Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/39

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 242-245).

CHAPITRE XXXIX.


Pendant que Nicolas ne s’occupait que de Madeleine Bray, la revoyait souvent, pour exécuter les commissions que lui imposait la sollicitude de M. Charles, madame Nickleby et Catherine continuaient à vivre en paix. Leur tranquillité n’était troublée que par les démarches de M. Snawley pour recouvrer son fils, et l’inquiétude que Smike leur causait.

La santé de Smike, longtemps chancelante, avait été tellement altérée par les angoisses de l’incertitude, que parfois Nicolas s’en alarmait sérieusement. Smike ne se plaignait point ; il montrait toujours le même zèle, le même empressement, la même affection, le même désir d’être utile ; mais quelquefois, trop souvent, hélas ! son œil cave était trop brillant, sa joue creuse trop colorée, sa respiration trop gênée, son corps trop faible, pour qu’il n’y eût pas lieu de craindre.

Il est une maladie terrible qui prépare ainsi sa victime à la mort. Dans cette maladie, la lutte entre l’âme et le corps est lente, calme, solennelle, et le résultat inévitable ; la partie mortelle de l’homme se décompose jour par jour, atome par atome, et l’esprit, débarrassé de son fardeau, sent approcher graduellement l’immortalité. Dans cette maladie, la vie et la mort sont si étrangement confondues, que la mort prend les couleurs et l’éclat de la vie, et que la vie emprunte à la mort ses formes maigres et hideuses. Pour guérir cette maladie, la médecine est impuissante ; l’opulence n’en garantit point, la pauvreté n’en exempte point. Tantôt elle marche à pas de géant, tantôt elle s’arrête en chemin ; mais, prompte ou lente, elle est toujours sûre d’arriver.

La vague appréhension d’une affection de poitrine avait déjà engagé Nicolas à conduire son fidèle compagnon chez un célèbre médecin.

— Il n’y a pas de danger immédiat, avait dit le docteur. C’est une constitution qui a souffert cruellement dans l’enfance ; mais il n’existe actuellement chez le malade aucun symptôme décisif.

Comme Smike n’allait pas plus mal, et que la secousse qu’il avait récemment éprouvée expliquait suffisamment ses souffrances, Nicolas avait la consolante espérance qu’il se rétablirait bientôt. Sa sœur et sa mère la partageaient. Smike, objet de leur commune sollicitude, ne semblait point abattu, et répondait journellement qu’il se trouvait mieux que la veille. Leurs craintes ne tardèrent donc pas à se dissiper.

Mais bien des changements s’étaient opérés, et il importe préalablement d’en instruire le lecteur.

Si les frères Cheeryble, trouvant Nicolas digne de toute leur confiance, lui donnaient chaque jour de nouvelles preuves d’affection, ils n’avaient pas moins de prévenance pour les siens. Divers petits présents faits à madame Nickleby, et toujours choisis parmi les objets qui lui étaient le plus nécessaires, contribuaient à l’embellissement de leur demeure. Le petit écrin de Catherine se garnissait ; et, si M. Charles et M. Edwin ne venaient pas tous les dimanches, Tim Linkinwater entrait souvent pour se reposer après ses promenades du soir, et, par un hasard étrange, les courses de M. Frank Cheeryble le conduisaient du côté de la maison au moins trois fois par semaine.

Un matin, un coup frappé à la porte annonça la visite de miss la Creevy. Madame Nickleby oublia tout pour l’interroger sur l’omnibus d’où elle descendait, lui demandant si elle avait eu tel ou tel conducteur, si elle avait retrouvé le parasol qu’elle avait laissé dans la voiture la semaine dernière, et, en dernier lieu, si elle avait aperçu Nicolas.

— Non, répondit miss la Creevy ; mais j’ai vu ce cher M. Linkinwater. — Je parierais, dit madame Nickleby, qu’il faisait sa promenade du soir et se disposait à venir se reposer ici avant de retourner à la Cité. — Je le crois, d’autant plus que le jeune M. Cheeryble était avec lui. — Ce n’est pas là, dit Catherine, une raison pour que M. Linkinwater vienne ici. — Je crois le contraire, ma chère, dit miss la Creevy en regardant fixement Catherine, car un jeune homme comme M. Frank n’est pas très-grand marcheur, et j’observe qu’en général il se sent fatigué et a besoin de beaucoup de repos quand il est arrivé jusqu’ici. Mais où est mon ami ? Est-ce qu’il s’est encore sauvé ? — Oui, où est M. Smike ? dit madame Nickleby ; il était ici tout à l’heure.

Après une légère enquête, la bonne dame découvrit, à son grand étonnement, que Smike était allé se coucher.

