Notes de voyages/Notes diverses

La bibliothèque libre.
Louis Conard (tome IIp. 351-367).


NOTES DIVERSES.[1]


LECTURES.


Juin 1859.
Saint-Paul de Renan.
(Sur le style.)

Dédié à sa femme comme la Vie de Jésus l’était à sa sœur.

M. et Mme Renan, assis sur des blocs disjoints du vieux môle, à Séleucie, portaient « envie aux apôtres qui s’embarquèrent là pour la conquête du monde ».

« Tout n’est ici-bas que symbole et que songe. » Qu’en savez-vous ?

« La compagne fidèle qui ne retire pas sa main à celle qu’elle a une fois serrée. » Cette dédicace à deux femmes me paraît caractéristique ; cette idée-là ne serait pas venue à un homme moins sentimental, plus préoccupé du Juste.

À propos des Actes des apôtres : « une odeur matinale, une brise de mer ».

« Si j’ose le dire », etc. (p. 12). « Si j’ose m’exprimer ainsi », plusieurs fois répété. Il y a un fond d’académicien.

Jésus poète. — « Tantôt il soutenait qu’il était venu continuer la loi de Moïse, tantôt la supplanter (le Christ) ; à vrai dire, c’était là, pour un grand poète comme lui, un détail insignifiant » (p. 56). Béranger a appelé Napoléon « le plus grand poète des temps modernes », Augier appelle poète un notaire ; il faudrait s’entendre sur la signification des mots !

Manque de précision. — À propos de Rome : « Tout cela se perdait dans le tumulte d’une ville grande comme Londres et Paris » (p. 107).

Jolie phrase sur la Grèce. — « Terre de miracles comme la Judée et le Sinaï, la Grèce a fleuri une fois, mais n’est pas susceptible de refleurir ; elle a créé quelque chose d’unique, qui ne saurait être renouvelé : il semble que quand Dieu s’est montré dans un pays, il le sèche pour jamais » (p. 138).

Pages ravissantes sur le caractère et la vie grecque (p. 202 et seq.).

L’épître aux Galates. — « Épître admirable qu’on peut comparer, sauf l’art d’écrire, aux plus belles œuvres classiques » (p. 314). En quoi les œuvres classiques seraient-elles admirables sans l’art d’écrire ?

« Ils sont des hommes (les apôtres), tu fus un Dieu » (p. 328). Évidemment, Renan ne croit pas à la divinité du Christ, c’est donc une manière de parler ! un effet de style ! comme dans Rousseau : « sa mort fut celle d’un Dieu ».

« Ces villes banales, si l’on peut s’exprimer ainsi » (p. 333).

« Une force divine, si j’ose le dire, souligne ses paroles » (Vie de Jésus, introd., p. 37).

« Le comble de la fureur » se trouve deux fois.

Dans les Apôtres :

P. 180 : il va mettre le comble à ses méfaits.

P. 183 : il fut touché à vif, bouleversé de fond en comble.

P. 192 : l’antipathie que les Juifs…… était arrivée à son comble.

Dans la Vie de Jésus :

P. 195 : les deux disciples trouvèrent Jésus au comble de la perplexité.

P. 300 : le scandale fut au comble.

P. 371 : l’impiété des hommes était à son comble.

Haine de la liberté, fonds socialiste, manchette d’évêque qui perce. — « La question seulement est de savoir si une société peut tenir sans une censure des mœurs privées, et si l’avenir ne ramènera pas quelque chose d’analogue à la discipline ecclésiastique, que le libéralisme moderne a si jalousement supprimée » (p. 393).

« Tout cela faisait une sorte de caravane apostolique d’un aspect fort imposant ». De quoi s’agit-il ? des délégués des églises de Macédoine accompagnant Paul ! (p. 459).

Doctrine sur l’humanité, hiérarchie. — « En tête de la procession sainte de l’humanité, marche l’homme du bien, l’homme vertueux ; le second rang appartient à l’homme du vrai, au savant, au philosophe ; puis vient l’homme du beau, l’artiste, le poète ! » (p. 567).

Vie de Jésus.
(Relue en juillet 1869.)

« Ce qu’il aimait, c’était ses villages galiléens, mélanges confus de cabanes, d’aires et de pressoirs, taillés dans le roc, de puits, de tombeaux, de figuiers, d’oliviers ; il resta toujours près de la nature ». La nature, cela est du Rousseau, la nature ne veut plus dire cela pour nous.

