Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/51

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 316-320).

CHAPITRE LI.


Nicolas revint le lendemain matin. Son entrevue avec ses parents fut pénible, car il les avait instruits par lettre de la mort de Smike, que tous pleuraient et regrettaient sincèrement.

— Hélas ! dit madame Nickleby, j’ai perdu l’être le meilleur, le plus zélé, le plus attentif qui ait jamais habité avec moi ; bien entendu, mon cher Nicolas, que je ne parle ni de vous, ni de Catherine, ni de votre pauvre père, ni de cette excellente femme de confiance qui a fini par m’emporter mon linge et une douzaine de couverts. Qui m’eût dit qu’il laisserait inachevés les travaux qu’il avait entrepris pour l’embellissement du jardin ? Ah ! cette perte m’est bien sensible !

La petite miss la Creevy était présente, et ne se désolait pas moins.

Nicolas attendit que la douleur générale fût un peu calmée, et, fatigué d’un long voyage, il se jeta tout habillé sur son lit et s’endormit profondément. À son réveil, il trouva à son chevet sa sœur Catherine, qui, lui voyant ouvrir les yeux, se pencha pour l’embrasser.

— Je viens vous exprimer combien je suis contente de vous revoir, mon frère. Nous vous attendions avec impatience, ma mère, moi et… Madeleine. — Vous m’avez mandé dans votre dernière lettre qu’elle se portait bien, dit Nicolas ; ne sait-on rien des arrangements que MM. Cheeryble comptent prendre pour elle ? — Il n’en a pas été question. Je ne puis songer sans peine à me séparer d’elle, et sans doute vous ne désirez pas qu’elle s’éloigne. — Non, Catherine. Je pourrais essayer de déguiser à toute autre qu’à vous mes véritables sentiments ; mais je vous avouerai franchement que je l’aime.

Les yeux de Catherine brillèrent, et elle allait répondre ; mais Nicolas poursuivit :

— Tout le monde doit l’ignorer, elle surtout. Parfois je cherche à me persuader qu’un temps viendra où je pourrai le lui dire sans forfaire à l’honneur ; mais ce temps est si loin de moi, tant d’années s’écouleront avant qu’il arrive, je serai alors si différent de moi-même, que mes espérances me paraissent folles et d’une réalisation impossible. — Avant de continuer, mon frère, écoutez ce que j’ai à vous apprendre ; je suis venue exprès, mais je manquais de courage, et ce que vous me dites m’en donne.

Elle essaya de s’expliquer, mais les pleurs l’en empêchèrent.

— Allons, enfant, ayez plus d’énergie. Je crois deviner le secret que vous voulez me révéler. Il intéresse M. Frank, n’est-ce pas ?

Catherine inclina sa tête sur l’épaule de son frère, et dit oui en sanglotant.

— Et il vous a offert sa main durant mon absence, n’est-ce pas ? oui, vous voyez qu’après tout ce n’est pas si difficile à dire, il vous a offert sa main ? — Et je l’ai refusée. — Et pourquoi ? — Pour les raisons que vous avez données vous-même à ma mère dans un entretien dont elle m’a fait part. Je n’ai pu lui cacher que ce refus m’était bien pénible ; mais je l’ai prié avec fermeté de ne plus me voir. — Ma brave Catherine ! — Il a essayé d’ébranler ma résolution, il a déclaré qu’il instruirait ses oncles et vous-même de sa démarche. J’ai peur de ne pas lui avoir assez fortement exprimé combien j’étais touchée de son amour désintéressé, et avec quelle ardeur je formais des vœux pour son bonheur. Si vous avez un entretien ensemble, je vous prie de le lui faire savoir. — Et croyez-vous, Catherine, quand vous accomplissez si généreusement ce sacrifice, que je reculerai devant le mien ! — Mais votre position n’est pas la même. — Elle est la même, ma sœur. Madeleine n’est pas moins chère à nos bienfaiteurs qu’une parente. Ils ont en moi une confiance dont je ne saurais profiter ; je lui ai rendu de légers services dont je ne saurais abuser pour la séduire. Mon parti est pris, et dès aujourd’hui j’ouvrirai mon cœur à M. Cheeryble, et le supplierai de prendre des mesures pour donner à Madeleine un autre asile. — Aujourd’hui ! sitôt ! — Pourquoi tarderais-je ? Votre exemple me fait sentir plus vivement mon devoir, et je ne veux pas attendre que mes dispositions actuelles soient affaiblies. — Mais vous pouvez devenir riche. — Je puis devenir riche, mais en vieillissant. En tout cas, riches ou pauvres, jeunes ou vieux, nous serons toujours les mêmes l’un pour l’autre, et ce sera notre consolation. Nous pourrons n’avoir qu’une maison, et nous ne serons jamais seuls ; l’identité de nos destinées resserrera les nœuds qui nous unissent. Il me semble qu’hier encore nous étions enfants, et que dès demain nous serons vieux. Nous nous rappellerons alors ces chagrins d’amour comme nous nous rappelons aujourd’hui ceux de notre enfance, et nous songerons avec un plaisir mélancolique au temps où ils pouvaient nous troubler. Peut-être alors bénirons-nous les épreuves qui nous auront rendus si chers l’un à l’autre, qui auront fait prendre à notre vie un essor si pur et si paisible. On connaîtra notre histoire, et les jeunes gens viendront chercher auprès de nous de la sympathie, nous confier leurs afflictions, et consulter la bienveillante expérience du vieux garçon et de la vieille fille sa sœur. À ce tableau, Catherine sourit au milieu des pleurs.

