Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/33

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 199-207).

CHAPITRE XXXIII.


Le calme le plus profond avait succédé à l’orage, la soirée était avancée et le souper fini, et sous l’influence d’une tranquillité complète, d’une conversation enjouée et de légères doses de grog, la digestion marchait aussi favorablement qu’auraient pu s’y attendre tous les hommes instruits en anatomie et au fait des fonctions de la machine humaine. Les trois amis, ou plutôt les deux amis, car aux yeux des lois civiles et religieuses M. et madame Browdie ne comptaient que pour un, furent tout à coup épouvantés par le bruit d’une violente querelle. Les menaces proférées étaient d’une nature tellement sanguinaire, qu’elles auraient à peine été plus féroces si la Tête de Maure, enseigne de l’établissement, avait surmonté le torse d’un véritable et cruel Sarrasin.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? dit Nicolas se précipitant vers la porte.

Le couloir qui conduisait au restaurant était le théâtre du désordre, et les habitués et les garçons du restaurant y étaient réunis avec deux ou trois cochers et valets de l’hôtellerie. Ils étaient groupés autour d’un jeune homme qui semblait avoir un ou deux ans de plus que Nicolas. L’indignation de ce jeune homme, après s’être exprimée par des propos assez modérés, paraissait avoir été beaucoup plus loin. Ses pieds n’étaient protégés que par une paire de bas, et ses pantoufles gisaient à peu de distance d’un personnage étendu dans un coin, et à la tête duquel elles avaient probablement été lancées.

À en juger par leurs signes, leurs clignements d’yeux et leurs murmures, habitués, garçons, cochers, valets et servantes, sans compter la demoiselle de comptoir, qui regardait par un vasistas, tous paraissaient disposés à prendre parti contre le jeune déchaussé. Voyant que ce jeune homme était à peu près de son âge, et n’avait pas l’air d’un tapageur, Nicolas, poussé par ses sympathies, se rangea du côté du plus faible, se plaça au milieu du groupe, et demanda d’où venait le bruit.

— Qu’est-ce que c’est que ce tapage ? dit l’un des valets. Et il s’adressa au jeune homme qui venait de ramasser ses pantoufles.

— C’est une bagatelle, répondit celui-ci.

À ces mots, un murmure circula parmi les spectateurs, et les plus hardis s’écrièrent :

— Vraiment ! — Tiens, tiens ! il appelle cela une bagatelle ! — Ah ! ah ! c’est heureux pour lui, s’il trouve que ce n’est rien.

Quand ces marques ironiques de désapprobation eurent cessé, deux ou trois individus se mirent à pousser Nicolas et le jeune homme, à se heurter contre eux comme par accident, et à leur marcher sur les pieds. Mais comme le nombre des joueurs n’était pas limité, John Browdie s’élança dans la mêlée, à la grande terreur de sa femme, manœuvra vigoureusement à droite et à gauche, en avant et en arrière, enfonça le chapeau du valet qui avait montré le plus d’animosité, et changea promptement la face du combat.

La plupart des assaillants s’écartèrent à une distance respectueuse, et celui qui avait reçu les pantoufles à la tête sortit de la retraite où il avait été confiné par un coup de poing, et se releva, non pour se mettre au niveau de son premier adversaire, mais de peur que John Browdie lui marchât sur le corps par inadvertance.

— Que je le voie recommencer, dit-il ; que je le voie !… — Que je vous entende encore tenir ces propos, repartit le jeune homme, et je vous ferai rouler au milieu des bouteilles qui sont là derrière.

Ici un garçon, qui, enchanté de la scène, s’était frotté les mains tant qu’il ne s’était agi que de coups de poing, conjura avec instance les deux assistants d’aller chercher la garde, déclarant qu’autrement il allait se commettre un meurtre, et qu’il était responsable des verres et de la porcelaine placés dans le couloir.

— Il est inutile de vous déranger, dit le jeune homme ; je passe la nuit ici, et l’on m’y trouvera demain matin si l’on veut me demander compte de ma conduite. — Pourquoi l’avez-vous frappé ? demanda l’un des assistants. — Oui, pourquoi l’avez-vous frappé ? répétèrent les autres.

