Newman secoua la tête.

— Je m’en informerai sans perdre de temps. — Vous ferez mieux de vous reposer. Vous êtes malade, vous avez la fièvre.

Nicolas agita la main avec insouciance, et, dissimulant l’indisposition qu’il éprouvait réellement, maintenant que l’excitation qui l’avait soutenu avait cessé, il s’empressa de prendre congé de Newman Noggs.

Newman Noggs n’était pas à trois minutes de Golden square, mais dans le corps de ces trois minutes il ôta et remit la lettre dans son chapeau au moins une vingtaine de fois. L’adresse, le devant, le derrière, les côtés, le cachet, furent l’objet de l’admiration de Newman. Il la tint ensuite à bras tendu pour mieux jouir de ce délicieux aspect, et se frotta les mains, extasié de sa commission.

Il arriva au bureau, suspendit son chapeau au clou accoutumé, mit la lettre et la clef sur le pupitre, et attendit impatiemment l’apparition de Ralph Nickleby. Au bout de quelques minutes, un craquement de bottes bien connu se fit entendre sur l’escalier, et la sonnette retentit.

— La poste est-elle venue ? — Non. — Y a-t-il d’autres lettres ? — Une seule.

Newman le suivit des yeux, et la lui présenta.

— Qu’est-ce ? demanda Ralph en prenant la clef. — On l’a laissée avec la lettre ; c’est un petit garçon qui les a apportées, il y a environ un quart d’heure.

Ralph regarda l’adresse, ouvrit la lettre, et lut ce qui suit :

« Vous m’êtes connu maintenant. Les reproches que je pourrais accumuler sur votre tête n’emporteraient pas avec eux la millième partie de la honte que cette seule affirmation éveillera dans votre cœur.

» La veuve de votre frère et sa fille orpheline dédaignent l’abri de votre toit, et vous fuient avec dégoût. Vos parents vous renient ; car le seul déshonneur qu’ils connaissent, c’est de vous être uni de nom par les liens du sang.

» Vous êtes vieux, et je vous laisse à la tombe. Puissent les souvenirs de votre vie peser sur votre cœur, et jeter leur ombre sur votre lit de mort ! »

Ralph Nickleby lut cette lettre deux fois, fronça le sourcil, et tomba dans un accès de rêverie ; la lettre échappa de sa main, mais il crispait encore les doigts comme s’il l’eût tenue.

Tout à coup il se leva, la fourra toute chiffonnée dans sa poche, et se tourna avec fureur vers Newman Noggs, comme pour lui demander pourquoi il était là ; mais Newman était immobile, le dos tourné, repassant avec un vieux tronçon de plume les chiffres d’une table d’intérêts collée au mur, et inattentif en apparence à tout autre objet.

L’irritation de Ralph augmenta lorsqu’il eut appris par un mot de M. Pyke l’accident arrivé à sir Mulberry.

— Ainsi, murmura-t-il, ce démon est encore lâché ; il est né pour traverser mes projets, et il les traverse ! Il m’a dit autrefois qu’un jour nous aurions un compte à régler ensemble ; je justifierai sa prophétie.

L’apparition inattendue d’un tiers évita à Newman la peine d’une réponse. Dirigeant son œil (car il n’en avait qu’un) sur Ralph Nickleby, il fit une multitude de révérences et s’assit dans un fauteuil.

— Voici une surprise, dit Ralph en se penchant vers le visiteur, et en souriant à demi durant son examen attentif. J’aurais dû vous reconnaître, monsieur Squeers.

— Ah ! répondit ce digne personnage, vous m’auriez reconnu plus tôt si vous m’aviez vu depuis moins longtemps. Mon ami, poursuivit-il en s’adressant à Newman, allez faire descendre ce petit garçon du tabouret où il est assis dans l’autre bureau, et dites-lui de venir ici ; voulez-vous ? Oh ! il est descendu tout seul. C’est mon fils, Monsieur, le petit Wackford. Comment le trouvez-vous, pour un échantillon de la manière dont on est nourri au château de Dotheboys ?

