Nicolas Nickleby (traduction Lorain)/8

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CHAPITRE VIII.

Administration économique de Dotheboys-Hall.

Je défie l’esprit le plus ingénieux d’imaginer un moyen plus sûr de transformer le lit le plus dur en lit de duvet qu’un voyage d’une quarantaine de lieues en diligence par un temps froid. Peut-être même est-ce aussi le meilleur moyen d’embellir les songes. Du moins ceux qui voltigèrent autour de Nicolas sur sa couche rustique, et qui vinrent lui murmurer à l’oreille ces riens vaporeux qui sont le bonheur des rêves, furent de la nature la plus agréable. Il était en train de faire une fortune des plus rapides, quand la faible lueur d’un lumignon presque éteint brilla devant ses yeux : en même temps une voix qu’il n’eut pas de peine à reconnaître pour appartenir bel et bien à M. Squeers, l’avertit qu’il était temps de se lever.

« Il est sept heures passées, Nickleby, dit M. Squeers.

— Sommes-nous déjà au matin ? demanda Nicolas en se dressant sur son séant.

— Oh ! pour ça oui, et un matin où il gèle bien fort, répliqua Squeers. Allons ! Nickleby, sur pied, et promptement. »

Nicolas ne demanda pas son reste, et fut sur pied à l’instant : il se mit à s’habiller, à la lumière de la chandelle que M. Squeers avait à la main.

« En voilà un bon tour ! dit le maître de pension, et la pompe qui est gelée !

— Vraiment ! dit Nicolas qui ne comprenait pas bien l’importance de cette communication.

— Certainement, répliqua Squeers. Vous ne pourrez pas vous laver ce matin.

— Ne pas me laver ! s’écria Nicolas.

— Non, il n’y a pas à y penser, continua Squeers avec aigreur. Ainsi vous ferez bien de vous frotter à sec, en attendant qu’on puisse casser la glace dans le puits et en tirer un plein baquet d’eau pour la toilette des élèves. Allons ! ne restez pas là à me regarder comme une histoire ; dépêchez-vous, n’est-ce pas ? »

Sans autre explication Nicolas s’habilla à la hâte : pendant ce temps-là, Squeers ouvre les volets et souffle la chandelle ; on entend alors dans le corridor la voix de son aimable moitié qui demandait à entrer.

« Entrez, m’amour, » dit Squeers.

Mme Squeers entra, toujours avec la même camisole de nuit qui, la veille au soir, faisait valoir sa taille élégante, mais avec un ornement de plus ; c’était un chapeau de feutre qui n’en était pas non plus à son premier printemps, et qu’elle portait sans gêne et sans cérémonie par-dessus le bonnet de nuit dont nous l’avons vue coiffée.

« Chienne de cuiller, dit la dame en ouvrant le buffet, je ne peux pourtant pas retrouver la cuiller de l’étude.

— Ne vous inquiétez pas de cela, chère amie, observa Squeers d’un ton doucereux, cela n’a pas d’importance.

— Pas d’importance ! répéta vivement Mme Squeers ; par d’importance ! c’est bientôt dit. Est-ce que ce n’est pas aujourd’hui jour de soufre ?

— C’est vrai, ma chère, reprit Squeers, vraiment je n’y pensais pas, c’est vous qui avez raison… Voyez-vous, monsieur Nickleby, nous purifions de temps en temps la masse du sang chez les élèves.

— Nous ne purifions rien du tout, dit madame. N’allez pas croire, jeune homme, que nous sommes gens à dépenser de la fleur de soufre à la mélasse, tout bonnement pour leur purifier ce qu’il dit là ; car, si vous vous imaginez que c’est comme cela que nous faisons les affaires, vous n’y trouverez pas votre compte ; j’aime mieux vous le dire tout franchement.

— Ma chère amie, dit Squeers fronçant le sourcil ; hein !

— Oh ! je me moque bien de ça, reprit Mme Squeers ; si le jeune homme vient pour enseigner ici, il vaut mieux qu’il sache tout de suite que nous ne faisons pas de folie pour les enfants. On leur donne du soufre et de la thériaque, en partie parce que, si on ne les médicamentait pas un peu, ils auraient toujours quelque chose à soigner, ce qui nous donnerait du mal, et surtout parce que cela engourdit leur appétit et que ça revient moins cher que le déjeuner et le dîner. Ainsi cela leur fait du bien, cela ne nous fait pas de mal, et tout est pour le mieux. »

Après avoir donné cette explication, Mme Squeers passa la tête dans le placard, à la recherche de la cuiller, et M. Squeers se mit de la partie. Il en profita pour échanger avec elle quelques paroles à moitié étouffées par la porte du buffet : tout ce que Nicolas put distinguer, c’est que M. Squeers traitait ce qu’elle venait de dire d’imprudence, et que Mme Squeers traitait ce qu’il disait de bêtises.