Le jeune homme impopulaire regarda froidement l’assemblée, et s’adressant à Nicolas :

— Vous me demandiez tout à l’heure, dit-il, ce qui s’était passé ; j’arrive de voyage, et j’ai mieux aimé passer la nuit ici que d’aller ce soir à mon domicile, où l’on ne m’attend que demain. Étant venu pour une demi-heure au café avant de me coucher, j’entendis cet individu, attablé avec un de ses amis, tenir les propos les plus inconvenants et les plus insolemment familiers sur une jeune personne que je reconnus à certains détails, et que j’ai l’honneur de connaître. Comme il parlait assez haut pour attirer l’attention des assistants, je lui dis qu’il se trompait dans ses conjectures injurieuses, et le priai de cesser. Il le fit ; mais comme il recommença de plus belle en quittant la salle, je ne pus m’empêcher de le suivre, et de favoriser sa sortie par un coup de pied qui le mit dans la position où vous l’avez vu. Je sais mieux que personne ce que j’ai à faire, ajouta le jeune homme encore échauffé, et si quelqu’un juge à propos d’épouser cette querelle, je ne m’y oppose nullement.

Rien ne pouvait paraître plus louable à Nicolas que la conduite du jeune homme. Aucun sujet de dispute ne lui semblait plus légitime. Influencé par ces considérations, il prit chaleureusement le parti du jeune étranger, protesta qu’il avait eu raison, et l’assura de son estime. Il fut vigoureusement secondé par John Browdie.

— Qu’il prenne garde à lui, dit le vaincu, dont le garçon venait de brosser le habits, je ne me laisserai pas toujours frapper à propos de rien ! Ce serait beau vraiment qu’un homme ne pût admirer une femme sans être mis en pièces

Cette réflexion parut d’un grand poids à la demoiselle de comptoir ; elle s’écria en arrangeant son bonnet devant la glace que rien n’était plus vrai, et que si l’on châtiait les gens pour des actions aussi innocentes et aussi naturelles que celles-là, tant de gens s’exposeraient à être battus qu’il n’y aurait plus assez de monde pour les battre. Bref, elle ne concevait pas la conduite du jeune inconnu.

— Ma chère dame, dit celui-ci à voix basse en s’approchant d’elle. — Laissez-moi tranquille, Monsieur. — Écoutez-moi, de grâce. S’il était criminel d’admirer une femme, je serais moi-même le plus coupable des hommes ; car les charmes de la figure, produisent sur moi l’impression la plus extraordinaire, et je l’éprouve en vous regardant. — C’est très-joli, répondit la demoiselle, mais… — Mais il faut qu’on parle de la beauté avec respect, en termes convenables, avec le sentiment intime de ce qu’elle vaut, tandis que cet homme n’a pas la moindre idée…

La demoiselle de comptoir interrompit la conversation pour demander au garçon, d’une voix perçante, si l’homme qui avait été jeté à terre allait rester toute la nuit dans le couloir, ou laisser enfin l’entrée libre. Les domestiques de l’hôtel cédèrent à cette insinuation, et l’infortunée victime fut expulsée en un clin d’œil.

— J’ai déjà vu ce garçon-là, dit Nicolas. J’en suis certain ; où ?… Attendez, il appartient à un bureau de placement situé à l’ouest de la ville. Je savais bien que sa figure ne m’était pas inconnue.

C’était en effet le vilain commis.

— C’est singulier ! se dit Nicolas réfléchissant à la manière dont ce bureau de placement lui apparaissait de temps à autre et au moment où il y songeait le moins. — Je vous ai mille obligations d’avoir bien voulu défendre ma cause quand elle avait si grand besoin d’avocat, dit le jeune étranger en riant et en tirant une carte de sa poche. Peut-être me ferez-vous l’honneur de m’apprendre où je pourrai vous aller remercier.

Nicolas prit la carte, la regarda involontairement, et donna des signes d’une vive surprise.

— M. Frank Cheeryble ! s’écria-t-il, le neveu de MM. Cheeryble frères, qui est attendu demain ! — Je ne m’intitule pas ordinairement le neveu de la compagnie, répondit M. Frank d’un ton jovial ; mais je suis fier de me dire le neveu des deux excellents individus qui la composent. Vous êtes, à ce que je vois, M. Nickleby, dont j’ai tant entendu parler. Voici une rencontre inattendue ; mais elle n’en est pas moins agréable, je vous assure.

Nicolas répondit à ces compliments par d’autres analogues, et ils échangèrent une poignée de main. Puis Nicolas présenta John Browdie ; ils montèrent ensemble dans la chambre, avec madame Browdie, et passèrent la demi-heure suivante dans les plaisirs d’une conversation amicale.