« La cour des rois lui apparaît comme un lieu où les gens ont de beaux habits » (p. 39).

Miracles. — « L’homme étranger à toute idée de physique, qui croit qu’en priant il change la marche des nuages, arrête la maladie et la mort même, ne trouve dans le miracle rien d’extraordinaire, puisque le cours entier des choses est pour lui le résultat des volontés libres de la divinité » (p. 41).

« Il (Jésus) fondait cette grande doctrine du dédain transcendant, vraie doctrine de la liberté des âmes, qui seule donne la paix » (p. 49).

« Les jardins, à Tibériade, étaient des massifs de grenadiers, de citronniers, d’orangers » (p. 66). Les orangers datent du xiie siècle.

« Dans nos sociétés établies sur une idée très rigoureuse de la propriété, la position du pauvre est horrible ; il n’a pas, à la lettre, sa place au soleil. Il n’y a de fleurs, d’herbes, d’ombrage que pour celui qui possède la terre. En Orient ce sont là des dons de Dieu qui n’appartiennent à personne ; le propriétaire n’a qu’un mince privilège, la nature est le patrimoine de tous » (p. 151).

« Telle est la faiblesse de l’esprit humain que les meilleures causes ne sont gagnées d’ordinaire que par de mauvaises raisons ; exemples : Moïse, Mahomet, Colomb » (p. 259).

La maladie qui fit la fortune de Mahomet était Hysteria muscularis de Schœnlein.

« La société, n’étant plus sûre de son existence, en contracta une sorte de tremblement et ces habitudes de basse humilité qui rendent le moyen âge si inférieur aux temps antiques et aux temps modernes » (p. 286).

« Les continuateurs de Jésus sont ceux qui semblent le répudier ; toutes les révolutions sociales sont entées sur “le royaume de Dieu”, les rêves d’organisation idéale de la société ressemblent aux aspirations des sectes chrétiennes primitives » (p. 287).

Préoccupation de Lamennais que Renan regarde comme un très grand homme : « Cet homme, qui était dans le commerce de la vie d’une grande bonté, devenait intraitable jusqu’à la folie pour ceux qui ne pensaient pas comme lui » (p. 326).

Amour du peuple. — « Le peuple, dont l’instinct est toujours droit, même lorsqu’il s’égare le plus fortement sur les questions de personnes, est très facilement trompé par les faux dévots » (p. 329). « Comme tous les grands hommes, Jésus avait du goût pour le peuple » (p. 184).

« Comme il arrive toujours dans les grandes carrières divines, il subissait les miracles que l’opinion exigeait de lui bien plus qu’il ne les faisait » (p. 360).

« Le souffle de Dieu était libre chez eux ; chez nous, il est enchaîné par les liens de fer d’une société mesquine et condamnée à une irrémédiable médiocrité » (p. 449).

« Qui de nous, pygmées que nous sommes, pourrait faire ce qu’a fait l’extravagant François d’Assise, l’hystérique sainte Thérèse ? » (p. 452).

« Les plus belles choses du monde se sont faites à l’état de fièvre ; toute création éminente entraîne une rupture d’équilibre, un état violent pour l’être qui la tire de lui » (p. 453).

« Sans doute Jésus sort du judaïsme ; mais il en sort comme Socrate sortit des écoles des sophistes, comme Luther sortit du moyen âge, comme Lamennais sortit du catholicisme, comme Rousseau du xviiie siècle » (p. 455).

Histoire des perruques (Thiers).

« Constantin, se retirant à Constantinople, voulut donner sa couronne à saint Sylvestre ; mais ce pape la refusa à cause du respect qu’il avait pour la couronne cléricale : il ne prit pour diadème qu’une mitre ronde brodée d’or. Selon d’autres, Constantin offrit au même saint Sylvestre une couronne d’or enrichie de perles précieuses ; il la refusa comme un ornement qui ne lui était nullement convenable et se contenta d’une mitre blanche brodée » (p. 75).

« Les Maronites, s’ils ne trouvent pas d’eau bénite dans l’église, touchent la muraille du bout des doigts, qu’ils baisent après. »

Voir une page charmante sur les incommodités que les perruques apportent aux ecclésiastiques (p. 341).

