Notes de voyages/Palestine

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L. Conard (Ip. 271-384).

PALESTINE.



Vendredi 19[1]. — Départ de l’Alexandra à 7 heures du matin. — Voix du timonier de notre barque qui me rappelle celle du marchand de mouron. — Nous prenons avec nous une petite Alsacienne qui va rejoindre son fiancé à Jérusalem et un jeune Allemand en lunettes qui l’accompagne. — Débarquement, embarras et colère ; bêtise des lazarets en général et du chef gardien du lazaret de Beyrout en particulier. — Le Docteur du bord prend un bain, sa balle avec son chapeau de paille dans l’eau. — On s’arrange. — Grand vent dans le lazaret. — Le soir, bain de mer : quelle mer ! — Liban couronné de nuages, cigales qui sautent dans les buissons. — Lazaret. — Voix de l’homme qui nous y conduit dans sa barque ; elle me rappelle celle du marchand de mouron. Palais du Lazaret où nous logeons : embarras du débarquement, le chef gardien, grand dégingandé avec un œil de travers, trois jours, grand vent par les fenêtres, émigré italien cognant dans le corridor. — Bain de mer.

Le mardi matin, nous en sortons. — Homme en veste bariolée, en coufieh, qui arrive au galop, figure pâle, fière tournure. — Haies de figuiers de Barbarie, café au bord de l’eau, voyageurs sur des ânes. Cela me fait l’effet d’un paquet de rubans qu’on me secoue devant les yeux.

Beyrout[2]. — Les maisons sont en pierre, ce n’est plus l’Égypte ; je ne sais quoi qui fait déjà penser aux croisades. — Hôtel de Baptista sur le port. — Fort dans la mer, à droite, démoli par les Anglais. — Bataille pour les pastèques qui arrivent de Jaffa. — Les enfants qui se baignent là, toute la journée, se font des turbans verts avec les morceaux de pastèques qui flottent sur l’eau.

Hôtel. — Le chancelier d’Autriche : « Le séjour de Damas est-il délicieux ? y passez-vous des soirées sereines ? » — Un Russe, le capitaine maltais, l’émigré italien qui me fait l’effet d’une canaille et accepte très bien nos 50 francs. — Bazars : c’est très heurté, tassé, populeux, beaucoup de soie. — Soirées du Ramadan ; petite mécanique dans les cafés, qui fait du bruit ; on boit de la neige.

MM. de Lesparda, Rogier, Peretié, M. et Mme Suquié.

Cimetière, un soir, à la tombée du jour : trois moutons qui paissaient l’herbe parmi les pierres ; un Arabe couché sur un tombeau, avec deux ou trois autres qui avaient l’air de blaguer et faisaient tranquillement leur kief ; un chemin au beau milieu et par-dessus les tombes. — La mer, verdure, et Beyrout à droite ; beaucoup d’herbes. — Un vieux, maigre, à barbe grise, qui dit son chapelet sur une pierre. — Enceinte qui renferme deux tombes, et a un dessus de tente pour protéger les branchages sur les deux tombes.

Pique-nique sur l’herbe aux pins : moines passant avec des chapeaux couverts de mouchoirs ; chameaux ; ciel violet sur les montagnes à travers les arbres. — Matinée chez Rogier : la petite Turque, coiffure de jasmin, Fatmé mélancolique ; la grosse, la maigre, balle sereine de Rogier, importance d’Abdallah.

Partis de Beyrout à 4 heures et demie du matin. — D’abord sables entre des haies, puis les montagnes ; grandes pentes. Entre les gorges une poussière de lumière comme de la neige éthérée qui se tiendrait en l’air immobile et en serait pénétrée ; à droite la mer. — Le cuir de ma semelle crie. — Des bouquets de caroubiers se versent sur la terre et ont l’air taillés comme des arbres de jardin. — Rencontre de zingari (je ne crois pas que ça en soit) : un enfant, portant une grosse caisse sur le dos, à la tête de mon cheval, me montre le ciel en levant les mains et répète plusieurs fois Allah d’une façon attendrissante ; femmes qui portent l’enfant dans une espèce de hamac suspendu à leurs mamelles. — Lauriers-roses, rivière el-Damour, un tournant où ça a l’air d’un coin de parc. — Un peu avant, effet d’un pont dont il ne reste plus que les arches initiales. — Les lauriers-roses en fleurs poussent jusque sur le bord de la mer. — Nos chevaux passent dans l’eau.

Déjeuner à 11 heures et demie, à Habbi-Jones, endroit où Jonas fut vomi. — Une grande gorge qui se dévale vers le rivage, avec deux grands arbres. — Dormi sur une natte dans un café ; une petite varangue de branchages secs devant ; nos mulets débâtés se roulent. Nous repartons à 2 heures. La route (ancien chemin, on le suit par moments) monte des coteaux, descend, suit le bord de la mer, la mer, la mer, enfonce dans les sables, remonte parmi les pierres, où nos chevaux marchent lourdement. La pente des montagnes s’incline à cause de la quantité de pierres mêlées à la verdure, ça ressemble à un immense cimetière abandonné.

Sidon au fond de l’horizon, à la pointe, dans les flots, avancée en pâté. Devant la ville, un rocher, long, autour duquel plusieurs vaisseaux. — Jardins. — Silence de la ville en y entrant. — Un vieillard aveugle, en turban vert, conduit par un enfant. — Au milieu des rues est une espèce de rigole carrée pour les chevaux ; on sent l’encens, l’église, une odeur sacerdotale, quelque chose qui fait penser à la fraîcheur des églises en été. — Khan français : vasque carrée ; au milieu, bananier. — Chevaux de l’émir Beschir. — Couvent des frères de la Terre-Sainte. — Docteur Gaillardon, son divan. — Souper dans une grande salle ; pots en étain qui contiennent de l’eau d’où on la verse dans notre carafe. — Père Casimir, longue barbe, parlant italien, vite, et fermant l’œil.

Mercredi 31 juillet, 9 heures du soir. — La journée d’aujourd’hui moins accidentée qu’hier. On sort de Saida par des jardins, puis on regagne la mer, que l’on suit presque toute la journée ; les montagnes sont plus basses que le jour précédent et plus loin du rivage. — Une vieille tour du temps des croisades, entourée de feuillages à sa base, éclairée par le soleil levant. — Presque toute la journée on traverse une lande couverte de chardons desséchés, de petits caroubiers que le vent de mer a rasés ; quelquefois un champ de mais, un plant de tabac. — Le matin nous avons passé une rivière, le pont à angle a sa troisième arche séparée de lui, le bloc s’en est allé se pencher sur le flanc et reste là au soleil.

