Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/48

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 297-301).

CHAPITRE XLVIII.


Nicolas mit deux jours à faire le voyage pour ne pas fatiguer Smike, et à la fin du second jour il se trouva à quelques milles du pays où s’étaient passées les plus heureuses années de sa vie. L’aspect de ces lieux lui inspirait des pensées agréables et paisibles, mais lui rappelait en même temps douloureusement en quelles circonstances il avait quitté la maison paternelle.

Nicolas n’avait pas besoin, pour être tendre et secourable, des réflexions qu’amènent ordinairement le souvenir des anciens jours et la vue des lieux où s’est passée notre enfance. Nuit et jour, en tout temps, en toute saison, il était aux côtés de son ami, l’encourageait, le veillait, le rassurait, et il redoublait de zèle à présent que la vie de Smike s’acheminait rapidement vers son déclin.

Ils se logèrent dans une petite ferme entourée de prairies, où Nicolas avait été souvent se divertir en son enfance avec une bande de joyeux camarades.

D’abord, Smike eut la force de faire de courtes excursions, sans autre appui que le bras de Nicolas. Il aimait surtout à visiter les endroits jadis fréquentés par son ami. Nicolas l’y conduisait dans une petite voiture ; puis ils descendaient et se promenaient lentement. La conversation ne tarissait jamais. Ici, Nicolas désignait un arbre sur lequel il avait grimpé cent fois pour chercher des nids ; il indiquait même la branche d’où il appelait Catherine, qui, effrayée de la hauteur qu’il avait atteinte, l’excitait cependant à monter plus haut. Là, c’était la vieille maison, et la fenêtre par laquelle passaient les premiers rayons du soleil pour éveiller Nicolas dans les matinées d’été ; elles étaient toutes d’été à cette époque ! En regardant par-dessus le mur du jardin, Nicolas apercevait le buisson de rosiers qu’avait offert à Catherine quelque adorateur en bas âge, et qu’elle avait planté de ses propres mains. Ici étaient les haies où le frère et la sœur avaient si souvent cueilli des fleurs sauvages, et les champs verts et les sentiers ombreux où ils avaient erré si souvent. Pas un chemin, pas un fourré, pas une chaumière qui n’eût des rapports avec une aventure d’enfance, qui ne rappelât de grands événements d’enfance ; c’est-à-dire des riens, un mot, un éclat de rire, un regard, un chagrin léger, une idée, une crainte passagère, plus présents toutefois à la mémoire que les rudes tribulations d’un âge plus avancé.

Une de ces excursions les conduisit au cimetière où était le tombeau du père de Nicolas.

— Longtemps avant de savoir ce que c’était que la mort, dit le jeune homme à Smike, nous avions l’habitude de venir nous reposer ici. Nous ne songions guère aux cendres que nous foulions sous nos pieds ; mais, étonnés du silence de ce lieu, nous parlions bas involontairement. Un jour Catherine se perdit, et, après une heure d’inutiles recherches, on la trouva endormie sous l’arbre qui ombrage la tombe de mon père. Il aimait passionnément sa fille, et, en la prenant endormie dans ses bras, il dit qu’en quelque lieu qu’il mourût, il voulait être enseveli à l’endroit où sa chère enfant avait reposé sa tête. Vous voyez que son souhait a été exaucé.

Smike ne répondit rien ; mais, le soir même, il était couché et semblait assoupi, quand il se dressa brusquement sur son séant, et prenant la main de Nicolas, qui était assis auprès du lit, il le conjura, les joues baignées de larmes, de lui faire une promesse solennelle.

— Laquelle ? dit Nicolas avec bonté. Si je puis l’accomplir, ou si je m’en crois capable, vous savez que je suis prêt à le faire.

— Je suis sûr de votre bonne volonté, répondit Smike. Promettez-moi que, quand je mourrai, on m’enterrera bien près… aussi près que possible de l’arbre que nous avons vu aujourd’hui.