Toutes ces recherches et ce remue-ménage n’aboutissant à rien, on fait venir Smike, bousculé par Mme Squeers, gourmé par M. Squeers ; ces traitements actifs lui ouvrent l’intelligence, et il se permet d’insinuer que Mme Squeers pourrait bien avoir la cuiller dans sa poche, ce qui se trouva exact. Mais, comme Mme Squeers avait commencé par protester qu’elle était bien sûre que ce n’était pas vrai, Smike n’y gagna qu’un soufflet de plus pour lui apprendre à contredire sa maîtresse, avec la promesse d’une belle volée la première fois qu’il lui arriverait de lui manquer encore de respect.

« Une femme qui vaut son pesant d’or, cette femme-là, monsieur Nickleby, dit Squeers pendant que sa douce amie se retirait en colère, poussant devant elle son souffre-douleur.

— Vraiment oui ! répondit Nicolas.

— Je n’ai jamais vu sa pareille, dit M. Squeers, je n’ai jamais vu sa pareille. Cette femme-là, monsieur Nickleby, est toujours la même, toujours remuante, vive, active, économe comme vous la voyez là. »

Nicolas soupira malgré lui en pensant à l’agréable horizon qui s’ouvrait devant lui ; heureusement que Squeers était trop occupé de ses propres réflexions pour remarquer ce soupir.

« Il est tout naturel, quand je suis à Londres, continua M. Squeers, que je la représente comme une mère pour tous ses élèves. Mais c’est plus qu’une mère pour eux, dix fois plus qu’une mère. Elle fait pour eux, monsieur Nickleby, des choses que la moitié des autres mères ne feraient pas pour leurs pauvres enfants.

— Pour cela, j’en suis bien sûr, » dit Nicolas.

Le fait est que M. Squeers et Mme Squeers s’accordaient tous deux à regarder leurs élèves comme des ennemis naturels. En d’autres termes, toute leur affaire, toute leur occupation, c’était de tirer de chaque enfant tout ce qu’il pouvait rendre ; à cet égard, ils agissaient dans un concert parfait. Toute la différence, c’est que, chez Mme Squeers c’était une guerre intrépide et déclarée, tandis que Squeers, même à Dotheboys-Hall, couvrait toutes ses roueries d’une légère couche d’hypocrisie, comme s’il se flattait d’arriver quelque jour à se faire illusion à lui-même, jusqu’à se persuader qu’il était véritablement un bon enfant.

« Mais, allons ! dit Squeers, interrompant le cours des réflexions que son adjoint commençait à faire sur son sujet, allons à l’étude ; donnez-moi un coup de main pour passer mon habit de classe, voulez-vous ? »

Nicolas aida son maître à passer en effet un vieux costume de chasse en futaine qu’il décrocha dans le corridor. Et Squeers, armé d’une canne, le mena à travers la cour, à une porte qui s’ouvrait sur le derrière de la maison.

« C’est ici, dit le maître de pension en le faisant entrer avec lui : voilà votre bazar, Nickleby. »

Le tableau qui se présenta alors à Nicolas offrait une scène si confuse, et tant d’objets à la fois appelèrent son attention et sa curiosité, qu’il commença par regarder, tout ébahi, sans rien démêler. Cependant, petit à petit, il vit que l’étude se composait d’une chambre malpropre, éclairée par deux fenêtres dont un carreau sur dix était de verre, les autres étant recouverts de feuilles de papier arrachées à quelques vieux cahiers. On y voyait un couple de longues tables à pupitre, vieilles et délabrées, avec des coupures de canif, des entailles, des tâches d’encre, enfin toutes les traces de désordre imaginables ; deux ou trois bancs, un pupitre détaché pour Squeers, un autre pour son maître auxiliaire. Le plafond, comme celui d’une grange, était supporté par des poutres et des solives apparentes ; quant aux murs, ils étaient si tâchés, si noircis, qu’il eût fallu bien de l’habileté pour décider s’ils avaient jamais reçu une couche de peinture ou de badigeon.