Ces moines du mont Athos, ὀμφαλοψυχὴς, ayant l’âme dans le nombril, sont une preuve de plus de l’infiltration bouddhiste en Occident vers le commencement du christianisme.

Pourquoi le catholicisme, qui damne la nature, voit-il de mauvais œil les conquêtes sur la nature ? C’est qu’il sent au bout d’elles la Science.

Chemins de fer (à propos des pèlerins de Lourdes). — L’invention des chemins de fer fut mal vue par le clergé, témoin le mandement de l’évêque de Besançon, Bouvier, qui les considère comme envoyés par Dieu pour punir les hôteliers de la violation du dimanche. Les libres penseurs, au contraire, les ont considérés comme devant favoriser leurs vues par le rapprochement des peuples, l’effacement des préjugés, etc. Et voilà que les chemins de fer servent aux pèlerinages d’une manière inespérée. Qui s’est trompé des deux partis ? L’un et l’autre.

Mettre en parallèle un banquet gambettiste et un train de pèlerins de Lourdes. — Lourdes m’a l’air d’enfoncer la Salette, parce qu’il est plus nouveau : Lourdes est le Deauville de la dévotion moderne, la Salette en serait le Dieppe.

L’excès est une preuve d’idéalité : aller au delà du besoin.

L’enthousiasme (du peuple) est d’autant plus fort que l’idée est plus vague. Puissance des mots République, honneur, gloire, etc.

Propriété littéraire. — Question odieuse ! (et qui se rattache à l’art et à l’économie politique). On peut payer un travail manuel, mais non un intellectuel ; considérer l’œuvre d’art comme une denrée, c’est la mettre au même niveau.

Mais « des services s’échangent contre des services » ; donc je vous paye le plaisir (le service) que vous me rendez par votre œuvre. — Vous ne pouvez pas me le payer, car j’écris non pour le lecteur d’aujourd’hui, mais pour tous les lecteurs qui pourront venir dans la suite des temps ; ma marchandise ne peut être consommée, mon service reste donc indéfini et impayable.

Le dogme du Progrès est la réaction du dogme de la Chute. Première doctrine : on est de plus en plus perverti, etc. ; deuxième doctrine : on l’est de moins en moins.

Les affaires ! importance des affaires ! tout y cède, ça ne souffre aucune objection.

Puissance des mots, ignorance française. — Après la perte du Canada, on dit : « que nous font quelques arpents de neige ? » Ils étaient peuplés de 2 millions d’habitants et produisaient par an 500 millions !

Le dernier refuge, la suprême consolation, c’est de savoir qu’on appartient au Cosmos, qu’on fait partie de l’ordre.


PLANS. — IDÉES EN L’AIR.


Spira ! spera !

L’hypocrisie sociale doit être maintenant à son état le plus intense en Amérique ; ces gens qui disent « inexpressible » pour « pantalon » et qui appuient la théorie de l’esclavage sur la Bible, cela doit faire entre la morale parlée et l’action dramatique des oppositions brutales : un propriétaire, libéral en politique (extérieure), dur pour ses esclaves ; une plantation de coton où on veille les nègres à main armée, cependant on parle d’améliorations d’agriculture pour les classes pauvres ; l’action féroce coupant par intervalles le dialogue philanthropique, … un ministre.

Quel est l’imbécile qui a dit ceci : Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde ? — Pas du tout ! il y a quelqu’un de plus bête qu’un idiot, c’est tout le monde.

L’impossibilité de tenir un secret quel qu’il soit est le trait distinctif des impures.


NOTES GÉNÉRALES. — LECTURES, ETC.


Octobre 1859.

Le général de Montauban a un petit chien qui est pris d’attaque de nerfs lorsqu’on le contrarie. Quelle jolie preuve pour les partisans de la métampsomatose ! Ce toutou-là est une jeune femme mal élevée.

La lèpre considérée comme une bénédiction, ce qui concorde avec la formule de M. Hamon, de Port-Royal : « la maladie est l’état naturel du chrétien ». (Voir Spéculum patientiæ, Norib., 1509 ; Serm. aurei. a Petr. Trach., 1479, sermo 39 ; Sermon de Jean de Tambaco et de Jean de Nider.)

Pierre Jurien, tourmenté de coliques, les attribuait aux combats que se livraient sans cesse sept cavaliers renfermés dans ses entrailles. (Dict. des Sciences médicales, Arts, Lettres.)

