Nicolas Nickleby (traduction La Bédollière)/53

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Nicolas Nickleby. Édition abrégée
Traduction par Émile de La Bédollière.
Eugène Ardant et Cie (p. 325-330).

CHAPITRE LIII.


Quelques semaines s’étaient écoulées depuis ces événements. Madeleine avait quitté la famille, Frank était absent, Nicolas et Catherine cherchaient à étouffer leurs regrets, et se consacraient entièrement à leur mère, quand Tim Linkinwater vint inviter à dîner pour le lendemain, de la part des frères Cheeryble, non-seulement madame Nickleby et ses enfants, mais encore miss la Creevy.

— Que signifie cette invitation ? dit madame Nickleby à Nicolas quand Tim fut parti. — Elle signifie que nous allons boire et manger chez les frères Cheeryble, voilà tout. — Et vous n’en concluez pas autre chose ? — Mon Dieu, non. — Eh bien ! mon cher fils, je suis certaine que cette invitation cérémonieuse a un but caché. Attendez et vous verrez. En tout cas, il est bien extraordinaire qu’ils aient invité miss la Creevy.

Les deux frères envoyèrent une voiture prendre les convives, et ils accueillirent la compagnie avec une cordialité qui troubla Nicolas, et lui laissa à peine assez de présence d’esprit pour présenter miss la Creevy. Catherine, sachant que les deux frères étaient instruits de ce qui s’était passé entre elle et Frank, se trouvait dans une position délicate et embarrassante, et tremblait au bras de Nicolas, quand Charles Cheeryble lui prit la main et l’emmena dans un coin du salon.

— Avez-vous vu Madeleine depuis qu’elle vous a quittés ? — Non, Monsieur. — Et vous n’avez pas eu de ses nouvelles ? — Je n’en ai reçu qu’une lettre. Je ne croyais pas qu’elle m’oublierait si vite. — Pauvre enfant ! vous êtes bien malheureuse ! Qu’en dites-vous, Edwin ? Madeleine ne lui a écrit qu’une seule fois. — C’est triste, dit Edwin.

Les frères échangèrent un coup d’œil et une poignée de main.

— Eh bien ! reprit Charles, allez dans la chambre voisine, mon enfant, et voyez si vous n’y trouverez pas une lettre pour vous. Il est inutile de vous presser, car nous ne dînons pas encore. Madame Nickleby, nous avons pris la liberté de vous faire venir une heure trop tôt, parce que nous avons une petite affaire à terminer. Monsieur Nickleby, ayez la bonté de me suivre.

Catherine se retira dans la chambre voisine, et Charles conduisit Nicolas dans son cabinet, où, à sa grande surprise, celui-ci trouva Frank, qu’il croyait absent.

— Jeunes gens, donnez-vous la main, dit M. Charles. — Je n’ai pas besoin qu’on me le recommande, dit Nicolas. — Ni moi, répondit Frank.

Le vieux négociant les contempla avec plaisir en songeant qu’il eût été difficile de voir côte à côte deux plus beaux et plus braves jeunes gens ; il s’assit à son bureau, d’où il tira un papier.

— Je désire que vous soyez amis, et, si je ne l’espérais, j’hésiterais à vous dire ce que vous allez entendre. Voici une copie du testament du grand-père maternel de Madeleine ; il lui lègue toute sa fortune, douze mille livres sterling, payables à l’époque de son mariage ou de sa majorité. Il paraît que ce vieillard, irrité contre elle parce qu’elle refusait de quitter son père, avait laissé ses biens à un établissement de charité. Toutefois, trois semaines après, repentant de cette détermination, il révoqua ses premières dispositions par le testament que voici. Ce testament fut frauduleusement soustrait, et, en vertu de celui qu’on trouva lors de l’inventaire, les administrateurs de l’établissement de charité entrèrent en possession de la fortune du défunt ; mais, ne pouvant contester l’authenticité de cet acte, ils viennent de rendre à l’amiable les douze mille livres dont ils jouissaient, et Madeleine va se trouver maîtresse de cette somme. Vous comprenez ?

Frank répondit affirmativement et Nicolas inclina la tête sans oser parler, de peur qu’on ne l’entendit balbutier.