À en juger par ce qui avait eu lieu, M. Frank Cheeryble avait la tête chaude, ce qui n’est point, chez les jeunes gens, d’une rareté phénoménale. Il était vif, aimable, de bonne humeur, et avait beaucoup des traits et du caractère de ses oncles. Ses manières étaient simples comme les leurs, et respiraient cette cordialité qui captive aisément les cœurs généreux. Il était gai et intelligent, et il fut accoutumé en cinq minutes aux bizarreries de John Browdie, comme s’il l’eût connu depuis l’enfance. Aussi produisit-il l’impression la plus favorable, non-seulement sur le digne paysan et sa femme, mais encore sur Nicolas, qui s’applaudit en retournant chez lui de cette connaissance nouvelle.

— Mais, pensait-il, que faisait là ce commis de bureau de placement ? J’ai appris, l’autre jour, par Tim Linkinwater que M. Frank venait prendre un intérêt dans la maison de Londres, qu’il avait dirigé pendant quatre ans celle d’Allemagne, et que depuis six mois il s’était occupé d’établir une agence dans le nord de l’Angleterre ; cela fait quatre ans et demi. Elle n’a pas plus de dix-sept ans… dix-huit ans au plus ; c’était donc une enfant quand il est parti. Il ne pouvait la connaître ; il ne l’avait jamais vue. En tout cas, il n’est pas à craindre qu’elle lui ait donné son cœur, c’est évident.

C’était là le seul point qui occupât sérieusement Nicolas.

Les mêmes idées le poursuivirent toute la nuit. Après être convenu, à part lui, que Frank Cheeryble ne connaissait pas la mystérieuse jeune fille, il se dit que lui-même était exposé à ne la revoir jamais, et se créa, sur cette hypothèse, une succession de tourments chimériques.

Le jour ne hâte point sa venue pour complaire aux amoureux en proie à l’insomnie, et le soleil se lève à l’heure indiquée par les almanachs sans avoir égard à aucune considération particulière. Le matin reparut comme de coutume, et M. Frank fut reçu et fêté joyeusement par ses oncles et par Timothée Linkinwater.

— Ah ! M. Frank et M. Nickleby se sont rencontrés hier au soir, dit le vieux commis quittant lentement son tabouret et s’appuyant contre le pupitre ; c’est vraiment une coïncidence remarquable. Je ne vois pas au monde de ville comparable à Londres pour ces sortes de hasards. En est-il en Europe ? Non. En Asie ? Non assurément. En Afrique ? Point du tout. En Amérique ? Encore moins. Où donc en trouver ? — Je ne vous contredirai point là-dessus, dit Frank en riant, et me contenterai de me féliciter de cet heureux hasard. — Eh bien ! tant pis ; j’aurais voulu vous entendre combattre mon opinion. Je vous aurais terrassé !…

Il était impossible d’exprimer par des mots le degré d’abaissement mental auquel eût été réduit, dans la discussion, l’aventureux adversaire de Tim Linkinwater. Le commis en resta donc là, et remonta sur son tabouret.

— Nous devons être enchantés, frère Edwin, dit Charles, d’avoir avec nous deux jeunes gens comme notre neveu Frank et M. Nickleby. — Certainement, Charles, certainement. — Je ne parle pas de Tim, parce que c’est un enfant, un être nul, dont nous ne nous occupons jamais. Qu’en dites-vous, monsieur Tim ? — Je suis jaloux, dit Tim, et j’ai l’intention de chercher un autre emploi. Ainsi, Messieurs, songez à me remplacer.

Tim regarda cette plaisanterie comme si exquise, si supérieure et si extraordinaire, qu’il mit sa plume dans l’encrier, sauta à bas de son tabouret, et rit à en tomber en pâmoison, en secouant autour de lui la poudre de sa perruque. Les deux frères ne demeurèrent pas en arrière, et rirent aussi de l’idée d’une séparation volontaire du vieux Tim et de ses vieux maîtres. Nicolas et M. Frank rirent aux éclats, pour cacher l’émotion que leur avait causée ce petit incident. Et, dans ce moment peut-être, ils goûtèrent plus de plaisir que n’en fit jamais éprouver au cercle le plus aristocratique la méchanceté la plus spirituelle.

— M. Nickleby, dit Charles en le prenant à part, je désire vivement voir si vous êtes convenablement installé dans votre nouvelle demeure : nous ne laisserons manquer de rien, s’il nous est possible, ceux qui nous servent avec tant de zèle. Je veux voir votre mère et votre sœur, les connaître, et leur assurer que les légers services que nous pouvons leur avoir rendus sont largement payés par l’ardeur que vous témoignez. Pas un mot, mon cher monsieur, je vous prie. C’est demain dimanche ; je sortirai sur les cinq heures, à l’heure où l’on prend le thé, et j’irai vous rendre visite. Si vous n’y êtes pas, ou si je dérange ces dames, j’y retournerai ; c’est convenu. Frère Edwin, j’ai à vous parler.