L’art est la recherche de l’inutile ; il est dans la spéculation ce qu’est l’héroïsme dans la morale.

L’artiste non seulement porte en soi l’humanité, mais il en reproduit l’histoire dans la création de son œuvre : d’abord du trouble, une vue générale, les aspirations, l’éblouissement, tout est mêlé (époque barbare) ; puis l’analyse, le doute, la méthode, la disposition des parties (l’ère scientifique) ; enfin, il revient à la synthèse première, plus élargie dans l’exécution. Si l’humanité doit se développer à la manière d’une œuvre, conçue par la Providence, comme elle est loin encore, miséricorde ! de cette troisième phase.

L’idée que « l’esprit procède du simple au composé » explique la nullité poétique du xviiie siècle, et c’est parce qu’il ne sentait pas l’histoire qu’il a formulé cet axiome.

La littérature n’est pas chose abstraite, elle s’adresse à l’homme tout entier ; tel mot qui vous semble hasardé, tel passage libertin n’est peut-être coupable que d’agacer vos nerfs ? cela explique la fureur des gens contre certains livres (et les procès de presse ?) : ce n’est jamais le fond qui scandalise, mais la Forme. Le style, indépendamment de ce qu’il dit, peut avoir des inconvenances en soi ; on trouve un certain caractère de débauche aux épithètes violentes, aux situations franches, à la couleur vraie.

La Critique est la dixième Muse et la Beauté la quatrième Grâce.

N’espérez aucun progrès philosophique, tant qu’on s’acharnera à décorer Dieu d’attributs.

Il y a des gens qui peignent l’infini en bleu, d’autres en noir.

L’idée commune que l’humanité se fait de Dieu ne dépasse point celle d’un monarque oriental entouré de sa cour ; la pensée religieuse est donc en retard de plusieurs siècles, nous sommes toujours à brouter l’herbe, malgré les ballons.

Le grand roman social à écrire (maintenant que les rangs et les castes sont perdus) doit représenter la lutte ou plutôt la fusion de la barbarie et de la civilisation ; la scène doit se passer au désert et à Paris, en Orient et en Occident. Opposition de mœurs, de paysages et de caractères, tout y serait, et le héros principal devrait être un barbare qui se civilise près d’un civilisé qui se barbarise.

La Poésie ne sort pas du monde organique, quoi qu’on en dise (littérature industrielle, utilitaire, humanitaire est sans beauté et sans entrailles) ; il lui faut une base sensible et une surface plastique. En ce sens, rien de plus poétique que le vice et le crime ; aussi les livres vertueux sont-ils ennuyeux et faux, ils méconnaissent la vie, le moi rejaillissant contre tous, l’homme contre la société ou en dehors d’elle, qui est le vrai homme organique. Voilà pourquoi il est peut-être si difficile de faire rire des vices. Notez que Molière ne s’est jamais attaqué qu’aux ridicules (Harpagon fait peur, Arnolphe fait pleurer, Tartuffe épouvante, etc.). Le ridicule, à la bonne heure, chose transitoire, conçue par l’homme, inventée par lui, qui vient de l’esprit et qui y retourne ! Comme personnages vicieux, je ne connais que ceux du marquis de Sade qui me fassent rire (et ce n’était pas l’intention de l’auteur, bien au contraire) ; mais ici le crime arrive à être un ridicule, car la nature est tellement exaltée, poussée à outrance qu’elle devient impossible et disparaît, on n’a plus qu’une conception des êtres fantastiques donnés pour humains et en opposition avec l’humanité.

« Il a une femme et des enfants », honorable excuse à toutes les turpitudes.

Le goût est comme la voix, souvent il perd en justesse et en ductilité ce qu’il gagne en hauteur.

Celui qui ne dit pas de mal des femmes ne les aime point, puisque la manière la plus profonde de sentir quelque chose est d’en souffrir.

Quand le goût se raffine, il se pervertit, comme les femmes qui, trop aimables, deviennent coquettes et pires.

Ce qu’elle a produit, la Philosophie ? rien du tout ; elle a fait grandir Dieu de siècle en siècle.

Une sottise ou une infamie, en se renforçant d’une autre, peut devenir respectable. Collez la peau d’un âne sur un pot de chambre, et vous en faites un tambour.

« Frappe au visage ! », c’est ce que César avait fait souvent, en parlant aux dames romaines.