Déjeuner à Anhydra, au bord de la mer ; il y a une petite baie, nous la voyons à travers deux grands arbres. — Vasque carrée, sur le rebord de laquelle nous avons déjeuné avec des figues, de la viande froide et de la confiture de dattes. Un grand figuier dans la cour (derrière la maison), où coule dans un petit aqueduc l’eau qui va tomber dans la vasque. — Veau qui tetait une vache de couleur gris perle.

Nous repartons ; seconde rivière ; je reste monté sur le bord à voir tous les mulets passer à travers le bois de lauriers-roses qui s’épanouissent à l’entour de l’eau. — La lande, triste, triste. — Troisième rivière ; nous la passons sur le pont, elle est trop large, l’eau est très verte. — Gourbi de branchages où nous haltons. — Vieux bonhomme assis là, qui est pris de convulsions.

Tyr est au milieu d’une espèce de demi-lune très évasée. — Arrivés à 2 heures, descendus au couvent grec ; plus rien, quelques méchants bazars, un silence de peste et de mort, çà et là un enfant magnifique. — La race ici (femmes), ce que j’en peux voir me semble fort belle. — Avant d’arriver à Tyr, sur le sable un vieux vaisseau échoué, un homme qui lave un mouton dans la mer. Le port est à gauche en arrivant. — Deux grands blocs restés debout dans l’eau. — Pour monter dans le haut quartier de la ville, il faut passer le long du mur d’une maison qui plonge ses pieds dans l’eau, sur quelques pierres mises là, ou qui sont là en forme de trottoir. — Personne ; c’est encore plus silencieux qu’en bas. Le drapeau blanc du consul de Naples flotte à son mât sur une maison. — Des remparts, vue bleue de la mer, le ciel est triste, quelques nuages, l’air est sombre quoique lumineux. — La ville entourée de remparts moyen âge, comme Aigues-Mortes. — En face de nous, à une demi-portée de fusil, un tas dispersé de colonnes de granit dans l’eau ; il y en a plusieurs dans le port aussi, la mer les lave et les relave sans cesse.

À l’endroit où nous étions, il y avait un coude des remparts, ça faisait angle, le soleil casse-brillait sur les flots bleus. — M. Élias, agent français, va bientôt crever ; grand divan blanc avec un divan tout autour, voûté, ancienne église ; sa petite et grassouillette vieille femme pète dans un chibouk pour le curer. Effet de ses joues enflées, avec les longs fils de soie de sa chevelure qui lui pendent jusqu’au cul. — La grande négresse sur ses patins, qui jetait de l’eau dans la cour. — Femme mûre assise en face de nous, les genoux écartés, immobile, œil noir et fendu, nez aquilin arqué, visage marmoréen ; je pense aux races antiques et ce que devait être la femme d’un patricien de Tyr. Sa fille, visage ovale, blanche avec des cheveux noirs. — Légion de demoiselles dans l’appartement à droite en entrant.

Du haut de la terrasse de cette maison, la mer, les remparts, les maisons avec leurs terrasses blanches que relèvent les verdures qui les séparent ; quelques palmiers (le palmier de Tyr sur les médailles) tournés vers la terre, une plaine. — Le Liban : une chaîne basse, de couleur un peu gris violet ; derrière elle, une seconde chaîne, violet très pâle, noyée dans les nuages et teintée de lait, d’un effet aérien. — Mauvais dîner. — L’épouse du sieur Élias demande un petit batchis à Joseph. — Jeune homme, fils de l’agent d’Autriche, à qui nous donnons du sulfate de quinine. — Dans la cour du couvent grec, nous ne voyons ni couvent ni Grec, mais à droite, en entrant, d’assez belles filles avec des matelots grecs : c’est une famille qui demeure là, ça m’a l’air un peu b....., et ce qui me flatte, en pensant à l’Ennoïa de Simon que j’ai fait danser nue devant des matelots grecs. — Couchés au premier, dans une grande chambre, sur des nattes. Toute la nuit démangeaisons de boutons de puces, de moustiques. La lampe suspendue près de la porte ouverte, éclaire. — Bruit des sonnettes des mulets.

Vendredi. Partis à 4 heures du matin, avant le lever du soleil. — Me semble plus courte que la précédente, quoiqu’elle soit plus longue. — Moins de lauriers-roses, mais ça change. La montagne, toujours à notre gauche, s’abaisse de façon à ne plus être que des mouvements de terrain. — Bouquets d’arbrisseaux à fleurs violettes, qui ressemblent à de la lavande ; les arbres du côté de la mer sont courbés et rasés par le vent.

En sortant de la ville, tour carrée, enfoncée dans la verdure ; le soleil n’est pas encore levé, c’est d’un ton dur et verdâtre ; la tour est carrée, ronde sur ses angles, les fenêtres vont s’élargissant de l’intérieur à l’extérieur. Un escalier conduisait à l’entrée de la tour, on n’y peut monter, il y a brèche entre lui et la tour. — En fait de vasques de Salomon (nous tournons autour d’un clos sans savoir pourquoi, cheval de Joseph), je vois une grande auge carrée, mais c’est un assemblage de moulins, de bruit d’eau, de cabanes et de verdure accoudés à un déval de terrain. — Nous sommes joints par un jeune homme en veste verte, à nez cambré comme M. de Radepont, et à yeux noirs, qui me paraît beau de loin et assez laid de près, monté sur un cheval, à la turque avec un tapis sur la selle. — L’ancienne voie reparaît par places ; elle est droite, tirée au cordeau et de la largeur d’une grande route de troisième classe ; nos chevaux trébuchent sur ces grosses pierres. À gauche pente qui monte, à droite pente qui descend ; rochers parmi la verdure ou verdure parmi les rochers ; les fleurs violettes de la veille, caroubiers, etc. — On monte. — Djebel El-Abbiat (cap blanc). — Chemin ardu, la corniche en grand, on monte, on monte, les chevaux donnent de grands coups de reins ; on donne en plein sur la mer. Grandes marches naturelles, comme d’un escalier, ça tourne quelquefois. On aperçoit tout à coup la mer entre les deux oreilles de son cheval, à quelques centaines de pieds au-dessous de soi. Comme c’est beau ! La descente est plus difficile. La voie recommence, elle s’arrête à deux fontaines qui coulent à pleine gorge. — Collines qu’on monte et qu’on descend. — Autre montagne, mais d’un effet moins magnifiquement empoignant comme montée ; il n’y a qu’au haut, d’où l’on a une vue immense de la mer, tout à coup. C’est sur celle-là qu’allaient, faites pour elle, les galères à proues peintes. De là on peut voir Tyr, là sans doute on venait pour voir arriver les vaisseaux qui revenaient de ?… ; plaine à nos pieds à gauche. — Une ancienne maison à l’ombre de laquelle nous haltons un instant, deux étrons à l’endroit le plus beau. Il faut repartir, nous redescendons. — Déjeuner dans le bouquet d’arbres que nous apercevions d’en haut ; nous dormons au bord de la route sous un saule.