— Maintenant, Frank, vous vous êtes employé activement au recouvrement de cet acte. Cette fortune est peu considérable ; mais, cependant, nous aimerions mieux vous voir marié avec elle qu’avec une autre trois fois plus riche. Voulez-vous vous mettre sur les rangs pour obtenir sa main ? — Non, Monsieur ; quand je me suis occupé de reconquérir ce testament, j’ai pensé que sa main était déjà engagée à un autre qui a mille fois plus de droits que moi à sa reconnaissance et à son amour. J’ai jugé peut-être trop précipitamment. — C’est ce que vous faites toujours, s’écria M. Charles oubliant complètement sa feinte dignité. Comment osez-vous croire que nous songeons à vous faire faire un mariage d’argent, quand vous avez une inclination motivée par mille qualités ? Comment osez-vous penser à miss Nickleby sans nous en avertir ? — J’avais si peu d’espérance ! — C’était une raison de plus pour nous demander notre concours. Monsieur Nickleby, Frank a pensé juste, Madeleine vous aime, elle vous est destinée ; nous approuvons son choix et celui de Frank, qui épousera votre sœur en dépit de tous les refus de celle-ci. Comme vous ignoriez nos sentiments, vous avez noblement agi ; mais maintenant que vous les connaissez, nous espérons que vous vous y conformerez. N’objectez point votre manque de fortune ; il y a eu un temps, Monsieur, où mon frère et moi allions presque nu-pieds, et grâce à Dieu la prospérité et les années ne nous ont point changés. Oh ! Edwin, quel heureux jour pour vous et pour moi ! Edwin, qui venait d’entrer avec madame Nickleby, pressa son frère dans ses bras.

— Amenez-moi ma petite Catherine, il y a longtemps que j’ai envie de l’embrasser, et j’en ai le droit, maintenant. Eh bien ! ma belle, avez-vous trouvé la lettre ? Avez-vous trouvé Madeleine elle-même, qui vous attendait ? Avez-vous reconnu qu’elle n’avait pas oublié son amie et sa douce compagne ? — Finissez, mon frère, dit Edwin, Frank va être jaloux, et vous serez obligé de vous couper la gorge avant le dîner. — Eh bien ! qu’il emmène Catherine dans la chambre où est Madeleine, et que tous les amoureux s’en aillent causer de l’autre côté, s’ils ont quelque chose à se dire.

Nicolas avait déjà disparu, et Frank ne tarda pas à le suivre. Charles conduisit Catherine à la porte, et la fit entrer. Madame Nickleby et miss la Creevy sanglotaient de joie, et Tim, la figure radieuse, distribuait des poignées de main à droite et à gauche.

— Eh bien ! Tim, reprit le frère Charles, qui était toujours l’orateur, voilà ces jeunes gens heureux. — Vous aviez dit que vous les feriez languir une éternité. — Avez-vous jamais vu, Edwin, un vilain comme ce Tim ? Il m’accuse de précipitation, et il nous a tourmentés pendant toute la journée pour lui permettre de faire connaître nos plans à Frank et à M. Nickleby ? — C’est un traître, on ne saurait avoir la moindre confiance en lui.

De semblables plaisanteries étaient en quelque sorte de fondation entre Tim et ses patrons. Ceux-ci en auraient ri pendant très-longtemps s’ils ne s’étaient aperçus que madame Nickleby éprouvait le besoin d’exprimer ce qu’elle ressentait. Ils l’emmenèrent donc dans une autre chambre, sous prétexte de la consulter sur des dispositions importantes, et Tim se trouva seul avec miss la Creevy. Tous deux avaient toujours été très-bien ensemble ; il était donc naturel que Tim, la voyant pleurer, essayât de la consoler ; et comme elle était assise sur un canapé tout près de la fenêtre et qu’il y avait place pour deux, il était également naturel que Tim allât s’asseoir auprès d’elle. La solennité de la circonstance expliquait non moins naturellement le soin qu’il avait apporté à sa toilette.

Il croisa les jambes, s’asseyant de manière à exposer ses pieds aux regards de miss la Creevy ; car il avait de jolis pieds, des souliers élégants et de superbes bas de soie noire.

— Ne pleurez pas. — Je ne puis m’en empêcher ; je suis trop heureuse. — Alors riez.

Il est impossible de conjecturer ce que Tim faisait de son bras, car il frappa de son coude la fenêtre, dont cependant miss la Creevy le séparait, et il est clair que son bras n’avait rien à faire là.

— Riez, ou je vais pleurer. — Pourquoi pleureriez-vous ? demanda miss la Creevy en souriant. — Parce que je suis heureux aussi. Nous sommes heureux tous deux, et je veux faire comme vous.

Certes, jamais homme ne se démena comme Tim en ce moment, car il frappa encore de son coude la fenêtre presque au même endroit, et miss la Creevy lui dit qu’il allait casser un carreau.

— Il est bien agréable pour des gens comme nous, qui ont passé seuls toute leur vie, de voir des jeunes gens que nous aimons unis pour de longues années. — Ah ! certainement, s’écria de tout son cœur la petite femme. — Quoique ça nous fasse sentir plus péniblement notre isolement et notre abandon, n’est-ce pas ?