Mais c’étaient les élèves ! cette jeune noblesse dont avait parlé Ralph. C’est pour le coup que les dernières et faibles lueurs d’espérance qui brillaient encore au cœur de Nicolas de trouver au moins quelque intérêt dans les efforts qu’il était résolu à faire s’effacèrent à la vue de ce sinistre entourage ! Des visages pâles et des yeux hagards, des charpentes maigres et osseuses, des physionomies de vieillards sur des têtes d’enfants, des êtres difformes dont les membres étaient emprisonnés dans des ferrements orthopédiques, des petits garçons rabougris ou d’autres dont les jambes fluettes pouvaient à peine porter le poids de leurs corps voûtés, voilà l’ensemble qui frappa sa vue tout d’abord. Des yeux chassieux, des becs-de-lièvre, des pieds-bots, toutes les difformités et les contorsions physiques qui expliquaient, sans la justifier, l’aversion dénaturée montrée par les parents en délaissant ainsi leurs enfants, ou qui annonçaient que ces pauvres créatures avaient été, dès leur bas âge, les tristes victimes d’une horrible cruauté et d’une négligence coupable. Peut-être quelques-unes de ces figures seraient devenues belles si elles n’avaient pas été altérées par le sentiment incessant d’une souffrance impitoyable. Il ne restait plus que la jeunesse, mais la jeunesse sans la vivacité de ses yeux, la beauté de ses traits ; ou plutôt il ne restait plus à l’enfant que sa faiblesse. Il y avait des visages empreints déjà de l’habitude du vice, dont les regards ternes et les yeux plombés rappelaient les voleurs dans les geôles : il y avait encore d’innocentes créatures qui payaient dans leur santé les fautes et l’immoralité de leurs pères, réduites à regretter avec des larmes la nourrice mercenaire de leur enfance, perdus et solitaires dans cette solitude même. Toute sympathie, toute affection tendre séchée dans son germe, tout sentiment jeune et frais étouffé sous le fouet ou éteint par la faim, toutes les passions de haine et de vengeance qui peuvent couver dans une âme ulcérée, étendant chaque jour leur ravage en silence, jusqu’au cœur même de la vie. Quel début dans le monde, quel enfer dans l’avenir !

Cependant cette scène, toute pénible qu’elle était, avait encore ses contrastes grotesques qui auraient pu provoquer un sourire chez un observateur moins sensible que Nicolas. Mme Squeers, debout devant un pupitre, trônant au-dessus d’une immense bassine de soufre et de thériaque, administrait tour à tour, à chaque élève, sa part de ce cordial délicieux. Elle se servait pour cela d’une cuiller de bois grossier, fabriquée sans doute à son origine pour quelque tête de géant, et qui élargissait à l’infini la bouche de chaque convive ; car ils étaient obligés tous, sous peine de se voir soumis à des corrections corporelles, qui n’étaient pas une plaisanterie, d’avaler d’une bouchée tout le contenu de la cuiller. Dans un autre coin de la salle, ramassés ensemble en un petit groupe, étaient les nouveaux venus de la veille, il y en avait trois avec de grandes culottes de peau, et deux avec des pantalons un peu plus étroits que des caleçons de bain ordinaires. Enfin, pas loin de là siégeait le jeune fils, l’héritier présomptif de M. Squeers, portrait frappant de son père, se débattant entre les mains de Smike, et lui donnant des coups de pied de toutes ses forces, pendant que cet infortuné lui essayait une paire de bottes neuves, qui ressemblaient d’une manière suspecte à celles que portait, dans le voyage, le plus jeune des recrues d’hier ; et celui-ci en paraissait inquiet lui-même, à l’air pétrifié dont il regardait ses bottes passer en d’autres pieds. Après cela venait une longue file d’écoliers attendant, avec une physionomie qui annonçait peu d’appétit, qu’on les passât à la thériaque. Une autre bande, qui venait justement de subir cette régalade, faisait des contorsions et des grimaces dont la variété témoignait peu de satisfaction intérieure. L’ensemble présentait une collection d’habillements extraordinaires, dont la bigarrure, mal assortie, aurait fait rire aux larmes, sans le spectacle hideux de la malpropreté, du désordre, de l’air maladif qui régnaient dans tout cela.

« À présent, dit Squeers, donnant sur son pupitre avec sa canne un grand coup qui fit presque sauter les petits garçons hors de leurs bottes, a-t-on fini la médecine ?

— C’est fait, dit Mme Squeers, en étouffant le dernier élève dans son empressement, et en lui appliquant, pour le remettre, un coup de la cuiller de bois sur l’os coronal. Allons, Smike, enlevez ; dépêchez-vous. »

Smike emporta bien vite la bassine, et Mme Squeers, ayant appelé un petit garçon avec des cheveux crépus pour s’essuyer les mains après, suivit de près Smike dans une espèce de buanderie, où se trouvait une large bouilloire sur un petit feu, avec un nombre considérable de petites écuelles de bois en rang sur une table.