Repartis, on va tout droit ; un janissaire, vêtu de blanc, passe au galop devant nous ; à l’entrée d’un petit pont nous rencontrons une troupe de gens à mine étrange, bronzés, hâlés, quelques-uns avec des peaux de gazelle et de mouton, coiffés de bonnets pointus ; deux portent sur leurs épaules quelque chose d’enveloppé dans une coiffe, qui m’a l’air de guitare et qui pourrait être des carabines : ce sont des derviches, arrêtés par la police du lieu pour voyager sans tesquereh. Cette bande n’a pas l’air rassurant, Max se rapproche des bagages. — Rencontre de Bédouins du pays de Hauvay, ils viennent vendre des blés à Saint-Jean-d’Acre. — Gens hâlés, beaux comme chic, avec des cordes de chameau à la tête et de grandes couvertures à raies sur les épaules. — Deux femmes marchant à pied, l’une a les lèvres peintes en bleu.

Aqueduc de Djesaher-Pacha, que nous voyons à El-Maya ; il traverse le paysage. Nous l’avions passé quelque temps auparavant, il était couvert de verdure et disparaissait dessous. Rien n’est joli comme la campagne vue dans l’encadrement d’une arche d’un de ces ponts ou d’un aqueduc, surtout quand passent dessous des chameaux ou des mulets.

Saint-Jean-d’Acre, de loin un carré long avec une tour à chaque bout. La ville me semble, à l’arrivée, un bazar animé ; marchand de sherbet et de boissons froides, avec un morceau de neige sur un pic en fer. — Khan sale et abandonné, où nous déposons nos bagages. — Nous dînons dans un cabaret, avec une ratatouille où il y avait des tomates, et que nous dévorons à pleines mains en buvant du sherbet à la neige qui sent le raisin, la rose et la mélasse. — Espèce de canaille grisonnante, à accent anglais, qui nous fait des questions de gendarmes. — Couchés près de la vasque vide du khan, sur nos lits, sous un saule où brûle suspendue une mèche dans un verre d’huile, elle éclaire le feuillage sur ma tête.

Saint-Jean-d’Acre, désolé, vide, maisons en pierres comme dans les autres petites villes. On y pense à des engagements de croisés dans les rues. La ville est pleine de ces Bédouins, leurs tas de blé encombrent une cour qui ferme sur la mer : c’est l’entrée du port qui n’existe pas. La rade est fort grande, mais c’est plutôt à Caïffa que l’on pourrait en faire un. — Deux tombes d’officiers anglais au milieu de la ville ; pourquoi ne pas les avoir mises au cimetière turc ? c’est d’une vanité triste. — Tombes antiques, l’une couronnée d’une urne et la seconde carrée à la romaine, les chiens ch… tout autour.

Grande cour, ancien camp fortifié, garni de quantité de petites arcades supportant des arcades ; ça a un aspect de cirque et me rappelle au premier coup d’œil les arènes de Nîmes. — Traces de boulets anglais ; la veille, avant d’arriver à Saint-Jean-d’Acre, nous avions trouvé un obus dans les champs. — Nous voyons des femmes qui s’enfilent sur un côté de la tête des brochettes de piastres d’argent ou des talaris.

Jusqu’à Caïffa on suit le bord de la mer ; sur le rivage des débris de pastèques, quelques-uns blanchis par le soleil, à l’intérieur, ont l’air de crânes vidés. Rien n’est plus triste qu’un beau fruit sale. — Paniers échoués, débris des naufrages, des nattes aussi, carcasses de vaisseaux enfouis dans le sable comme seraient d’animaux marins morts de vieillesse sur la grève. Au fond de la rade un vaisseau sur le flanc, qui n’a plus que sa membrure et un mât, ressemble à une mâchoire dans laquelle serait fiché un cure-dent. — Nous passons deux rivières à gué, la seconde assez large et plus profonde, nos chevaux ont de l’eau jusqu’au ventre.

Caïffa. — Rien, ville neuve, bazar ouvert, sans nattes pour garantir du soleil. — L’agent français nous dit que les Wahabites se sont emparés de la Mecque. — Sur la plage, un oiseau de mer, gris avec le bout des plumes noires et bas sur pattes (une mouette), volait et marchait devant moi, tantôt partait puis se rabattait tout doucement. J’étais dans un bon état. — De Caïffa au Carmel on monte. Au pied du raidillon qui mène au monastère, énormes oliviers, creux en dedans : la Terre-Sainte commence, ils sont au bas de la montagne et sur la pente ; on a vu ça dans les vieilles histoires saintes. Je songe à Chateaubriand en Palestine, à Jésus-Christ qui marchait nu-pieds par ces routes. — Arrivés au monastère à midi environ, il fait grand vent ; devant le couvent, jardin potager avec une petite pyramide au milieu, elle indique les restes des Français à Saint-Jean-d’Acre, pendant l’expédition de Bonaparte.

Mont-Carmel. — Samedi 3 août 1850, 9 heures et demie du soir. — Le couvent, grande bâtisse blanche. — Église en dôme, fortifiée ; il y a même des moucharabiehs dissimulés. — Rien de curieux, ça sent le couvent moderne, le Sacré-Cœur, c’est propre et froid, rien de vrai. Comme ça contrarie le sens religieux de l’endroit ! que c’est peu le Carmel quoique ce soit au Carmel ! Au-dessous du chœur de l’église, grotte d’Élie. — Le Père Charles, le Père hospitalier. — Sieste, pris nos notes, dîner. — Max copie les plus belles choses des voyageurs dans le livre.

Dimanche 4, visité le couvent. — Un capitaine marchand, marseillais, avec son gamin. — Partis à 9 heures jusqu’à Castel-Pelegrino, au bord de la mer, dans des sables tirants.

Castel-Pelegrino. — Ruine d’un effet charmant et terrible. Quels gars que les croisés ! quelles poitrines et quels bras ça avait ! C’est maçonné comme le Château-Gaillard, qui est de la même époque (3e croisade, Philippe Auguste, Richard Cœur de Lion), seulement la maçonnerie de galets et de mortier est recouverte de pierres de taille. Un grand pan de mur, du côté du Carmel, encore debout tout droit ; de ce côté une petite tour (arabe ?) ; du côté de la pleine mer, belle et vaste salle ogivale (des gardes ?) ; — bâti en pierres énormes, porte sur la mer. Du côté faisant face à la terre, petit navire à droite (avec une grue qui sert à transporter des pierres à Saint-Jean-d’Acre). — Vue générale de la ruine : à gauche, un puits comblé ; en haut, une construction carrée, plus moderne, faite avec les débris de la forteresse et habitée par quelques Arabes dont l’un demande à voir le couteau de chasse de Joseph. — Dans les environs quelques cahutes arabes, des chiens aboient après nous. — Contraste de cette ruine du monde germanique, normand, roux, et brumeux, avec ce ciel, ce soleil et cette mer.