— N’ai-je pas raison, Catherine ? dit Nicolas après un moment de silence. — Oui, mon frère, et je ne saurais vous dire combien je m’estime heureuse de votre approbation. — Vous n’avez point de regret ? — Non, non, dit timidement Catherine traçant sur le parquet avec son pied des figures cabalistiques, je n’ai point de regret d’avoir agi comme je le devais ; mon seul regret est que ceci soit arrivé, c’est-à-dire… quelquefois… je ne suis qu’une faible jeune fille, Nicolas.

Certes, si Nicolas eût possédé dix mille livres, il les eût données à l’instant même, sans songer à lui, pour assurer le bonheur de cette charmante créature. Mais tout ce qu’il pouvait faire était de la consoler ; et ses paroles furent si affectueuses, que la pauvre Catherine se jeta à son cou, et lui promit de ne plus pleurer.

— Quel homme ne serait pas fier de posséder un cœur comme celui de Catherine ? pensait Nicolas en se rendant chez MM. Cheeryble. Frank n’a pas besoin d’être plus riche ; tous ses trésors payeraient-ils une femme comme elle ? Et pourtant, dans les mariages disproportionnés, on suppose toujours que l’époux riche fait un grand sacrifice, et la femme pauvre un marché avantageux ! Mais je pense comme un amant, ou comme un sot, ce qui, je crois, revient à peu près au même.

S’étant ainsi donné une leçon, il se présenta devant Tim Linkinwater.

— Ah ! monsieur Nickleby, Dieu vous garde ! Vous semblez fatigué. Écoutez ! l’entendez-vous ? Mon merle va chanter, maintenant que vous êtes de retour ; il a été méconnaissable pendant votre absence ; car il a autant d’affection pour vous que pour moi. — Votre merle a moins de sagacité que je ne lui en supposais s’il me juge aussi digne que vous de son attention. — Ah ! c’est un oiseau extraordinaire ; il dédaigne tout le monde, excepté Cheeryble frères, vous et moi… Mais, pardon si je vous interroge au sujet du malheureux enfant que vous avez perdu ; a-t-il parlé des frères Cheeryble ? — Oui, plus d’une fois. — C’est bien de sa part, reprit Tim en s’essuyant les yeux. — Et vingt fois il a prononcé votre nom, et m’a chargé d’assurer de son amitié M. Tim Linkinwater. — Vraiment ? Le pauvre garçon ! J’aurais voulu qu’on l’enterrât à Londres. Il n’y a pas de cimetière comparable à celui qui est de l’autre côté de la place. On n’a qu’à laisser les fenêtres ouvertes, et l’on peut aller s’y promener par un beau jour sans perdre de vue ses livres et ses registres. Le pauvre garçon ! je ne croyais pas qu’il songerait à moi.