Mme Squeers, aidée de la servante affamée, versa dans ces écuelles une composition de couleur brune, qui ressemblait assez à une infusion de pelotes, moins l’enveloppe et les épingles, et que l’on décorait du nom de potage. Chaque écuelle avait sa petite croûte de pain bis, et quand le pain leur avait fait avaler le potage, ils finissaient de manger le pain trempé dans le potage et le déjeuner était fait. Sur quoi M. Squeers disait les grâces d’une voix solennelle : « Pour ce que nous avons reçu, Seigneur, donnez-nous des sentiments de sincère reconnaissance. » Et il allait déjeuner à son tour.

Nicolas prit aussi une écuellée de potage pour distendre son estomac, comme on dit que font les sauvages qui, par précaution, avalent de la terre, pour éviter d’être incommodés par la faim quand ils n’auront rien à manger. Puis il n’eut garde d’oublier la tartine de pain beurré, l’une des prérogatives de son emploi, et s’assit en attendant l’ouverture de la classe.

Il ne pouvait assez s’étonner de voir tous les élèves si tristes et si silencieux. Point de ce bruit ni de ces clameurs qui se font entendre d’ordinaire dans les récréations ; point de jeux animés, point de cette gaieté qui part du cœur. Les enfants étaient accroupis et grelottants sur leurs bancs ; ils n’avaient pas la force ou le courage de se remuer. Le seul d’entre eux qui montrât quelque disposition au mouvement et au jeu, c’était maître Squeers ; mais comme son principal amusement était de marcher sur les pieds de ses camarades avec le talon de ses bottes neuves, sa belle humeur était plus déplaisante qu’agréable.

Une demi-heure après, M. Squeers reparut, et les écoliers reprirent leur place et leurs livres. Ce dernier avantage était le privilège d’un sur huit environ, les autres s’en passaient. Puis quelques minutes de recueillement, pendant lesquelles M. Squeers parut réfléchir profondément, comme un homme qui possédait à fond tout ce qu’il y avait dans les livres, et qui les réciterait par cœur d’un bout à l’autre s’il voulait s’en donner la peine. Enfin il appela la première division.

À cet appel, on vit se ranger avec docilité, en face du pupitre du maître, une demi-douzaine de spectres, bons pour servir d’épouvantail aux moineaux, les genoux et les coudes percés ; l’un d’eux plaça sous les yeux de son docte instituteur un livre malpropre et déchiré.

« Voici la première division, Nickleby, celle d’orthographe et de philosophie, dit Squeers, faisant signe à Nicolas de se tenir debout auprès de lui. Nous allons en faire une de latin que je vous repasserai. Voyons, maintenant, où est le premier ?

— Pardon, monsieur, il est à nettoyer les vitres de la fenêtre du parloir, dit celui qui le remplaçait à la tête de la classe de philosophie.

— C’est juste, répliqua Squeers. Nous employons un système d’enseignement pratique, Nickleby ; le système d’éducation rationnelle. N-e-t, net ; t-o-y, toy, nettoy ; e-r, er, nettoyer ; verbe actif qui veut dire, rendre net, essuyer. F-e, fe ; n-ê, , fenê ; t-r-e, tre, fenêtre ; qui veut dire une croisée. Quand l’élève a appris cela dans son livre, il va vite appliquer ses connaissances acquises. Absolument le même principe que la pratique des globes et des sphères. Où est le second ?

— Pardon, monsieur, il est à sarcler le jardin, reprit une petite voix.

— C’est juste, dit Squeers, sans se déconcerter le moins du monde. C’est juste. B-o, bo ; t-a, ta, bota ; n-i, ni, botani ; q-u-e, que, botanique ; nom substantif qui veut dire connaissance des plantes. Quand il a appris que la botanique est un moyen de connaître les plantes, il va les étudier sur place. Voilà notre système, Nickleby ; qu’est-ce que vous dites de ça ?

— C’est un système fort utile, dans tous les cas, répondit Nickleby.

— Je crois bien, reprit Squeers, sans faire attention à l’équivoque. Numéro trois, qu’est-ce qu’un cheval ?

— Une bête, monsieur, répondit l’enfant.

— C’est cela, dit Squeers. N’est-ce pas, Nickleby ?

— Je ne crois pas qu’il y ait de doute à cet égard, monsieur, répliqua Nickleby.

— Certainement non, dit Squeers : un cheval est un quadrupède, et quadrupède, en latin, veut dire bête, comme le savent tous ceux qui ont appris la grammaire ; ou autrement à quoi servirait d’avoir des grammaires ?