Miss la Creevy dit qu’elle ne le savait pas, et elle eut tort, car elle devait le savoir.

— Ça devrait presque nous décider à nous marier ; qu’en dites-vous ? — Quelle folie ! Nous sommes trop vieux. — Pas du tout. Nous sommes trop vieux pour vivre seuls… Pourquoi ne nous marierions-nous pas ensemble ? Au lieu de passer de longues soirées d’hiver au coin de nos foyers solitaires, pourquoi n’en ferions-nous pas un seul foyer ? — Oh ! monsieur Linkinwater, vous plaisantez. — Non, vraiment ; si je vous conviens, vous me convenez. — Mais on se moquerait de nous. — Qu’on s’en moque ; nous avons un bon caractère, et nous rirons aussi. Avons-nous ri de bon cœur depuis que nous nous connaissons ? — C’est vrai. — Ç’a été le plus beau temps de ma vie, du moins le plus heureux que j’aie passé hors de la maison Cheeryble frères. Eh bien ! consentez-vous ? — Non, non ; il n’y faut pas songer. Que diraient vos patrons ? — Eh ! croyez-vous que j’aie pensé à me marier sans les consulter ? C’est à dessein qu’ils nous ont laissés seuls. — Je n’oserai plus les regarder en face. — Allons, entendons-nous. Nous habiterons la vieille maison où je demeure depuis quarante-quatre ans ; nous irons à la vieille église où je vais tous les dimanches ; nous aurons autour de nous tous nos vieux amis, le merle, la pompe, les pots de fleurs, les enfants de M. Frank, les enfants de M. Nickleby, dont nous nous croirons grand-père et grand’mère. Nous serons bien assortis ; nous prendrons soin l’un de l’autre, et si nous devenons sourds, boiteux, aveugles ou impotents, nous serons enchantés d’avoir pour société une personne aimée. Allons, ma chère.

Cinq minutes après cette franche déclaration, Tim et la petite la Creevy causaient ensemble avec autant d’aisance que s’ils avaient eu vingt ans de mariage sans dispute.

Après une entrevue que le lecteur peut aisément se figurer, Nicolas se rendait à la salle à manger, quand il rencontra dans le corridor un étranger proprement vêtu de noir, qui suivait le même chemin.

— Newman Noggs ! s’écria-t-il en lui prenant les deux mains. — Oui, Newman, votre Newman, votre vieux et fidèle Newman. Mon cher enfant ! mon cher Nicolas ! je vous souhaite santé, joie, honneur, toutes sortes de prospérités. Ah ! c’en est trop pour moi !… je suis comme un enfant ! — Où avez-vous été ? Qu’avez-vous fait ? Combien de fois j’ai demandé de vos nouvelles ! — Nous voilà réunis, et j’aurai contribué à votre bonheur. Je… regardez-moi, Nicolas, regardez-moi. — Vous n’avez jamais souffert que je vous donne un habit, dit Nicolas d’un ton de tendre reproche. — C’est que je m’inquiétais peu de ma toilette. Je n’aurais pas eu le cœur d’endurer des vêtements de gentleman, ils m’auraient rappelé mes beaux jours et m’auraient rendu malheureux ; je suis un autre homme aujourd’hui. Mon cher enfant, je ne puis parler… ne me dites plus rien… n’ayez pas moins bonne opinion de moi à cause de mes larmes ; vous ne savez pas ce que j’éprouve aujourd’hui ; vous ne le saurez jamais.

Ils se donnèrent le bras jusqu’à la salle à manger, et se placèrent l’un à côté de l’autre.

La gaieté qui présida au repas ne saurait se décrire. Tous, y compris le vieux commis de banque à la retraite, ami de Tim Linkinwater, et la vieille sœur du même Tim, étaient au comble de la joie. Seulement madame Nickleby demanda tout bas à sa fille si le mariage de miss la Creevy était positif.

— Certainement ! ma mère. — Eh bien ! je ne l’aurais pas cru. — M. Linkinwater est un excellent homme, et il est encore vert pour son âge. — Sans doute, personne ne dit rien contre lui, si ce n’est qu’il est le plus faible et le plus fou des hommes ; comment a-t-il offert sa main à une femme qui doit avoir au moins… au moins le double de mon âge ? Comment a-t-elle eu l’audace de l’accepter ? En vérité, j’en suis révoltée !…

Et tout en prenant part aux plaisirs de la soirée, madame Nickleby exprima à miss la Creevy son mécontentement par une tenue froide et réservée.