La vue jusqu’à Thura (Dora). À notre gauche, la chaîne de collines couleur de terre est brodée et comme fresquée en gris par les pierres ; à un endroit, mouvement de terrain, tout gris blanc, à cause d’elles ; ce sont de grandes dalles. — Deux ou trois maisons carrées en haut. En bas de la pente, à peu près, un arbre, sorte de frêne, déchiqueté et dont les racines, sorties et couchées sur le sol, ont plus de deux longueurs de cheval de long. C’est comme d’énormes câbles les uns sur les autres et étendus, mal attachés, au pied de l’arbre.

Tous ces jours-ci, quantité de cigales, de lézards ou de salamandres et de caméléons ; ceux-ci se promènent lentement sur la pointe des buissons desséchés ou sur les grosses feuilles piquantes des figuiers de Barbarie. Hanna en a pris un par la queue, l’a donné à Max, qui l’a lâché sur la crinière de son cheval (il avait des taches chocolat), est monté jusqu’aux oreilles, d’où il a dégringolé par terre ; le cheval de Joseph, derrière nous, a failli l’écraser en passant.

Thura. — Chétif village au bord de la mer. Au coin du khan où nous descendons, hommes accroupis ; l’un lit le Koran à haute voix à la société, un autre se fait raser. Nous logions au premier, dans une salle qui me semble remonter aux croisades, ouverte à tous les vents. — Dîner par terre, sur le tapis, sur la terrasse en vue de la mer. — Avant le dîner, promenade au bord des flots le long de la petite anse, pour aller vers un pan d’une tour ruinée qui domine la mer. Là, restes, dans l’eau, d’anciennes constructions probablement du temps de Castel-Pelegrino, que l’on voit au loin. Nous revenons les pieds dans l’eau. — Nuit insectée.

Lundi, partis avant le jour. — Froid du matin, nos tarbouchs sont trempés par l’humidité ; jusqu’à Césarée nous enfonçons dans les sables.

Césarée. — L’enceinte se voit encore, mur continu avec des avancées carrées, en partie couvertes de verdure, multipliées et très larges de la base. — Anse et restes de constructions (tours ?) qui défendaient sans doute l’entrée du port.

Nous siestons à 10 heures, à Mina-Saboura, au bord de la mer, sous une avancée de rochers qui nous protège du soleil. De toute la journée nous n’avons pas vu de montagnes, c’est seulement un mouvement de terrain continu ; à notre gauche, sables, sables parsemés de caroubiers. Nous rencontrons un homme presque nu avec deux gros bardachs pendus à son corps ; il porte sur l’épaule un long bâton. Avant d’arriver à Omkaled-el-Mukhaled, en sortant d’une lande complètement nue, à la teinte roussie par les herbes desséchées et qui va en montant, on découvre tout à coup une plaine immense, d’une teinte vert très pâle, piquée au fond par les boules vertes des oliviers ; à l’horizon un bourrelet de montagnes. — En arrivant ici, femme vêtue en bleu, qui montait le chemin en portant un vase sur sa tête ; elle revenait de la fontaine, qui est à gauche, au bas du village en y arrivant. — Nous avions guigné un arbre pour y passer la nuit, mais une petite caravane s’est trouvée être dessous ; nous avons traversé le village, nous sommes de l’autre côté, sous un vieux sycomore, les mulets, les muletiers et le bagage devant nous, les chevaux derrière. À notre gauche repose, couché, appuyé sur son habarah, notre guide de la journée, sheik Mohammed, homme à grand nez recourbé et qui porte le poids de son turban sur le côté droit ; il a son fusil en travers sous l’oreille. — Hier galopage de Hanna pour attraper des crabes ; aujourd’hui ces messieurs ont plaisanté à coups de poing et à coups de pied. — Le matin, trous de pieds de bêtes fauves sur le sable.

Après une nuit blanche, causée par les puces, sous le beau sycomore, nous partons au petit jour jusqu’à Ali-ebu-Arami, dans l’intérieur des terres, landes parsemées de pierres et de caroubiers.

Ali-ebu-Arami. — Restes de forteresse à droite ; là, on prend le bord de la mer et l’on voit au loin le pâté long des maisons étagées de Jaffa. — Sables où l’on enfonce, passage d’une rivière.

Arrivés à Jaffa vers midi. — Cinq vaisseaux en rade. — On monte pour arriver à la ville. — Cimetière en pente. — Quelques dômes s’arrondissent au-dessus des maisons, le cimetière au premier plan, la ville au second ; plus haut, à gauche, des nopals, des jardins (c’est à la place du camp français de Bonaparte). — Entrée tumultueuse dans Jaffa ; nous traversons toute la ville. — Couloir entre les maisons et le rempart en partie dénudé et dont plusieurs blocs sont tombés dans la mer. — Khan arménien ; nous logeons dans un appartement de femmes, petite pièce carrée à croisillons de bois. — Rues en pente d’une saleté inouïe, toutes espèces d’immondices et de reliques. M. B. Damiani et son père, officiers du Mercure ; nous faisons avec lui une promenade. — Hôpital des pestiférés de Jaffa. — Couvent arménien à arcades au premier. — Couvent catholique nul. — M. Damiani nous montre, au pied des remparts, du côté des jardins, un pied qui est l’extrémité de la mine par où Bonaparte a attaqué la ville. — Khan charmant, avec une fontaine à arceaux au milieu ; dans l’intervalle des arcades, sur la face intérieure, sortes de fausses tourelles, terminées par des cônes. — Déjeuner dans une locanda grecque, avec du vin de Chypre, du poisson frit froid et des raisins. — Le soir chicheh dans un café, au pied de notre khan. — Matelots du Mercure.

Mercredi matin 7. — Déjeuner chez M. Damiani avec M. Houman, vice-consul à Saida, et un Polonais, chef de la quarantaine de Jaffa.

Partis à 5 heures, routes dans les sables, entre des nopals, comme en sortant de Beyrout du côté des pins. — Fontaine d’une construction pareille à celle du khan ci-dessus : colonnes, tourelles à cônes, une grande arcade au milieu, qui est la fontaine ; derrière, trois cyprès. C’est un carrefour : un homme se tenant près de la fontaine, à gauche. — Campagne plate, avec de doux et larges mouvements (çà et là un carré de sésame, en approchant de Ramleh), ton général blond quoique très cru. Le ciel est excessivement bleu et sec, sans nuages ; à l’horizon, fond laiteux des montagnes. Nous rencontrons quelques voyageurs, les femmes (une petite noire, un peu bouffie) voyagent à visage découvert.