— À rien du tout, dit Nicolas, ne sachant que dire.

— Comme vous savez très bien cela, reprit Squeers, s’adressant à l’élève ; allez panser mon cheval et étrillez-le bien, ou c’est moi qui vous étrillerai comme il faut. Reste de la classe, allez tirer de l’eau jusqu’à ce qu’on vous dise qu’en voilà assez, car c’est demain jour de lessive, et il faut remplir les chaudières. »

Cela dit, il congédia la première division, l’envoya se livrer à ses applications de philosophie pratique, et regarda Nicolas d’un œil demi-malin, demi-méfiant, en homme qui ne sait trop qu’en dire.

« Voilà notre méthode, Nickleby, dit-il, après une pause.

— Je vois bien, dit Nicolas, haussant les épaules sans qu’on s’en aperçut.

— Elle est très bonne, la méthode, continua Squeers. À présent, ces quatorze petits garçons, faites-les lire, parce qu’il est temps que vous vous rendiez utile. Il n’y a pas à perdre son temps ici, cela n’irait pas. »

M. Squeers, en effet, était de mauvaise humeur ; il venait de faire la réflexion qu’il était de sa dignité de ne pas être si parlant avec son subalterne, surtout quand son subalterne ne lui parlait pas assez avec éloge de son établissement. Les enfants se rangèrent donc en demi-cercle autour du nouveau maître, et il eut bientôt à entendre leur voix monotone, traînante, hésitante, ressasser ces histoires d’un intérêt tragique, qu’on ne trouve que dans les anciennes croix de Jésus.

La matinée se passa assez péniblement dans cette occupation intéressante. À une heure, les élèves, dont on avait commencé par épuiser l’appétit avec une bonne pâtée de pomme de terre, s’attablèrent, dans la cuisine, devant un morceau coriace de bœuf salé, dont Nicolas reçut la gracieuse permission d’emporter sa part à son pupitre solitaire, pour y manger en paix. Après cela, il y eut encore une heure de récréation, employée, comme l’autre, à se tenir accroupis et grelottants de froid dans l’étude, jusqu’à ce que la classe commençât.

Après chaque tournée de M. Squeers à Londres, il avait pour habitude, deux fois par an, de réunir tous ses élèves, et de leur adresser une espèce de rapport sur ceux de leurs parents ou amis qu’il avait pu voir, les nouvelles qu’il avait recueillies, les lettres qu’il avait apportées, les mémoires qui avaient été acquittés, les comptes qui étaient restés en arrière, et ainsi de suite. Cette séance solennelle avait toujours lieu dans l’après-midi du jour qui suivait son retour ; peut-être était-ce pour enseigner aux enfants à se posséder eux-mêmes et à maîtriser leur impatience pour acquérir de la force d’âme que M. Squeers ne la faisait pas le matin. Peut-être était-ce aussi pour se donner à lui-même le temps d’acquérir un esprit plus ferme et une justice plus inflexible à l’aide de quelques liquides généreux qu’il se permettait d’ordinaire après son premier dîner. Quoi qu’il en soit, les élèves furent donc rappelés, qui du nettoyage des vitres, qui du jardin, qui de l’écurie, qui de l’étable, et la pension se trouvait réunie en grand conclave, quand M. Squeers, tenant en main une liasse de papiers, et Mme Squeers, tenant en main une paire de houssines, entrèrent dans la chambre. M. Squeers réclama ainsi du silence avec douceur :

« Le premier qui dit un mot sans permission, je l’écorche tout vif. »

Cet avertissement amical produisit tout de suite l’effet désiré, et un silence funèbre régna dans l’assemblée. M. Squeers continua :

« Chers élèves, je suis allé à Londres, et je suis revenu dans le sein de ma famille et au milieu de vous aussi fort et aussi bien portant que jamais. »

Fidèles à la coutume qui permettait l’enthousiasme deux fois par ans, les élèves poussèrent trois acclamations à cette nouvelle intéressante. Quelles acclamations ! c’étaient plutôt des soupirs grelottants.

« J’ai vu des parents de quelques élèves, continua Squeers, en feuilletant ses notes, et ils sont si enchantés des soins donnés à leurs enfants, qu’ils ne songent pas du tout à les retirer, ce qui est naturellement une chose bien agréable à penser pour tout le monde. »

Quand Squeers fit cette déclaration, trois ou quatre mains se portèrent à trois ou quatre visages, pour se frotter les yeux, mais la plus grande partie de ces jeunes gentlemen ne se connaissant ni père ni mère, ne prirent pas naturellement un grand intérêt à ces renseignements.