— Il a bonne mine assurément, reprit Ralph, qui par de secrètes raisons semblait désireux de se concilier le maître d’école. Mais comment va madame Squeers, et comment vous portez-vous vous-même ? — Madame Squeers, Monsieur, répondit le propriétaire de Dotheboys, est toujours la même ; c’est une mère pour les pensionnaires ; c’est la vie, la consolation, le bonheur de tous ceux qui la connaissent. Un de nos élèves s’est gorgé de nourriture, et est devenu malade, c’est leur habitude ; il lui est venu un abcès… Ah ! il fallait voir comme elle l’a opéré avec un canif ! Ô ciel ! que cette femme est un membre précieux pour la société !

M. Squeers poussa un soupir et gesticula en prononçant ces mots ; puis il s’abandonna un moment à une contemplation rétrospective, comme si cette allusion aux perfections de sa femme l’eût naturellement ramené au paisible village de Dotheboys, près de Greta-Bridge, Yorkshire.

Il semblait attendre que Ralph lui parlât.

— Êtes-vous bien remis de l’attaque de ce gredin ? demanda l’usurier. — J’en suis encore souffrant, et j’en souffrirai peut-être toujours. Figurez-vous, Monsieur, que je n’étais qu’une plaie d’ici là, dit Squeers en touchant d’abord les racines de ses cheveux et ensuite les talons de ses bottes ; du matin au soir, on m’appliquait des compresses de vinaigre et de papier brouillard ; je crois qu’on a bien usé pour moi au moins une demi-rame de papier brouillard. J’étais dans la cuisine pelotonné et replié sur moi-même, et l’on m’aurait pris pour un immense morceau de papier brouillard, tout rempli de gémissements. Wackford, mes plaintes étaient-elles faibles ou aiguës ? — Aiguës, répondit Wackford. — Les élèves étaient-ils contents ou fâchés de me voir dans cet état, Wackford ? demanda M. Squeers d’un ton sentimental. — Cont… — Heim ? s’écria Squeers se retournant vivement. — Fâchés, reprit son fils. — Oh ! dit Squeers en lui donnant un coup sur l’oreille, ôtez vos mains de vos poches, et ne balbutiez pas quand on vous adresse une question. — Avez-vous été obligé de prendre un médecin ? demanda Ralph. — Oui, Monsieur, et il m’a présenté un mémoire assez long ; mais je l’ai payé.

Ralph leva les sourcils d’une manière qui pouvait exprimer également la surprise ou la sympathie, au choix de son interlocuteur.

— Oui, Monsieur, je l’ai payé, jusqu’au dernier liard, répondit Squeers, mais non pas avec l’argent de ma poche. — Ah ! dit Ralph. — Le fait est, reprit Squeers, que nous n’avons à réclamer d’extra aux pensionnaires que pour les visites du docteur ; aussi nous nous gardons bien de l’appeler quand les parents ne sont pas solvables : vous saisissez ? — Parfaitement.

Ralph ne riait jamais ; mais, en cette occasion, il émit un son qui se rapprochait du rire autant que possible, et il lui demanda ce qui l’appelait à Londres.

— J’y viens chercher des élèves. — Êtes-vous descendu à votre ancien hôtel ? — Oui, à la Tête de Maure.

Ralph parlait et écoutait machinalement, et semblait méditer.

— Je voudrais vous dire un mot, dit-il. — Autant de mots qu’il vous plaira, Monsieur. Je vous écoute. — Je ne pense pas que vous soyez assez fou pour oublier ou pardonner aisément la violence dont vous avez été victime. — Non ! — Ni pour perdre l’occasion de vous en venger avec usure, si vous le pouvez. — Qu’on me la procure, et vous verrez. — N’est-ce point pour la chercher auprès de moi que vous m’avez rendu visite ? dit Ralph regardant en face le maître d’école. — N… n… non, je n’y ai pas songé ; j’ai pensé que s’il vous était possible de me donner, outre la bagatelle que vous m’avez envoyée, une indemnité… — Ah ! interrompit Ralph, il est inutile d’en dire davantage.