Ramleh au fond de la plaine plate, au pied des montagnes. — Plaine unie ; on aperçoit la ville en descendant d’une espèce de mouvement de terrain en dos d’âne. — Quelques oliviers, rien n’est plus Palestine et Terre-Sainte. — Singulière transparence des couleurs : la route, en sable, est vermeille, textuellement, et toute la plaine grise, illuminée d’une teinte d’or très pâle. — Cimetière avant d’arriver à Ramleh : larges tombes carrées en maçonnerie ; Max fait marcher son cheval dessus.

Ramleh. — Rue déserte, dômes, quelques palmiers maigres entre eux, le ciel bleuissant de la nuit au milieu de tout ça, passant sur les arbres et entre les maisons démantelées. — Les constructions sont en grosses pierres, anciennes destinations militaires. — Nous passons sous une voûte ogivale, où un cheval est attaché ; la ville me paraît aux trois quarts inhabitée. Nous campons en aval de la ville, sous des oliviers.

À cause des moustiques, des chevaux et de l’idée que je dois voir Jérusalem le jour suivant, nuit blanche.

Le matin jeudi 8, promenade au jour levant dans Ramleh : rien que nous n’ayons vu la veille, c’est grand, vide et sale. — Jeune homme boiteux qui tenait nos chevaux pendant cela ; c’était un de nos gardes de la nuit passée. — Nous rejoignons notre bagage parti trois quarts d’heure avant nous, nous marchons pendant trois heures avant d’atteindre le pied de la montagne. — Village de Rohab, on battait les blés ; Max me parle de Ruth. — Vers le pied de la montagne, nous sommes accostés par une espèce de vieux gredin à barbe blanche et l’épaule couverte d’un habar noir et blanc ; il nous sert de garde pendant quelque temps et nous quitte à une maison de pierres, à gauche. La montagne est une succession de gorges les unes sur les autres ; quand on croit en avoir fini, on en a encore. — Oliviers magnifiques, vieux, creusés en dedans, larges ; les pierres ont des trous et ressemblent à des éponges ; elles tachent en gris la verdure des touffes de caroubiers, de lentisques et d’une espèce de petits chênes en buissons (rouvre ?). Plus on monte, plus les pierres augmentent, la lumière blanchit et donne un ton d’une crudité féroce à la montagne grise (arbustes et herbes sur lesquelles la trace des limaces a l’air de givre, mais c’est avant la montagne). — Çà et là un carré foui d’oliviers, mais plus petits. — Plateau.

Le village de Kariet-el-Aneb est en descendant déjà, à droite. — Maisons en pierre. — Une grande construction, qui était une église. — Jeune homme, en turban jaune, qui me sourit à la porte de l’ancienne église où Max était entré. — Nous remontons à cheval.

Hannah avait pris à droite, sous les oliviers, et était descendu par le plus court ; Joseph file vite et sans lever la tête. — Femmes qui dansaient en rond. « C’est un mort ». Je crie à Sassetti de ne pas s’arrêter, il le dit en arabe d’une façon brutale, à Abou-Issa. — On descend encore quelque temps. — Sur les sommets de cet entonnoir, quelques petites tours anciennes. — On remonte ; c’est de plus en plus sec et dur. Pour descendre il faut quitter son cheval, larges dalles. (Avant le village, la montagne est ainsi, surtout vers le bas : une ligne de pierres, c’est la couche calcaire ; une ligne de verdure, et ces lignes parallèles vont dans le sens de la montée.) Enfin nous arrivons, mourant de faim, la tête vide et tout nous dansant dans le cerveau, au fond d’une vallée pleine d’arbres où il y a de l’eau. — Un pont.

Gazerel-Karoum. — Jardin, citronniers, vignes. — Famille juive qui nous donne des tapis. — Les femmes avec leur espèce de chapeau en visière ou de visière qui fait chapeau. — La femme du jeune homme qui nous avait fait toutes ces politesses, plaquée un peu, tetons que l’on voit facilement, grâce au décolletage intermédiaire complet : elle nourrissait son enfant. — Nous dormons une heure sous un citronnier, nous nous lavons la figure sous le pont et nous remontons à cheval à 3 heures.

On monte encore pendant une grande heure. Arrivée sur le plateau ; tous les terrains des montagnes ont une couleur de poudre de bois, rouge foncé, ou mieux de mortier. À chaque instant je m’attends à voir Jérusalem et je ne la vois pas. — La route (on distingue la trace d’un ancien chemin) est exécrable, il n’y a pas moyen de trotter. — Enclos de pierres sèches dans ce terrain de pierres. Enfin, au coin d’un mur, cour dans laquelle sont des oliviers ; j’aperçois un santon, c’est tout. — Je vais encore quelque temps ; des Arabes que je rencontre me font signe de me dépêcher et me crient el Kods, el Kods (prononcé il m’a semblé codesse) : 27 femmes vêtues de blouses bleues, qui m’ont l’air de revenir du bazar ; au bout de trois minutes, Jérusalem.

Comme c’est propre ! les murs sont tous conservés. — Je pense à Jésus-Christ entrant et sortant pour monter au bois des Oliviers ; je l’y vois par la porte qui est devant moi, les montagnes d’Ébron derrière la ville, à ma droite, dans une transparence vaporeuse ; tout le reste est sec, dur, gris ; la lumière me semble celle d’un jour d’hiver, tant elle est crue et blanche. C’est pourtant très chaud de ton, je ne sais comment cela se fait. — Max me rejoint avec le bagage, il fumait une cigarette. — Piscine de Sainte-Hélène, grand carré à notre droite.

Nous touchons presque aux murs ; la voilà donc ! nous disons-nous en dedans de nous-mêmes. — M. Stephano, avec son fusil sur l’épaule, nous propose son hôtel. — Nous entrons par la porte de Jaffa et je lâche dessous un pet en franchissant le seuil, très involontairement ; j’ai même au fond été fâché de ce voltairianisme de mon anus. Nous longeons les murs du couvent grec ; ces petites rues en pente sont propres et désertes. — Hôtel. — Visite à Botta. — Couchés de bonne heure.

Vendredi 9, promenade dans la ville. Tout est fermé à cause du Baïram, silence et désolation générale. — La boucherie. — Couvent arménien. — Maison de Ponce Pilate. — Sérail, d’où l’on découvre la mosquée d’Omar. — Jérusalem me fait l’effet d’un charnier fortifié ; là pourrissent silencieusement les vieilles religions, on marche sur des m..... et l’on ne voit que des ruines : c’est énorme de tristesse.