— Eh bien ! dit madame Nickleby, c’est un être bien étrange. Mercredi dernier… c’était bien mercredi… oui, sans doute, vous vous le rappelez, Catherine ; le jour de la dernière visite de M. Frank… mercredi dernier Smike a disparu absolument de la même manière, au moment où M. Frank frappait à la porte. Ce ne peut être parce qu’il fuit la société, car il aime tous les amis de Nicolas, et certes le jeune M. Cheeryble en fait partie, et ce qu’il y a de plus étrange, c’est qu’il ne se couche pas. S’il monte, ce n’est donc point parce qu’il est fatigué. Je sais qu’il ne se couche pas, parce que ma chambre est près de la sienne ; et quand je suis montée mercredi dernier, très-longtemps après lui, je l’ai trouvé assis sans lumière, et n’ayant pas même ôté ses souliers. C’est bien singulier.

Comme les auditeurs, ne sachant que dire ou ne voulant pas interrompre, gardèrent un profond silence, madame Nickleby suivit le fil de son discours.

L’arrivée de M. Tim Linkinwater et de M. Frank empêcha de continuer.

— Je suis fâchée, dit madame Nickleby, que Nicolas ne soit pas à la maison, mais nous ne vous en presserons pas moins de rester. Ma chère Catherine, joignez vos instances aux miennes.

Catherine obéit ; mais il est à remarquer qu’elle s’adressa exclusivement à M. Tim, et qu’il y avait en outre un certain embarras dans ses manières. Cet embarras ne lui ôtait rien, d’ailleurs, de sa grâce et de son aménité.

L’absence de Smike et de Nicolas ne nuisit point à la bonne humeur de la société. Tim dit à miss la Creevy mille choses plaisantes. De son côté, la petite miss la Creevy railla Tim d’être resté garçon ; et Tim, piqué au vif, déclara qu’il n’hésiterait pas à changer de condition si quelqu’un voulait de lui. Miss la Creevy lui recommanda aussitôt une dame de sa connaissance, jouissant d’une fort jolie fortune ; mais Tim assura avec énergie qu’il tenait moins à l’argent qu’au mérite réel. Cette déclaration, si honorable pour lui, fut louée outre mesure par madame Nickleby et miss la Creevy.

Catherine était ordinairement l’âme de la conversation ; mais elle fut, en cette occasion, plus silencieuse que de coutume, peut-être parce que Tim et miss la Creevy parlaient pour tout le monde. Elle s’assit à la fenêtre pour jouir de la tranquille beauté du soir, qui, à ce qu’il paraît, n’avait pas moins de charmes pour Frank ; car, après avoir passé et repassé plusieurs fois devant elle, il finit par s’asseoir à ses côtés.

Après le départ de MM. Tim et Frank, Catherine demeura toute pensive. Près de deux heures s’écoulèrent en silence, et, au retour de Nicolas, Catherine rougit en songeant au temps qu’elle avait passé seule à rêver.

— Je croyais vraiment qu’ils n’étaient partis que depuis une demi-heure. — Vos idées étaient donc bien agréables ? dit gaiement Nicolas. À quoi pensiez-vous ?

Catherine fut embarrassée, joua avec un ruban qui était sur la table, leva les yeux et sourit, les baissa et laissa tomber une larme.

Nicolas attira vers lui sa sœur, et l’embrassa.

— Voyons, Catherine, dit-il, regardez-moi en face. Vous ne voulez pas ? Plus longtemps que cela !… Allons, je crois lire vos pensées dans vos yeux.

Cette simple supposition troubla Catherine à tel point, que Nicolas n’y donna aucune suite. En montant avec sa sœur, il apprit que Smike avait passé la soirée tout seul ; mais ce ne fut pas sans peine, car Catherine semblait éviter aussi de parler sur ce sujet.

— Le pauvre garçon ! quelle peut être la cause de tout cela ? dit Nicolas.

Il frappa doucement à sa porte ; et Catherine, suspendue au bras de son frère, n’avait pas eu le temps de le quitter, quand Smike parut pâle et hagard et tout habillé.

— Vous ne vous êtes pas encore couché ? — Non.

Nicolas retint doucement sa sœur, qui voulait se retirer, et demanda :

— Pourquoi ? — Je ne pouvais dormir, dit Smike saisissant la main que lui tendait son ami. — Vous n’êtes pas bien ? demanda Nicolas. — Je suis mieux… beaucoup mieux… dit Smike avec vivacité. — Allons, demanda Nicolas avec bonté, pourquoi vous abandonner à ces accès de mélancolie, ou pourquoi ne pas nous en dire la cause ? Votre caractère change, mon ami. — Je le sais, je le sais, répliqua Smike. Je vous en dirai un jour la raison, mais pas maintenant. Je m’en veux ; vous êtes tous trop bons pour moi ; mais je ne puis me vaincre. Mon cœur est oppressé… vous ne savez pas à quel point…

Il étreignait la main de Nicolas, et regarda un moment le frère et la sœur, comme s’il y eût eu dans leur tendresse mutuelle quelque chose qui l’eût touché profondément. Puis il se retira dans sa chambre, et fut bientôt le seul qui veillât dans cette paisible demeure.