Nicolas le jura en peu de mots, mais avec solennité. Son pauvre ami lui prit la main, qu’il garda dans la sienne, et il tourna la tête comme pour dormir ; mais il poussait des sanglots étouffés, et, avant de s’assoupir, il pressa deux ou trois fois la main qu’il tenait, et la laissa aller lentement.

Au bout d’une quinzaine, il fut trop mal pour sortir. Deux ou trois fois Nicolas le mena promener en voiture et bien entouré d’oreillers ; mais le mouvement de la voiture lui était pénible, et provoquait des évanouissements dangereux dans son état de faiblesse. Le jour, il reposait sur un vieux lit de sangle, qu’on transportait dans un petit verger voisin, lorsque le soleil brillait et que le temps était chaud.

Un jour, Nicolas avait emporté Smike dans ses bras… un enfant l’aurait pu porter, hélas ! et il l’avait arrangé sur le lit de sangle, pour voir le coucher du soleil. Il s’était assis près du malade ; mais, fatigué par des veilles continues, il s’endormit par degrés.

Il n’y avait pas cinq minutes qu’il avait fermé les yeux, quand il fut réveillé par un cri terrible. Il se leva avec cette sorte de terreur qui saisit une personne éveillée en sursaut, et vit, à son grand étonnement, que Smike avait essayé de s’asseoir sur son lit, et que, les yeux presque hors de leurs orbites, le front couvert d’une sueur froide, les membres agités d’un tremblement convulsif, il appelait de toutes ses forces au secours.

— Grand Dieu ! qu’y a-t-il ? s’écria Nicolas. Calmez-vous ; avez-vous rêvé ? — Non, non, non ! dit Smike se cramponnant à lui. Serrez-moi bien, ne me quittez pas. Là… là… derrière l’arbre.

Nicolas suivit la direction des yeux de Smike, mais il ne vit rien.

— C’est une erreur de votre imagination, dit-il en s’efforçant de le rassurer ; il n’y a rien. — Si fait ; je l’ai vu comme je vous vois. Oh ! dites-moi que vous me garderez avec vous ; jurez-moi que vous ne me quitterez pas un instant. — Vous ai-je jamais quitté ? Rassurez-vous ; vous voyez que je suis auprès de vous. Maintenant, dites-moi, qu’avez-vous vu ?

Smike jeta autour de lui des regards de frayeur.

— Vous rappelez-vous, dit-il à voix basse, que je vous ai parlé de l’homme qui me conduisit à la pension ? — Oui, certes. — J’ai levé les yeux juste du côté de cet arbre… celui dont le tronc est si épais. Cet homme était là, il me regardait fixement. — Réfléchissez un instant. En supposant qu’il vive encore et qu’il erre dans un pays aussi éloigné des grandes routes que celui-ci, croyez-vous qu’après un aussi long intervalle vous ayez pu reconnaître cet homme ? — Je l’aurais reconnu partout, sous tous les costumes ; mais tout à l’heure il s’appuyait sur son bâton et me regardait avec cette figure brune et flétrie que je vous ai décrite. Il était poudreux d’un long voyage, et mal habillé. Je crois que ses vêtements étaient en haillons ; mais dès que je l’ai aperçu, cette soirée pluvieuse pendant laquelle il m’amena, la salle où il me laissa, les gens qui s’y trouvaient, tout me sembla reparaître avec lui. Sitôt qu’il m’eut reconnu, il eut l’air effrayé, car il tressaillit et s’éloigna. J’avais pensé à lui le jour, j’avais rêvé à lui la nuit. Tout enfant je l’ai vu souvent dans mes songes, je l’ai revu souvent depuis, et tel que je viens de le voir encore.

Nicolas essaya de convaincre le jeune homme épouvanté que la ressemblance exacte de la création de ses rêves avec l’homme qu’il supposait avoir reconnu était la preuve d’une erreur, mais ses arguments furent inutiles. Quand il l’eut décidé à se confier quelques instants aux soins des maîtres de la ferme, il prit des renseignements, demanda si l’on avait vu un étranger, le chercha lui-même dans le verger et aux alentours ; mais ses perquisitions n’eurent aucun résultat. Persuadé que ses conjectures étaient fondées, il redoubla de zèle pour dissiper les craintes de Smike, et y parvint au bout de quelque temps, mais sans les détruire complètement ; car Smike déclara à plusieurs reprises, de la manière la plus solennelle, qu’il avait réellement revu l’homme dont il avait tracé le portrait.