L’émotion de Tim le rendit incapable de continuer la conversation. Nicolas entra chez M. Charles, dont l’accueil lui causa un trouble qu’il ne put dissimuler.

— Allons, mon cher monsieur, dit le bon négociant, il ne faut pas vous laisser abattre. Apprenez à supporter le malheur, et rappelez-vous que la mort même a ses consolations. Cet enfant sentait trop vivement ce qui lui manquait, pour être heureux en ce monde ; il est mieux dans l’autre. — J’ai souvent eu cette idée, Monsieur. — Entretenez-la. Tim, où est mon frère ? — Il est sorti avec M. Trimmers pour visiter cet homme qui est à l’hôpital, et envoyer une nourrice aux enfants. — Il ne tardera pas à rentrer, mon cher monsieur ; il sera ravi de vous revoir : nous parlons de vous tous les jours. — À vrai dire, Monsieur, je suis charmé de vous trouver seul, car j’ai quelque chose à vous dire. Pouvez-vous me consacrer quelques minutes ? — Certainement, répondit M. Charles en regardant Nicolas avec inquiétude. — Je sais à peine par où commencer. Si jamais homme a mérité le respect et la tendresse d’un autre, c’est vous, qui dans vos rapports avec moi m’avez toujours témoigné un intérêt tout paternel. Souffrez donc que je vous réitère l’assurance de mon zèle et de mon dévouement. — Je n’en ai jamais douté. — Votre bonté m’interdit. Quand vous m’avez chargé d’une commission pour miss Bray ; j’aurais dû vous dire que je l’avais vue longtemps auparavant, et que sa beauté avait produit sur moi une impression ineffaçable. Si je ne vous l’ai pas avoué, c’est que j’ai follement cru pouvoir maîtriser mes sentiments. — Je suis convaincu, monsieur Nickleby, que vous n’avez pas abusé de ma confiance. — Non, car mon courage a grandi avec les obstacles, et je n’ai jamais adressé à miss Bray une parole, un regard, que comme je l’aurais fait en votre présence ; mais il est funeste à la tranquillité de mon âme, il est dangereux pour mes résolutions de vivre sous le même toit que cette charmante fille. Je ne puis me fier à mes propres forces, et je vous supplie de l’éloigner sans délai. Je sais que mon amour pour elle doit vous sembler téméraire ; mais qui aurait pu la voir et connaître sa vie sans l’aimer ? Donnez-moi les moyens de l’oublier, et accordez-moi la faveur de ne jamais lui révéler cet aveu, afin de me conserver son estime. — Soyez tranquille, monsieur Nickleby. J’ai eu tort de vous soumettre à une pareille épreuve, et j’aurais dû prévoir ce qui est arrivé. Madeleine changera de demeure. Mais est-ce là tout ce que vous avez à me dire ? — Non, Monsieur. — Je le savais, reprit M. Charles, que cette prompte réponse parut soulager d’un grand poids. Quand avez-vous eu connaissance du fait ? — Ce matin en arrivant. — Et vous avez cru devoir immédiatement venir me faire part de ce que votre sœur avait appris ? — Oui, quoique j’eusse d’abord désiré parler à M. Frank. — Frank a passé la soirée d’hier avec moi.

Nicolas exprima le vœu que l’amitié qui existait entre Frank et lui ne fût pas détruite ; que Catherine et Madeleine restassent unies, et raconta chaleureusement son entrevue du matin avec sa sœur. M. Charles l’écouta en silence, et tourna sa chaise de manière que Nicolas ne lui voyait pas la figure.

— Frank est un fou, dit M. Cheeryble après avoir écouté attentivement Nicolas. J’aurai soin de terminer sans délai cette affaire ; mais quittons ce sujet, qui m’est pénible. Revenez me voir dans une demi-heure ; j’ai d’étranges choses à vous apprendre. Votre oncle nous a donné à tous deux rendez-vous pour aujourd’hui. — Est-il possible ? — Oui, nous irons le trouver ensemble. Revenez dans une demi-heure, et je vous conterai tout ce qui s’est passé.

Pour comprendre ces paroles de M. Charles, il est nécessaire de savoir ce que Ralph avait fait la veille en quittant les frères Cheeryble.