« … il était de ces hommes qui ont les épaules assez larges pour heurter en passant les deux linteaux de toutes les portes. »

Le don de l’observation ne peut appartenir qu’à un honnête homme, car pour voir les choses en elles-mêmes il faut n’y porter aucun intérêt personnel.

« L’homme est un animal terrestre et aérien qui a besoin de beaucoup de lumière. »

Strabon.

« On avait pris à la caserne du Prince-Eugène un dragon pour faire le ménage ; il a b… la cuisinière, volé un morceau de lard, et bu tout le restant de la bouteille d’eau-de-vie ! »

(Frag. d’un roman réaliste quelconque.)

« Comme une armoire à glace ! », expression d’admiration (à propos de lutteurs) de M. Rollin-Rossignol, le cornac d’iceux ; il voulait dire formes carrées ? et nettes, mais il y a aussi là dedans un sentiment de luxe et de beauté, la chose riche, hors ligne, princière.

Il y a dans toute indignation une faute de jugement, une jalousie, envie sourde… et une vertu.

M. de Martignac, en septembre 1830, eut à se défendre devant la Chambre d’avoir secouru les gens de lettres pauvres.

Si le romantisme de 1830 (Hugo, Lamartine, etc.) n’a pas été plus fécond, c’est qu’il n’est peut-être remonté à la Tradition, à la Renaissance, que superficiellement ; gothique de couleur et catholique par genre, il a dédaigné ou méconnu le naturalisme, qui le déborde maintenant, mais qui n’a pas encore son poète ni sa formule.

« Y a-t-il rien de plus joli qu’un jeune homme qui a reçu de l’éducation, qui peut aller dans les sociétés et causer de tout ? ah ! oui, ah ! oui ! »

(Phrase entendue dans un cabaret au Grand-Couronne.)

L’art de gouverner consiste à diriger l’opinion publique (définition libérale), à faire taire l’opinion publique (définition monarchique).

L’observation et le trait sont deux qualités littéraires qu’il est bien de mépriser, mais qu’il est bon d’avoir.

Si l’absence de caractère (d’après Winkelman) est ce qui constitue le sublime, la présence de caractère, la particularité, est peut-être la seule cause de la passion, de l’excitation (excitement). Un grain de beauté sur la joue d’une femme est quelque chose de spécial, d’intime, qui fait d’elle un être à part au milieu des autres ; de là l’irritation que produisent certaines toilettes, certaines attitudes, certains sons de voix, certains yeux canailles, certaines laideurs ; « on n’a jamais vu ça ! ». C’est une découverte, et comme un sexe nouveau par-dessus l’autre.

L’espoir est un attentat sur la Providence.

Si tu veux des perles, jette-toi à la mer.

Dans l’adolescence on aime les autres femmes parce qu’elles ressemblent plus ou moins à la première ; plus tard on les aime parce qu’elles diffèrent entre elles.

Aujourd’hui, 4 novembre 1862, été à l’église Saint-Martin, à l’enterrement du père de Barrière. Gens de lettres et cabotins. À cette heure, que le bonhomme est enterré fraîchement, tous les assistants sont dans les cafés, ou avec du fard aux joues sur les planches des théâtres, à débiter des gaudrioles. J’étais entre les deux Lévy ; devant moi, Théod. de Banville et Maurice Sand ; plus loin, Paulin Menier et Tailhade ; à ma gauche, de l’autre côté, Sardou et Déjazet fils ; Laferrière seul au milieu des chaises, etc.

Il a fallu attendre la fin de deux enterrements. Rien de religieux, cela se précipite comme des ballots dans une maison de roulage. L’église est éclairée au gaz comme un café, casino catholique ; ça ne sent même plus le jésuite, c’est administratif et chemin de fer. Rien pour le cœur, rien pour la poésie, rien pour la religion ; toute la hideur du monde moderne est là.

C’est peut-être, après tout, une transition pour amener l’effacement complet des funérailles, quelque chose comme une crémation instantanée. On escamotera la mort dans ce qu’elle a de pire, la tendresse humaine y perdra un certain lien que l’on sentait (à cause du fil coupé pathétiquement), entre ceux qui ne sont plus et vous. Le drame s’en va de ce monde.

Qu’est-ce que la gloire ? Faire dire beaucoup de bêtises sur son compte !