Après un long silence, pendant lequel Ralph parut réfléchir, il reprit la conversation, en demandant :

— Quel est ce garçon qu’il a emmené avec lui ? — Squeers prononça le nom de Smike. — Était-il jeune ou vieux, bien portant ou malade, doux ou intraitable ?… Parlez, parlez, reprit Ralph précipitamment. — Mais il n’était pas jeune, c’est-à-dire pas jeune pour un enfant… — C’est-à-dire que ce n’était pas un enfant ? interrompit Ralph. — Eh bien ! reprit vivement Squeers, comme si cette suggestion l’eût tiré d’embarras, il pouvait avoir une vingtaine d’années. Il ne paraîtrait pas si âgé à des gens qui ne le connaîtraient pas, car il manque un peu de ceci (il porta le doigt à son front) ; il n’y a personne au logis, quand même on frapperait jusqu’à demain. — Et vous frappiez assez souvent, je pense ? murmura Ralph. — Mais oui, reprit Squeers en ricanant. — Quand vous m’avez écrit pour m’envoyer quittance de cette bagatelle, comme vous l’appelez, vous disiez que ses protecteurs l’avaient abandonné depuis longtemps, et que vous n’aviez pas le moindre indice qui pût vous faire connaître qui il était. Est-ce là la vérité ?

— Oui, répondit Squeers montrant plus d’aisance et de familiarité à mesure que Ralph mettait moins de réserve. Il y a environ quatorze ans, date fixée par mes livres, un étranger me l’amena par un soir d’automne, et me le laissa en payant d’avance cinq livres cinq shillings pour le premier trimestre ; l’enfant pouvait avoir alors cinq ou six ans. Pas plus. — Que savez-vous davantage sur son compte ? demanda Ralph. — Bien peu, je le dis à regret. On me paya pendant six ou huit ans ; puis le payement fut suspendu. L’inconnu avait donné une adresse à Londres ; mais quand je le fis demander, personne ne le connaissait. Je gardai donc l’enfant par… par… — Charité ? suggéra Ralph sèchement. — Par charité sans doute, poursuivit Squeers en se frottant les genoux ; et quand il commençait à me rendre de bons services, voilà ce coquin de Nickleby qui arrive et me l’enlève. Mais le plus fâcheux de l’affaire, la circonstance aggravante (Squeers baissa la voix et se rapprocha de Ralph), c’est qu’on m’a enfin demandé des renseignements sur son compte, non pas à moi, mais à des voisins de notre village, en disant que j’étais peut-être sur le point d’être payé de tout l’arriéré de sa pension, et peut-être… Qui sait ? pareille chose m’est arrivée déjà… de recevoir un présent pour le placer chez un fermier ou l’envoyer en mer, afin qu’il ne déshonorât jamais ses parents, en supposant que ce soit un enfant naturel, comme beaucoup d’autres de nos élèves… Mais ce maudit Nickleby me l’a ravi, m’a volé comme sur une grande route ! — Avant peu nous serons quittes avec lui ! dit Ralph en posant la main sur le bras de l’instituteur. — Quittes ! répéta Squeers. Ah ! je voudrais seulement laisser en sa faveur une légère balance, qu’il réglerait quand il pourrait. Si seulement madame Squeers pouvait l’attraper ! Juste ciel ! elle le tuerait, monsieur Nickleby, en aussi peu de temps qu’elle en mettrait à dîner. — Nous reparlerons de cela, dit Ralph. Il faut que j’aie le temps d’y penser. Il s’agit de le blesser dans ses idées, dans ses affections. Si je puis, le frapper par ce garçon… — Frappez-le comme vous voudrez, interrompit Squeers, mais que le coup porte, voilà tout. Sur ce, je vous souhaite le bonjour.

M. Squeers passa dans l’autre bureau, pendant que Newman, la plume derrière l’oreille, était roide et immobile sur son siège, et regardait le père et le fils avec stupéfaction.

L’espèce d’entraînement que Ralph ressentait pour Catherine augmentait son aversion pour Nicolas. Peut-être, afin de contrebalancer la faiblesse d’un tendre penchant pour une personne, il croyait nécessaire d’en haïr une autre plus vivement qu’auparavant. Et quand il songeait qu’il était bravé et méprisé, qu’on le dépeignait à Catherine sous les couleurs les plus repoussantes, qu’on lui apprenait à le détester, quand il songeait que son neveu l’avait défié dès leur première entrevue et ouvertement affronté depuis, sa méchanceté froide et calculatrice était irritée à un si haut degré, qu’il eût tout hasardé pour la satisfaire, s’il avait pu se procurer une vengeance immédiate.

Toute cette journée, au milieu des affaires qui lui survinrent, il réserva un coin de sa cervelle au principal sujet qui l’occupait, et la nuit le retrouva ruminant encore les mêmes réflexions.