Vendredi 9, 5 heures. — Jérusalem, Hôtel de Palmyre. — En revenant de chez M. Botta, où nous avons rencontré des messieurs alsaciens.

JÉRUSALEM[3].

11 août 1850.

Voilà le troisième jour que nous sommes à Jérusalem, aucune des émotions prévues d’avance ne m’y est encore survenue : ni enthousiasme religieux, ni excitation d’imagination, ni haine des prêtres, ce qui au moins est quelque chose. Je me sens, devant tout ce que je vois, plus vide qu’un tonneau creux. Ce matin, dans le Saint-Sépulcre, il est de fait qu’un chien aurait été plus ému que moi. À qui la faute, Dieu de miséricorde ? à eux ? à vous ? ou à moi ? À eux, je crois, à moi ensuite, à vous surtout. Mais comme tout cela est faux ! comme ils mentent ! comme c’est badigeonné, plaqué, verni, fait pour l’exploitation, la propagande et l’achalandage ! Jérusalem est un charnier entouré de murs ; la première chose curieuse que nous y ayons rencontrée, c’est la boucherie. Dans une sorte de place carrée, couverte de monticules d’immondices, un grand trou ; dans le trou, du sang caillé, des tripes, des m....., des boyaux noirâtres et bruns, presque calcinés au soleil, tout à l’entour. Ça puait très fort, c’était beau comme franchise de saleté. Ainsi disait un homme à rapprochements et à allusions fines : « Dans la ville sainte, la première chose que nous y vîmes, c’est du sang ».

Tout était silencieux, nous n’entendions pas de bruit, personne ne passait ; çà et là, le long du mur et nous faisant place, quelque juif polonais, long, barbu, avec son gros bonnet de poil de renard ; les bazars sont fermés. C’est le Baïram, ce qui fait, à toutes les évolutions religieuses de la journée et de la nuit musulmanes, tirer une quantité emphatique de coups de canon. Les devantures des boutiques semblent rongées par la poussière et quelques-unes tombent en ruines. Elles sont couvertes, longues, étroites et d’un bel effet comme perspective.

Tout est voûté à Jérusalem ; de temps à autre, dans les rues, on passe sous une moitié ou sous un quart de voûte ; les maisons se sont établies dans ces anciennes constructions, et partout on a des voûtes sur sa tête. Sauf les environs du quartier arménien, qui sont très balayés, tout est fort sale ; le pavé est presque impossible pour les chevaux, dans la rue de notre hôtel, un chien jaune pourrit tranquillement au beau milieu, sans que personne songe à le pousser ailleurs ; les m..... le long des murs sont effrayantes de mauvaise qualité ! Mais il y a pourtant moins de débris de pastèques qu’à Jaffa.

Ruines partout, ça respire le sépulcre et la désolation ; la malédiction de Dieu semble planer sur la ville, ville sainte de trois religions et qui se crève d’ennui, de marasme et d’abandon. De temps à autre un Arnaute armé. Dans ces rues vides, en pente, le soleil là-dessus, des décombres, de grands trous dans les murs. Il y a, comme à Tyr, à Sidon, à Jaffa, sur toute la côte, des enfants à belle tête, les petites filles surtout, avec leurs figures pâles, entourées de cheveux noirs mal peignés. — Notre guide, le jeune Iousouf, adolescent de 18 à 20 ans, à yeux noirs et à tournure féminine, rougissant, modeste, doux ; les soldats turcs (tout comme le pacha) sont amoureux de lui, et l’appellent quand il passe près des remparts : « Cawadja Iousouf, guel bourda, cawadja Iousouf. »

Le couvent arménien est immense, c’est propre, bien maçonné, considérable de cours intérieures, de terrasses et d’escaliers. — Constructions pour les moines, autres pour les pèlerins. — L’Arménien me paraît ici quelque chose de bien puissant en Orient ; il y a de ces inutilités de propriétaire, qui dénotent le gousset plein, telles que les rampes en fer sur les terrasses. L’église est surprenante de richesse, le mauvais goût atteint là presque à la majesté. Suffit-il donc qu’une chose soit exagérée pour qu’elle arrive à être belle ? Malheur à qui ne comprend pas l’excès !

Revêtement en faïence bleue jusqu’à hauteur d’homme, colonnes carrées. — À gauche, chapelle de Saint-Jacques ; la place où il fut décollé marquée par un cercle, et, sous l’espèce d’autel entouré de fleurs et de flambeaux, vue sous verre une tête décapitée. L’autel tient tout le fond de l’église, est en dorure, composé de trois arceaux, le plus grand au milieu. — Peintures généralement mauvaises, portraits des patriarches. Au-dessus, scènes de la vie de Jésus, les Saintes Vierges avec le bambino, auréolées d’argent ainsi que lui. — On voit ainsi la figure peinte dans un cadre de métal, une a au doigt un vrai diamant. — Tableau des martyrs : les gens qui lapident saint Étienne sont d’une férocité intentionnelle bien grotesque, voilà de vrais « meschants ». Un lion qui dévore je ne sais plus quel saint, à côté, c’est aussi fort bon ; il a la gueule plus grande que le reste du corps. Un saint Laurent sur des flammes impossibles. Du côté de la porte, un Martyre des Innocents où au moins il y a quelques intentions : un petit enfant, au premier plan, qui meurt en vomissant.

À mesure qu’on examine le détail de cette église, la première impression s’en va. Si le mot d’Henri Heine, « le catholicisme est une religion d’été », est d’une vérité de sensualité si profonde, le mot n’en est pas moins pour moi lié à l’idée moyen âge, et celle de moyen âge à l’idée de pluie et de brouillard. Ô pauvres églises de ma patrie, aux parois verdies par les hivers, combien je vous aime ! Religieusement parlant, ce n’est plus de notre monde à nous. Luther est revenu protestant de l’Italie de Léon X.

Dans l’église grecque du Saint-Sépulcre, même ornementation. C’était charmant, une grande lumière illuminait tout, vêtements blancs des femmes, turbans et vestes de couleur des hommes, groupes debout tournés du côté de l’autel, patriarches à barbe blanche, Grecs venant baiser toutes les scènes de la Passion qui sont sur la cloison qui sépare l’église du chœur véritable. L’église arménienne, effet plein de fantaisie : des longues guirlandes d’œufs d’autruches coloriés qui tombent du plafond ; à la porte, à gauche, timbre en airain, plaque sur laquelle on frappe pour remplacer les cloches.

Dans la rue qui mène à la maison de Ponce Pilate (rue de Hatta ? = Hart-Hatta), maison de Véronique, à droite en descendant, basse, à petite porte, à demi enfouie sous terre et comme toutes les autres. La maison de Ponce Pilate est une grande caserne, c’est le sérail. De sa terrasse supérieure on voit en plein la mosquée d’Omar bâtie sur l’emplacement du Temple.