« J’ai eu cependant, dit Squeers, prenant un air mécontent, à surmonter quelques désagréments. Le père de Bolder s’est mis en arrière avec moi de cinquante-deux francs cinquante. Où est Bolder ?

— Tenez, monsieur, le voici, répondirent vingt voix officieuses. Car les enfants et les hommes faits, cela se vaut.

— Venez ici, Bolder. » dit Squeers.

Un petit garçon maladif, les mains pleines de verrues, sortit de sa place pour aller au pupitre du maître, et leva des yeux suppliants sur la figure de Squeers ; la sienne était blanche comme un linge : son cœur battait si fort !

« Bolder, dit Squeers, d’un ton très lent, car pendant ce temps-là, il cherchait, comme on dit, le défaut de la cuirasse. Bolder, si votre père croit que, parce que… tiens ! qu’est-ce que vous avez donc là, monsieur ? »

Squeers, en disant cela, considérait la main de l’enfant, en la tenant par la manche de sa veste, et détournant ensuite les yeux avec un sentiment édifiant d’horreur et de dégoût :

« Comment appelez-vous cela, monsieur, dit-il, lui administrant en même temps un coup de canne pour lui faciliter la réponse.

— Je ne peux pas empêcher cela, je vous assure, monsieur, reprit l’enfant en pleurant, ça vient tout seul : je crois bien que c’est cette sale besogne que je fais qui me les donne, enfin ce que je sais bien c’est que ce n’est pas ma faute.

— Bolder, dit Squeers, retroussant ses manches et crachant dans le creux de sa main droite pour mieux empoigner sa canne. Vous êtes un incorrigible petit garnement, et, puisque la dernière raclée ne vous a pas mieux réussi, nous allons en essayer d’une autre. »

À ces mots, sans aucune pitié pour l’enfant qui criait miséricorde, M. Squeers tomba sur lui à grands coups de canne, et ne cessa que lorsqu’il se sentit le bras fatigué.

« Là ! dit Squeers, quand il eut fini son exécution, frottez-vous à présent tant que vous voudrez, vous avez de quoi frotter. Ah ! voulez-vous vous taire ? il ne se taira pas. Smike, mettez-le dehors. »

Le souffre-douleur de Dotheboys-Hall avait appris par une longue expérience à ne pas délibérer au lieu d’obéir : il se dépêcha de flanquer la victime à la porte, et M. Squeers retourna se percher sur son tabouret, avec l’aide de Mme Squeers qui en occupait un autre à ses côtés.

« À présent, voyons, dit Squeers ; une lettre pour Cobbey. Levez-vous, Cobbey. »

Cobbey se leva et regarda la lettre fixement, pendant que M. Squeers en prenait tout bas connaissance.

« Ah ! dit Squeers, la grand’maman de Cobbey est morte et son oncle Jean s’est mis à boire ; voilà toutes les nouvelles que sa sœur lui envoie, avec trente-six sous, qui vont justement servir à payer ce carreau cassé, vous savez. Madame Squeers, ma bonne amie, voulez-vous prendre l’argent ? »

La digne ménagère empocha les trente-six sous d’un air affairé, et Squeers passa au suivant avec gravité.

« Graymarsh, dit-il, est celui qui vient après. Graymarsh, levez-vous. »

Graymarsh se lève donc à son tour, et le maître de pension parcourt la lettre, comme pour les autres.

« La tante maternelle de Graymarsh, dit Squeers, qui s’était pénétré du contenu de la lettre, est très contente d’apprendre qu’il soit si bien portant et si heureux. Elle adresse ses compliments respectueux à Mme Squeers, et la regarde comme un ange sur la terre. Elle regarde aussi M. Squeers comme trop vertueux pour ce monde ; elle espère cependant que Dieu voudra bien l’y conserver, pour continuer ses affaires. Elle aurait bien voulu envoyer à Graymarsh la paire de bas qu’il avait demandée, mais elle était à court d’argent et ne pouvait que lui adresser à la place les Pensées du chrétien, en lui recommandant de mettre sa confiance dans la sainte Providence. Elle compte surtout qu’il s’étudiera en toute chose à faire plaisir à M. et Mme Squeers, et à les considérer comme ses seuls amis au monde. Qu’il aime aussi le jeune M. Squeers et ne fasse plus aucune difficulté de coucher cinq dans un lit, ce qui serait une conduite peu chrétienne. Ah ! dit Squeers, repliant le papier, quelle lettre délicieuse ! on ne peut plus touchante vraiment ! »

Ce qu’il y avait de plus touchant en effet, c’est que la tante maternelle de Graymarsh était regardée par ses amis les plus intimes comme la véritable mère de l’enfant. Toutefois, sans faire allusion à cet accident (ce qu’il eût trouvé trop immoral devant des élèves), il poursuivit le cours de ses opérations en appelant « Mobbs ». Mobbs se leva et Graymarsh retourna à sa place.