Nicolas commençait à voir qu’il n’y avait plus d’espoir, et que le compagnon de sa misère et de son bien-être allait bientôt quitter le monde. Les douleurs de Smike n’étaient pas vives, mais l’énergie vitale était détruite en lui. Il était au dernier degré de l’épuisement, et sa voix était si faible qu’on l’entendait à peine. Il s’était couché pour ne plus se relever.

C’était un beau jour d’automne ; tout était en paix ; l’air frais et doux entrait à flots purs par la fenêtre ouverte, et l’on n’entendait que le bruissement des feuilles. Nicolas était assis au chevet de Smike, et savait que l’heure fatale approchait. Tout était si calme, que de temps en temps il inclinait l’oreille pour écouter la respiration du malade, s’assurer qu’il y avait encore là de la vie, et que Smike n’était pas tombé dans ce profond sommeil dont on ne se réveille pas sur la terre. Cependant Smike ouvrit les yeux, et un sourire paisible erra sur ses traits pâles.

— Vous êtes mieux, dit Nicolas, le sommeil vous a fait du bien.

— J’ai eu de si beaux rêves !

— Qu’avez-vous donc rêvé ?

Le mourant se tourna vers lui, lui passa les bras autour du cou, et répondit :

— Je serai bientôt là-haut… Il reprit après un court silence : — Je n’ai pas peur de mourir, je suis heureux ; je crois presque que si je pouvais me rétablir, je ne le voudrais pas maintenant. Vous m’avez dit si souvent que nous nous retrouverions un jour, et je sens si vivement cette vérité, que je supporterai même la douleur de me séparer de vous.

Il tremblait en prononçant ces mots, ses yeux étaient humides, et il étreignait avec plus de force le bras de son ami, qui n’était pas moins profondément ému.

— Vos paroles me consolent, reprit Nicolas, répétez-moi que vous êtes heureux. — Il faut que je vous dise quelque chose d’abord, je ne dois pas avoir de secret pour vous ; je sais qu’à ce moment suprême vous ne m’adresserez aucun reproche. Vous m’avez demandé pour quoi j’étais si changé, et pourquoi je restais si souvent seul ; faut-il vous dire pourquoi ? — Non, si cet aveu vous est pénible ; je ne vous le demandais que pour tâcher de détruire, s’il était possible, la cause de vos chagrins. — Je le sais, je l’ai bien senti.

Il attira son ami plus près de lui.

— Vous me pardonnerez, je ne pouvais m’en empêcher ; mais, quoique je fusse mort pour elle, mon cœur saignait de voir… Je sais qu’il l’aime tendrement… oh ! qui pouvait s’en apercevoir mieux que moi ?

Les mots qui suivirent furent prononcés d’une voix faible, et interrompus par de longues pauses ; mais ils apprirent à Nicolas que le mourant aimait Catherine avec toute l’ardeur d’une passion unique, secrète et sans espérance.

Il s’était procuré une boucle de ses cheveux, qui pendait à son cou, pliée dans un ruban qu’elle avait porté. Il pria Nicolas de lui ôter ce précieux objet sitôt qu’il serait mort, afin de le dérober à tous les regards, et de le lui remettre au cou au moment où on le déposerait dans le cercueil.

Nicolas s’y engagea à genoux, et lui promit de nouveau qu’il reposerait dans l’endroit qu’il lui avait désigné ; puis ils s’embrassèrent.

— Maintenant, murmura Smike, je suis heureux.

Il tomba dans un léger assoupissement, et sourit encore en s’éveillant. Il parla de beaux jardins qui s’étendaient devant lui, et qui étaient remplis d’hommes, de femmes et d’enfants dont les visages étaient radieux.

— C’est le ciel, balbutia-t-il, et il mourut.