Le peuple est une expression de l’Humanité plus étroite que l’individu… et la foule est tout ce qu’il y a de plus contraire à l’homme.

Ce n’est pas contre les dieux que Prométhée aujourd’hui devrait se révolter, mais contre le Peuple, Dieu nouveau. Aux vieilles tyrannies sacerdotales, féodales et monarchiques, en a succédé une autre plus subtile, inexplicable, impérieuse, et qui dans quelque temps ne laissera pas un seul coin de la terre qui soit libre. Vous ne pressez plus sur mon corps, vous ne me forcez même plus à croire, soit ; mais où est le progrès du libre arbitre, et, partant, celui de la moralité, si, par le seul fait de l’organisation sociale, je suis fatalement contraint à penser comme vous ?

Dans cinquante ans d’ici il ne sera pas possible de vivre même de son revenu sans s’occuper d’argent, comme un banquier ; il me semble que (pour l’esprit) cela équivaut à peu près à l’esclavage.

« La pauvre Venise ! », c’était Dominico, mon domestique d’hôtel à Constantinople, qui répétait cela.

Moi je dis : « la pauvre littérature ! », car elle me semble comme la vieille et belle ville des doges être pleine de mouchards et de soldats ; des bourgeois indifférents viennent examiner ses ruines, peu à peu elle s’abîme dans je ne sais quelle universalité morne et infinie, j’entends ses murs tomber dans l’eau, et les crapauds sauter contre les fresques qui s’écaillent.

Autrefois, à Paris, on croyait que la Femme était un moyen d’arriver à une position, on la considérait comme une échelle qui conduisait à la fortune ; autant de maîtresses, autant d’échelons. N’est-ce pas actuellement le contraire ? car pour leur agréer, c’est la position plus encore que l’argent qu’il leur faut ; elles couchent avec le rang, le renom, l’entourage social, tout comme font les hommes. Quant au demi-monde, du moins, cela est incontestable.

Le prodigieux développement musical de ces trente dernières années a dû développer l’hystérie ?

À mesure que la prostitution des femmes diminue (se modifie ou se cache), celle des hommes s’étend ; le corps peut être moins vénal, soit ! mais l’esprit arrive à une banalité, à une promiscuité sans exemples. Bientôt les endroits seront fermés, où je peux prendre une maîtresse pour cinq minutes ; mais ceux où je puis avoir des amis pour une demi-heure pullulent, le café remplace le b....., je demande des intimes en chambre.

Théorie du gant. — C’est qu’il idéalise la main, en la privant de sa couleur, comme fait la poudre de riz pour le visage ; il la rend inexpressive (voir le vilain effet des gants sur la scène), mais typique ; la forme seule est conservée et plus accusée. Cette couleur factice, grise, blanche ou jaune, s’harmonise avec la manche du vêtement, et, sans donner l’idée d’une nature autre (puisque le dessin est conservé), met de la nouveauté dans le connu, et rapproche ainsi ce membre couvert, d’un membre de statue. Et cependant cette chose anti-naturelle a du mouvement (différent en cela du masque, mais le masque a du mouvement par les yeux). Rien n’est plus troublant qu’une main gantée.

Les hommes qui aiment beaucoup la Femme ne peuvent pas aimer la Justice.

L’acteur Ravel a créé le genre des amoureux ridicules. Comptez dans combien de pièces, dans combien de livres, l’amour est maintenant ridiculisé ; et plaignez-vous ensuite de la bassesse du théâtre et du roman, sans compter celle de la vie !

Autre face de la question : cet acharnement contre l’adultère est peut-être moral ? Pour se sauver des passions il faut d’abord en rire.

Comparaison suivie d’une bonne tête et d’une bonne maison ; il s’agit de savoir ce que l’on est, le but, si c’est un civilisé :

Au rez-de-chaussée, état inférieur, le salon, meubles simples et commodes ; c’est, pour le public, l’amabilité, l’abord facile.

Et la cuisine, donnant sur la cour ; les pauvres.

La salle à manger ? hospitalité, vie publique.

Le cœur sera dans la chambre à coucher ; par derrière, les lieux, où vous jetterez les haines, les rancunes, les colères, toutes les saletés.

La pièce principale, celle qui sera la plus luxueuse et la plus secrète, le cabinet d’études.

Pas de grenier, une terrasse pour contempler le paysage et le ciel.

(À développer.)

28 avril 1872.