« La belle-mère de Mobbs, dit-il, s’était mise au lit, à la nouvelle qu’il ne voulait pas manger de gras ; elle ne l’avait pas quitté depuis. Elle veut savoir, par le prochain courrier, quelles sont ses intentions en se révoltant contre la nourriture, et s’il est vrai qu’il se permette de détourner le nez avec dégoût du bouillon de foie de vache, quand son bon maître l’a sanctifié par le bénédicité. Ce n’est pas de M. Squeers qu’elle tient ces détails affligeants, ce monsieur est si bon qu’il serait bien fâché de semer la zizanie, mais elle l’a su par le journal, et elle a été vexée plus qu’elle ne peut dire. Elle est désolée de le voir mécontent, ce qui est un péché abominable, et elle espère que M. Squeers aura la bonté de le fouetter jusqu’à ce que cela change. Elle-même, elle commence les punitions en mettant un embargo sur les cinq centimes d’argent de poche qu’on lui donnait pour la semaine, et elle a fait cadeau aux missionnaires du couteau à double lame avec un tire-bouchon qu’elle avait acheté d’abord exprès pour lui.

« Voilà de tristes dispositions, à ce que je vois ; dit M. Squeers, après une pause effrayante, pendant laquelle il avait rafraîchi encore une fois du baume de ses lèvres le creux de sa main, cela ne peut pas se passer comme ça ; je veux qu’on soit gai et content chez moi. Mobbs, venez. »

Mobbs s’avança lentement vers le pupitre, se frottant les yeux par anticipation, et, quand il fut payé pour pleurer, il se retira par la porte latérale, houspillé comme il faut.

M. Squeers se mit alors à décacheter une collection d’autographes de tout genre. Les unes renfermaient de l’argent, que Mme Squeers prenait pour en avoir soin. D’autres accompagnaient de petits articles de toilette, tels que bonnets, etc. Mme Squeers, en les examinant, les trouvait tous trop grands ou trop petits. Ils n’allaient à personne, excepté au jeune Squeers, qui devait avoir la tête bien faite et les membres bien accommodants, car rien ne pouvait aller aux autres et tout semblait fait à sa mesure ; sa tête, en particulier, avait un singulier privilège d’élasticité, car les chapeaux et les bonnets de toutes dimensions le coiffaient également à ravir.

Après la séance, on dépêcha quelques leçons dégoûtantes, et Squeers se retira dans ses foyers, laissant à Nicolas le soin de surveiller les élèves dans l’étude qui était très froide, et où l’on servit à la nuit tombante un repas de pain et de fromage.

Il y avait un petit poêle dans le coin de la chambre le plus rapproché de la place du maître ; c’est là que s’assit Nicolas, si abattu, si humilié par le sentiment de sa position, que, si la mort était venue le visiter en cet instant, il lui aurait peut-être fait bon accueil. Les cruels traitements dont il avait été le témoin involontaire, la conduite grossière et inqualifiable de Squeers, même dans ses meilleurs moments, la malpropreté du lieu, le spectacle présent à ses yeux, les cris qui retentissaient à ses oreilles, tout contribuait à lui donner cette humeur mélancolique. Mais, quand il se rappelait qu’en sa qualité de sous-maître de M. Squeers, quelles que fussent les circonstances qui l’y avaient contraint, il passerait pour être l’aide et le partisan d’un système pour lequel il ne se sentait qu’horreur et que dégoût, il se faisait honte à lui-même, et craignait un instant que le souvenir de sa situation présente ne lui permît plus désormais de marcher jamais la tête haute.

Mais, quant à présent, son parti était pris, et il restait fermement décidé à accomplir jusqu’au bout la résolution qu’il avait formée la veille. Il avait écrit à sa mère et à sa sœur pour leur annoncer qu’il était arrivé à bon port ; il parlait peu de Dotheboys-Hall, mais le peu qu’il en disait était aussi rassurant que possible. Il espérait, disait-il, en restant où il était, faire un peu de bien, même là. Dans tous les cas, il avait trop besoin de la faveur de son oncle, dans l’intérêt de ceux qui lui étaient chers, pour la compromettre en le disposant mal contre lui.