Le lendemain matin, nous nous sommes levés à 6 heures pour aller voir les juifs pleurer devant les restes de ses murs. Ils sont, à la base, en pierres cyclopéennes, qui rappellent l’Égypte par la puissance du travail, carrées et ornementées d’un quadrilatère intérieur pareil à celui que les menuisiers poussent au rabot sur les portes. — Vieux juif dans un coin, la tête couverte de son vêtement blanc, nu-pieds, et qui psalmodiait quelque chose dans un livre, le dos tourné vers le mur, et en se dandinant sur ses talons. La même construction, le même mur se retrouve de l’autre côté du Temple, côté Est. Comme nous nous en allions de là, nous avons rencontré d’autres juifs qui y venaient sans doute. Je me suis fait raser chez un barbier, qui me regardait en riant, sans que je sache pourquoi, et qui m’a rasé à l’eau chaude. De là nous avons été fumer un chicheh dans un café. En nous retournant du divan de bois où nous étions assis, nous apercevons une grande piscine carrée (piscine d’Ezechiel), pleine d’eau verdâtre, entourée de hauts murs percés çà et là, à des places rares, de petites fenêtres irrégulières ; ce sont les murs de derrière des maisons qui l’entourent.

Rentré à l’hôtel, j’ai lu la Passion dans les 4 évangélistes. — Sieste. — Dîner chez Botta, homme en ruines, homme de ruines, dans la ville des ruines ; nie tout, et m’a l’air de tout haïr si ce n’est les morts ; rappelle le moyen âge de tous ses vœux, admire M. de Maistre. Il apprend maintenant le piano et avoue qu’il n’est pas un creuseur. C’est une phase de la vie de cet homme : fatigué de tentatives (sa vie en est un tissu, médecin, naturaliste, archéologue, consul), il a essayé de celle-là, il n’en veut pas d’autre, c’est assez. « Que l’humanité soit comme moi », disent tous ceux qui ne peuvent soit la dominer, soit la comprendre. Son chancelier, néo-catholique, partisan de la musique sérieuse, ignore Hummel, Spohr, Mendelshonn, etc., m’assomme avec des Haendel que je ne l’avais pas prié de me jouer ; sa main droite allait plus vite que la gauche. Pauvres bougres, en définitive.

Saint-Sépulcre. — Samedi, visite au Saint-Sépulcre. L’extérieur, avec ses parties romanes, nous avait excités ; attente trompée sous le rapport archéologique. Les clefs sont aux Turcs, sans cela les chrétiens de toutes sectes s’y déchireraient. Les gardiens couchent dedans, près de la porte, sur un divan. Pour voir l’église quand elle est fermée (et elle l’est toujours, sauf le dimanche), il faut passer sa tête par des trous pratiqués ad hoc dans la porte ; on voit alors la pierre d’onction sous ses lampes, et les bons Turcs sur leur divan ; on fait la conversation avec eux. Nous trouvons dans le Saint-Sépulcre notre Italien réfugié, il s’y est fait enfermer exprès et y vit jour et nuit (temporairement toutefois) pour « s’inspirer de la poésie de ces lieux ». Quel artiste ! je le suppose plutôt être une infecte canaille qui carotte les Pères latins afin de se nourrir gratis et longtemps dans leur couvent.

Une chose a dominé tout pour moi, c’est l’aspect du portrait en pied de Louis-Philippe, qui décore le Saint-Sépulcre. Ô grotesque, tu es donc comme le soleil ! dominant le monde de ta splendeur, ta lumière étincelle jusque dans le tombeau de Jésus ! Ce qui frappe le plus ensuite, c’est la séparation de chaque église, les Grecs d’un côté, les Latins, les Coptes ; c’est distinct, retranché avec soin, on hait le voisin avant toute chose. C’est la réunion des malédictions réciproques, et j’ai été rempli de tant de froideur et d’ironie que je m’en suis allé sans songer à rien plus. Un chrétien a demandé à mon drogman si je n’étais pas le pacha. Dieu me préserve, pourtant, d’avoir eu une pensée d’orgueil ! Non, j’allais là, bêtement, naturellement, sans me fouetter à rien, et dans la simplicité de mon cœur calme. Heureux sont-ils tous ceux qui là ont pleuré d’amour céleste ! Mais qui sait les déceptions du patient moyen âge, l’amertume des pèlerins de jadis, quand, revenus dans leurs provinces, on leur disait en les regardant avec envie : « Parlez m’en ! parlez m’en ! »

« Méfie-toi du hadji » (proverbe arabe). Les Arméniens qui font le pèlerinage de Jérusalem ont défense, sous peine d’excommunication, de parler, à leur retour, de leur voyage, dans la crainte que ce qu’ils en diraient ne dégoutât leurs frères d’y aller (Michaud et Poujoulat). La déception, s’il y en avait une, ce serait sur moi que je la rejetterais et non sur les lieux.

En revenant, nous sommes entrés sur le seuil de l’église protestante : messieurs en noir, assis sur des bancs de chaque côté ; autre monsieur en rabat dans une chaire, à gauche, lisant l’Évangile ; murs tout nus ; ça ressemblait à une école primaire ou à une salle d’attente dans un chemin de fer. J’aime mieux les Arméniens, les Grecs, les Coptes, les Latins, les Turcs, Vichnou, un fétiche, n’importe quoi ! Adieu ! bonsoir ! c’est assez ! sortons de là ! Nous n’y sommes pas restés un quart de minute, et j’ai eu le temps de m’y ennuyer véritablement et profondément.

Dans l’après-midi, avec Stephano, Iousouf, Sassetti et deux moucres, visité les tombeaux des Rois, la montagne des Oliviers, Siloë et la maison de Caïphe.

À l’ouest de la ville, tombeaux des Rois. On entre par une espèce de grotte ouverte. — Ouverture à gauche où il faut se courber pour passer. — C’est une série de salles (il y en a deux étages), avec des excavations dans le mur. L’entrée est petite et carrée. — Chaque caveau contient généralement la place de trois cercueils, un au fond, deux de chaque côté. Sur les côtés de ceux-ci, petits trous dans le mur, en forme de pyramide creusée, faits pour contenir des lampes sépulcrales. Après l’Égypte cela n’a rien que de très médiocre ; c’est un travail de carrier assez habile, voilà tout.