Le véritable écrivain est celui qui, sans sortir d’un même sujet, peut faire en dix volumes, ou en trois pages, une narration, une description, une analyse et un dialogue. Hors de là, farceurs ou gens de goût, deux catégories médiocres.

Ne pouvoir se passer de Paris, marque de bêtise ; ne plus l’aimer, signe de décadence.

La Nature n’est belle que pour qui sait la voir, preuve que tout dépend du subjectif.

« Goûts hors nature » (lesquels sont répandus). Expression indiquant que nous jugeons extraordinaire, en dehors de la loi, miraculeux, tout ce qui nous étonne.

Il faut être assez fort pour se griser avec un verre d’eau et résister à une bouteille de rhum.

Idéalité de l’art antique, l’usage des masques montre qu’il ne sortait pas des types.

Aujourd’hui 12 décembre 1862, anniversaire de ma quarante et unième année, été chez M. de Lesseps porter un exemplaire de Salammbô pour le bey de Tunis ; chez Janin ; déjeuner chez Ed. Delessert ; chez H. Berlioz ; au Palais-Royal m’inscrire chez le Prince ; acheté deux carcels, reçu une lettre de Bouilhet… et m’être mis sérieusement au plan de la première partie de mon roman moderne parisien ???…

Pour connaître la poétique théâtrale de Voltaire, voyez, en tête de Sémiramis, la dissertation sur la tragédie ancienne et moderne ; la préface de l’Orphelin de la Chine : « les aventures les plus intéressantes ne sont rien quand elles ne peignent pas les mœurs » ; l’épître dédicatoire de Tancrède : « Ce sera (l’alliance de la mise en scène et de la poésie) le partage des genres qui viendront après nous, j’aurai du moins encouragé ceux qui me feront oublier » ; préface de Marianne : « C’est contre mon goût que j’ai mis la mort de Marianne en récit au lieu de la mettre en action, mais je n’ai voulu combattre en rien le goût du public ; c’est pour lui et non pour moi que j’écris ». Dans la préface d’Oreste, il se déclare hardiment pour les types, il ne voulait ni demi-teintes ni nuances : « Un amour qui n’est pas furieux est froid, et une politique qui n’est pas une ambition forcenée est plus froide encore ». Quant à l’amour, « il n’est pas fait pour la seconde place ».

L’idée, le désir, d’un théâtre romantique est nettement posée dans l’épître de l’Écossaise : « Comment apporter le corps sanglant de César sur la scène » ; celle de Nanine est pleine de contradictions, et il ne conclut pas. Idée du drame historique dans la préface de Zaïre ; franchement autoritaire dans la lettre adressée au roi de Prusse. Mahomet : « Qu’importent au genre humain les passions et les malheurs d’un héros de l’antiquité, s’ils ne servent pas à nous instruire ». Admet tous les genres : l’Enfant prodigue.


EXPANSIONS.


1870.

L’idée du suicide est la plus consolante de toutes. Comme rien ne peut plus vous atteindre, une fois mort, à chaque douleur nouvelle qui vous saisit, on a par devers soi cette phrase : « Oui, mais quand je le voudrai, ce ne sera plus ». Ainsi la vie se passe, lentement !

4 avril — un mardi.

L’un n’a-t-il pas sa barque et l’autre sa charrue ? Comme je me suis répété cela, depuis dix mois !

Le premier m’a quitté pour une femme, le second pour une femme, le troisième me quittait pour une femme. Tous ! tous ! suis-je donc un monstre ? L’homme absurde est celui qui ne change jamais ; c’est moi l’homme absurde, pauvre vieux fou, qui porte à cinquante ans le dévouement qu’ils avaient (peut-être) à dix-huit !

Indiquez-moi une maison où l’on cause littérature !!!

Révolution française : Grand souffle et petits cerveaux ! résultat médiocre ; donc l’enthousiasme et l’héroïsme ont besoin, pour accomplir leur œuvre, d’une chose de plus.

Révolution littéraire de 1830 : Théories très médiocres, peu de science, et peu de hardiesse, quoi qu’on dise, mais des gens d’esprit, de véritables vocations (de poète) ; de là, des œuvres.

L’humanité a fait plus de progrès de 1520 à 1600 que de 1790 à 1870 ; le xvie siècle a eu moins de doctrines que le xixe.