Cependant il y avait une pensée qui le troublait bien plus que toutes les considérations personnelles relatives à sa propre situation. Ce qui l’occupait surtout, c’était le sort probable qu’on allait faire à sa chère Catherine. Son oncle l’avait bien trompé lui-même, pourquoi ne choisirait-il pas aussi pour elle quelque emploi misérable où sa jeunesse et sa beauté lui seraient plus périlleuses que la laideur et la vieillesse ? Pour un homme emprisonné, pieds et poings liés comme lui, c’était une idée à faire frémir. Mais non, il avait tort ; sa mère était près d’elle, et puis il comptait aussi sur l’honnête artiste, simple de cœur, il est vrai, mais qui après tout connaissait le monde, puisque c’était le monde qui lui faisait gagner sa vie. Il aimait à croire que c’était pour lui, pour lui seul, que Ralph Nickleby avec conçu de l’antipathie ; et, comme il se sentait à présent de trop justes raisons de la lui rendre, il en concevait mieux celle de son oncle, mais il cherchait à se persuader que ce mauvais sentiment se bornait là et ne s’étendait pas plus loin.

Comme il était absorbé dans ces réflexions, il rencontra tout à coup les yeux de Smike tournés vers lui. Le pauvre garçon était là, sur ses genoux, devant le poêle, à ramasser quelque morceau de charbon, égaré dans les cendres, pour le replacer sur le feu.

Il s’était arrêté un moment pour jeter à la dérobée un regard sur Nicolas, et, quand il se vit observé, il recula comme s’il s’attendait à être battu.

« Vous n’avez pas besoin d’avoir peur de moi, lui dit Nicolas avec douceur. Avez-vous froid ?

— N-o-n.

— Vous tremblez cependant.

— Je n’ai pas froid, répondit Smike vivement. J’y suis fait. »

On voyait, dans ses manières, une telle crainte de déplaire, et cette créature timide semblait si découragée, que Nicolas ne put s’empêcher de s’écrier :

« Pauvre garçon ! »

S’il avait frappé le souffre-douleur de la maison, il l’aurait vu se sauver sans se plaindre ; mais, à ces mots, il le vit seulement fondre en larmes.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-il en pleurant et en cachant sa figure dans ses mains glacées et calleuses ; mon cœur va se briser ! c’est sûr ! c’est sûr !

— Chut ! dit Nicolas lui mettant la main sur l’épaule. Soyez un homme par le courage, comme vous l’êtes déjà presque par les années, et que Dieu vous aide !

— Les années ! dit Smike toujours en pleurs. Ô ciel ! ô ciel ! Combien j’en ai déjà compté ! combien, depuis que j’étais petit garçon, plus jeune que tous ceux qui sont ici ! Où sont-ils tous, à présent ?

— De qui parlez-vous ? demanda Nicolas, qui voulait relever la raison de cette créature, en apparence presque stupide. Voyons, dites-moi !

— Mes amis, répliqua-t-il, mes… Oh ! que j’ai donc souffert !

— Il ne faut jamais perdre l’espérance, dit Nicolas ne sachant que dire.

— Oh ! non, non ! Il n’y en a pas pour moi ! Vous rappelez-vous l’élève qui est mort hier ?

— Je n’y étais pas, vous savez, dit Nicolas avec bienveillance. Mais que vouliez-vous me dire ?

— Eh bien ! répliqua l’autre en se rapprochant de Nickleby, j’étais avec lui la nuit, et, quand tout fut en silence, il ne demanda plus, comme auparavant, que ses amis vinssent s’asseoir à ses côtés, mais il commença à voir autour de son lit des figures qui venaient de chez lui. Il disait (il rêvait sans doute) qu’elles lui souriaient, qu’elles causaient avec lui, et il finit par mourir en soulevant sa tête pour les embrasser. Vous comprenez ?

— Oui, oui ! répliqua Nicolas.

— Mais moi ! quelles sont les figures qui viendront me sourire, à l’article de la mort ? »

Smike frissonnait.

« Qui viendra causer avec moi, dans ces longues nuits ? Elles ne peuvent pas venir de chez moi ; elles me feraient peur, car je ne sais seulement pas ce que c’est qu’un chez moi, et je ne les reconnaîtrais pas. Douleur et crainte, crainte et douleur, voilà mon sort, à la vie et à la mort. Non, non, pas d’espérance ! »

La cloche du clocher sonna. Smike en l’entendant, retomba dans son état habituel d’insensibilité et se glissa sans bruit pour n’être point remarqué. Nicolas avait le cœur bien gros lorsque, quelques moments après, il se retira, ou plutôt suivit les élèves entassés dans leur dortoir sale et infect.