Les jumeaux sortirent bras dessus, bras dessous, et laissèrent Nicolas pénétré de reconnaissance.

La nouvelle d’une pareille visite éveilla dans le cœur de madame Nickleby des sentiments de joie et de regret ; d’un côté, elle la considérait comme lui présageant son prochain retour aux plaisirs presque oubliés des visites et des soirées ; mais de l’autre, elle faisait d’amères réflexions sur l’absence d’une théière et d’un pot au lait d’argent, jadis orgueil de la maison, et gardés précieusement sur une planche qui se présentait sous de vives couleurs à son imagination attristée.

Néanmoins, elle s’occupa activement des préparatifs nécessaires pour la réception de ses hôtes. Après avoir disposé la décoration des appartements, elle alla donner un coup d’œil au jardin, qu’éclairait le plus brillant soleil.

— Ma chère Catherine, dit-elle en examinant l’état des allées, je ne sais comment cela se fait, mais par un beau jour d’été comme celui-ci, quand les oiseaux chantent de tous côtés, je songe toujours à du cochon de lait rôti à la sauce à l’ognon. — Le rapprochement est curieux, ma mère. — Je n’y comprends rien moi-même, ma chère… attendez. Cinq semaines après votre baptême, nous eûmes pour rôti… ce ne pouvait être un cochon de lait, car je me rappelle que ce rôti se composait de deux choses, et votre pauvre père et moi n’aurions jamais songé à manger deux cochons de lait rôtis ; c’étaient probablement des perdrix. Du cochon de lait !… maintenant que j’y songe, je crois que nous n’en avons jamais eu à dîner, car votre pauvre père n’en pouvait supporter la vue, prétendant que ces animaux ressemblaient à des enfants en bas âge, et il avait horreur des enfants en bas âge, parce qu’il n’aurait pu voir sans ennui s’augmenter le nombre des siens. Mais qui peut m’avoir mis cela dans la tête ?… Je me rappelle avoir dîné une fois chez madame Bevan. Elle logeait dans une grande rue, près d’un carrossier, et ce fut dans cette rue qu’un homme ivre tomba par le soupirail dans la cave d’une maison à louer, environ une semaine avant le trimestre, et n’en fut tiré que lorsque le nouveau locataire en reprit possession. Madame Bevan nous donna du cochon de lait, c’est cela probablement qui m’y fait penser, d’autant plus qu’il y avait dans la chambre un petit oiseau qui chanta tout le temps du dîner… c’est-à-dire.. ce n’était pas un petit oiseau, car c’était un perroquet, et il ne chantait pas précisément, car il parlait et jurait d’une façon terrible, mais je crois que ce doit être cela, j’en suis même persuadée. Qu’en dites-vous, ma chère ? — Je dis que ce n’est pas douteux, répondit Catherine avec enjouement. — Bon, mais est-ce là votre avis ? dit madame Nickleby avec autant de gravité que s’il se fût agi d’une question de l’intérêt le plus palpitant. Si ce n’est point votre avis, avouez-le franchement, car il est à propos de savoir à quoi s’en tenir, principalement sur un point de cette espèce, qui est très curieux, et vaut la peine d’être éclairci.

Catherine répliqua en riant qu’elle était parfaitement convaincue.

— Eh bien ! dit madame Nickleby en continuant l’inspection du jardin, je déclare qu’il n’y a jamais eu de meilleure créature que Smike. Sur ma parole, je lui sais gré des peines qu’il a prises pour arranger ce petit treillage, et l’entourer des plus jolies fleurs ; seulement, je voudrais qu’il n’eût pas mis tout le sable du côté où vous vous mettez d’ordinaire, Catherine, en ne me laissant que le sol nu. — Mon Dieu, ma mère, répondit précipitamment Catherine, nous changerons de place, si vous voulez. — Non pas, ma chère. Je tiens à garder ma place habituelle. Mais que vois-je ?

Catherine la regarda d’un air interrogateur.