Si l’amusant est le critérium de la valeur littéraire, le procès de Fualdès ou celui de Troppman dépasse Hamlet, Don Quichotte et le reste. Au temps où l’on était religieux, rien n’était plus amusant que la théologie ; les Ennéades de Plotin, qui m’assomment, ont ravi les foules. Que de gens se sont délectés avec saint Augustin !

Recette : Pour faire amusant maintenant, parlez de ce qui préoccupe ; l’Oncle Tom, depuis l’abolition de l’esclavage, est devenu plus vieux que l’Iliade.

Il me semble qu’il y a une moyenne entre le passé et l’éphémère, entre l’archaïsme et le réalisme, entre Leconte de Lisle et Sardou, entre ce qui est mort et ce qui ne doit pas vivre.

Règle de conduite : Conseiller l’audace aux hommes et la retenue aux femmes, ce qui est la maxime du monde, peut-être selon la nature ; mais n’est-ce pas attenter à la délicatesse des uns et à l’intérêt des autres ? Qu’importe pour les premiers un adultère de plus ? tandis que le moindre amour peut faire perdre à une femme, si bas qu’elle soit, sa position, sa fortune et sa vie même. Conclusion : c’est à ces dames à nous faire les avances.

Les savants se décernent le titre d’écrivain aussi facilement que les poètes s’attribuent celui de penseur.

Le changement continuel des loyers est une des marques de l’inconsistance moderne, du trouble foncier où l’on vit ; la vie n’est posée nulle part.

L’époque contemporaine se résume par deux idées : catholicisme et socialisme ; l’intermédiaire est la blague, qui imbibe l’un et l’autre.

On sacrifie l’amour à l’ambition et à l’intérêt, mais cela une fois ; c’est un acte pathético-comique dans la vie d’un homme, puis l’éternel féminin prend sa revanche.

L’homme est d’autant plus vache vis-à-vis de la femme, dans le train-train ordinaire de chaque jour, qu’il a été dur pour elle à un moment. L’inverse est vrai dans les mariages d’amour, car l’homme se repent tous les jours de la faiblesse qu’il a eue en se mariant.

Ce qui console de la vie, c’est la mort, et ce qui console de la mort, c’est la vie.

Arrivés à un certain état de l’esprit, tout converge à l’orgueil ; à un certain état du cœur, tout à la pitié. C’est alors qu’on n’a plus de présomption et qu’on n’a plus de compassion, quoique la sensibilité soit plus délicate et que l’isolement intérieur soit plus profond.

Le comble de l’orgueil, c’est de se mépriser soi-même.

Il faut une vanité peu commune pour qu’on ne s’aperçoive pas que vous en ayez.

Ce qu’il y a de plus imbécile au monde, ce sont les gens dits moyens : la bourgeoisie intellectuelle, de même que les braves gens, sont les plus féroces.

La cruauté par sensualité révolte moins que la cruauté qui s’ignore, la cruauté d’idées, de principes. Est-ce parce que la première est un besoin de l’homme dans la plénitude de ses facultés et que la seconde est un vice de son intelligence ? L’art peut tirer parti de l’une, il s’écarte de la seconde : on n’idéalisera jamais Robespierre ; de Marat, la chose serait plus aisée, parce qu’il semble y avoir eu chez lui plus d’emportement, d’instinct, de ϖαθος. Néron a été poétique de tout temps.

Le crétin diffère moins de l’homme ordinaire que celui-ci ne diffère de l’homme de génie.

Vous ferez comprendre plus facilement la géométrie à une huître qu’une idée aux trois quarts des gens de ma connaissance.

Il n’y a pas d’idée vraie dont l’idée contraire ne soit également vraie : c’est qu’elle ne la contredit peut-être pas, mais lui fait simplement parallèle.

Jusqu’à quel point l’anachronisme en fait d’art importe-t-il au sujet ? Je vois beaucoup de gens y faire attention, ce qui me pousse à penser que ça ne signifie pas grand’chose.

(À propos de J.-J. Rousseau.)

J’ai vu aujourd’hui une femme à laquelle un goitre faisait bien. Pourquoi ? cela n’a pas encore été réduit en lois.

  1. Ces notes et réflexions sont extraites d’un carnet où Flaubert les écrivait au fur et à mesure de ses lectures, de ses conversations et que se déroulaient différents incidents dont il fixait le souvenir par une pensée ou une critique.