— N’a-t-il pas été planter ici deux pieds de ces fleurs que l’autre soir je disais aimer à la folie, en vous demandant si vous les aimiez aussi… ou plutôt, que vous me disiez aimer à la folie, en me demandant si je les aimais aussi… cela revient au même ? Sur ma parole, voilà de l’attention ! Je ne vois point de ces fleurs de mon côté, mais je suppose qu’elles viennent mieux sur le sable. Voilà pourquoi, Catherine, elles sont toutes auprès de vous, et il y a mis le sable parce que c’est le côté du soleil. Sur ma parole, c’est très-bien de sa part. — Ma mère, dit Catherine, se courbant sur son ouvrage de manière à cacher sa figure, avant votre mariage… — Au nom du ciel, Catherine, pourquoi remontez-vous au temps qui précède mon mariage, quand je vous parle des attentions de Smike pour moi ? vous ne semblez pas prendre le moindre intérêt au jardin. — Si fait, ma mère, dit Catherine en levant la tête. — Eh bien ! alors, ma chère, pourquoi ne faites-vous pas l’éloge de la propreté avec laquelle il est tenu ? Que vous êtes singulière, Catherine ! — J’en fais l’éloge, ma mère, répondit doucement Catherine ; le pauvre garçon ! — Je vous comprends à peine, Catherine.

Pendant qu’elle s’exprimait ainsi, madame Nickleby avait cueilli des fleurs qui formaient un gros bouquet. Elle les divisa en une multitude de petits bouquets, et alla les placer sur la cheminée et les meubles du salon, de la manière la plus agréable possible.

Vers six heures de l’après-midi, un coup frappé à la porte mit la dame du logis dans une vive agitation, et le bruit des pas de deux paires de boites fut loin de lui rendre la tranquillité. Elle augura que c’étaient les deux messieurs Cheeryble, mais ce n’étaient pas ceux qu’elle attendait ; car M. Charles Cheeryble parut accompagné de son neveu, qui fit mille excuses de se présenter ainsi sans cérémonie. Madame Nickleby, ayant quantité suffisante de petites cuillers, agréa gracieusement les explications de M. Frank, et la présence de cet hôte inattendu n’excita pas le moindre embarras. Le vieillard et le jeune homme montrèrent tant d’affabilité, que la gêne ordinaire d’une première entrevue n’accompagna point celle-ci.

On prit le thé en causant ; on parla du récent séjour de M. Frank en Allemagne, et le vieux Cheeryble apprit à la société qu’on supposait au neveu d’avoir été éperdûment amoureux de la fille de certain bourgmestre allemand. Frank repoussa énergiquement cette accusation, et madame Nickleby fit observer finement que la chaleur de ces dénégations tendait à confirmer le fait. Le jeune Frank supplia M. Charles d’avouer que c’était une plaisanterie, et celui-ci finit par en convenir. Madame Nickleby remarqua avec plaisir la vive rougeur de M. Frank ; car, ainsi qu’elle le répéta souvent en parlant de cette scène, les jeunes gens ne se distinguent point par un excès de modestie, surtout quand il s’agit de leurs bonnes fortunes.

Après le thé, on se promena dans le jardin jusqu’à la brune, et le temps s’écoula rapidement. Catherine marchait devant, appuyée sur le bras de son frère, et s’entretenait avec lui et M. Frank. Madame Nickleby et M. Charles suivaient à peu de distance, et l’intérêt que le négociant témoignait à Nicolas, l’admiration qu’il exprimait pour Catherine, produisirent un tel effet sur la bonne dame, que sa loquacité ordinaire fut circonscrite à d’étroites limites. Smike, objet de l’intérêt général, allait d’un groupe à l’autre, tantôt prêtant l’appui de son épaule à la main du vieillard, tantôt s’approchant de Nicolas, qui, plus familier avec lui, avait seul le pouvoir d’amener un sourire sur cette figure soucieuse.

Les deux hôtes prirent congé après un joyeux souper. M. Frank Cheeryble présenta deux fois la main à Catherine, oubliant qu’il lui avait déjà dit adieu, ce qui fut l’occasion de beaucoup de plaisanteries. M. Charles considéra cette circonstance comme une preuve des distractions causées à son neveu par le souvenir de son Allemande, et ce qu’il dit à ce sujet provoqua une explosion d’hilarité, tant il est facile d’émouvoir des cœurs innocents.

Enfin, ce fut un jour de bonheur pur et tranquille, un de ces jours, comme nous en avons tous quelquefois, dont on se souvient avec délices, et qui occupe une place importante dans les annales de la vie.

Qui donc ne partagea point la joie générale, quand il avait plus que tous besoin d’être heureux ? Qui donc, dans le silence de sa chambre solitaire, se mit à genoux pour répéter la prière que son premier ami lui avait enseignée, joignit les mains et les tendit avec égarement, et tomba la face contre terre dans un accès d’amère douleur ?