Le jardin des Oliviers, petit enclos en murs blancs, au pied de la montagne de ce nom. — Grand vent, les oliviers au feuillage pâle et argenté tremblaient, l’air était âpre quoique chaud, la route toute blanche, le ciel féroce de bleu. En haut, de dessus le minaret qui domine le mont des Oliviers, vue générale de Jérusalem : la ville, en amphithéâtre, incline de l’Ouest à l’Est, elle penche du côté des tombeaux, du côté de la vallée de Josaphat qui change de nom à la fontaine de Siloë et prend celui de Cédron. — Dans la mosquée de l’Ascension, vieux bonhomme à nez de polichinelle, en espèce de paletot jaune, qui est venu nous ouvrir ; on montre une pierre entourée d’un cadre de pierre, sur laquelle les croyants voient la marque du pied de Jésus ; c’est là qu’il s’élança pour monter au ciel. — Le soir nous allons faire une visite à Botta ; il est avec le révérend père des Latins.

Lundi. — Partis à 7 heures un quart pour Bethléem. Jusqu’au couvent grec d’Élie, assez belle route. Au couvent, rien que des confitures, du café et un assez bon homme, papas grec en barbe blanche, qui m’a l’air émerveillé de la politique que lui fait Maxime à propos des protestants, juifs convertis : ceux-ci menacent de devenir maîtres de Jérusalem.

De là à Bethléem, aspect pierreux et montagneux, c’est presque le désert, ça commence. De temps à autre quelques femmes de Bethléem, avec leurs vêtements rayés, ont sur la poitrine un carré de soie de couleur. Ce sont les filles qui portent la guimpe de pièces d’argent autour de la tête, les femmes portent une calotte aux deux oreillons terminés en pointe qui couvrent les oreilles. Au frontal, rangées de pièces les unes sur les autres ; par derrière quelques autres d’où pendent de grosses médailles à des ficelles ; le contour supésupérieur du bonnet est un bourrelet qui, chez les riches, se change en cercle d’argent.

Bethléem, grand village de pierre. Devant lui, une vallée ou plutôt un vaste entonnoir, une gorge avec des gorges qui y aboutissent ou en partent. — Bâti en pierres, constructions solides, on truélise beaucoup. — À l’entrée, femmes au puits qui puisaient de l’eau au milieu des chameaux. À gauche, place écœurante, ce sont les latrines de la ville. — De là, nous voyons non loin de nous, en face, dans le champ qui est au-dessous, des femmes chanter en se lamentant : c’est un enterrement, on dit la messe des Morts dans l’église arménienne quand nous y arrivons. — Tout l’édifice a un toit de bois, première partie séparée du reste par un refend, colonnes rondes, chapiteaux à feuilles d’acanthe peints et d’un effet désagréable ; deux rangées de colonnes de chaque côté ; en dessus, restes de mosaïques indistincts. — Comme au Saint-Sépulcre, il y a les Arméniens, première chapelle à gauche en entrant ; les Grecs, la grande au milieu et la petite à droite ; les Latins séparés des deux autres et d’une nullité désespérante, sauf leur grotte de saint Jérôme, pauvre et obscure.

Église grecque : retable en bois ciselé à jour, sculpté, très fouillé, doré, la porte du milieu toute dorée. Entre chacune des colonnes du retable, tableaux : saint Jean tenant dans la main droite un plat sur lequel est sa tête décapitée (c’est l’apothéose ?) ; est-ce pour cela qu’il est représenté avec des ailes, là et ailleurs ? À droite, portraits de saint Nicolas et de saint Spiridion ensemble, debout, de face. La partie supérieure du retable, son second étage, orné de tableaux plus petits, scènes de la vie de Jésus. À hauteur d’appui du retable et glissant sur une rampe, petits tableaux de même style, sur panneau et faits pour le baisement des fidèles.

Dans le coin à gauche, lorsqu’on est de face au retable, tableau d’Abraham et d’Isaac : au premier plan, à droite, Abraham prie le Seigneur ; à gauche, il marche avec Isaac se dirigeant sans doute vers le lieu du sacrifice, avec l’âne qui porte du bois sur son dos et baisse la tête vers la terre (pour mieux marcher ou pour brouter ?). Au second plan Isaac lui-même porte le bois sur son dos et son père tient à la main le couteau. Au troisième, Isaac est couché, Abraham va l’égorger, un mouton est là attaché par une corde au pied d’un arbre ; cependant l’ange détournateur est en haut à droite, et Abraham détourne la tête à sa voix. Partout Abraham et Isaac ont la tête entourée d’un disque d’or, si ce n’est Isaac lorsqu’il est étendu prêt à être sacrifié.

Un tableau du même genre, vers le côté droit de l’entrée de la Crèche, près la deuxième chapelle grecque : au milieu (le panneau est en demi-sphère), la Vierge sur laquelle descend la conception en forme de longue langue de feu, une gloire en pointe. Au milieu de la poitrine, debout et les bras étendus comme elle, Jésus en l’âge mûr ; il est porté sur le large pli de son vêtement qui cintre en allant d’un bras à l’autre bras ; elle-même est au milieu d’un disque de gloires lumineuses lancéolées. Au-dessus de la conception plane le Père au sommet, et vers elles se penchent, des deux côtés, les patriarches et les prophètes pour la voir descendre sur la Vierge. Ce tableau représente les scènes diverses de la vie de Jésus ; la Vierge en est le centre, mais bien entendu sans aucun rapport dramatique avec tout le reste. — Près de la troisième chapelle ou troisième autel (église grecque), une somptueuse Vierge byzantine avec le bambino. Les parties vêtues sont couvertes, en nature, d’un brocart recouvert d’un tas de choses étincelantes ; elle a un voile noir en résille, c’est-à-dire qui lui passe sur la tête comme aux femmes d’ici, à bandes d’argent ; de sa couronne part, en superfétation d’ornement, une sorte de queue de paon à œils bleus et blancs ; quelques blancs sont emportés à la pièce, et ces trous sont remplis par des têtes de chérubins.

Crèche : deux escaliers tout pareils, en marbre d’une couleur rosâtre, dix marches à monter de l’entrée jusqu’à la Crèche, six du niveau du sol de l’église au seuil de la Crèche même ; l’escalier est en demi-cercle. — Porte romane avec un léger mouvement ogival cependant, deux petites colonnes en marbre blanc de chaque côté ; au-dessus de la porte, côté droit, une Vierge avec le bambino byzantin relevé d’or. Rien n’est d’une suavité plus mystique et d’une splendeur plus douce que l’entrée de la Crèche par le côté gauche, l’œil se perd dans l’illuminement des lampes qui brillent au milieu des ténèbres, on en voit devant soi une longue enfilade à droite et à gauche et au fond.

Cinq lampes sont allumées à l’endroit même de la Nativité, protégées par une grille ; les lampes empêchent de voir (par leur lumière) une Nativité, qui fait fond, encadrée d’argent. L’endroit de l’Adoration des mages est en demi-lune, éclairé de 16 lampes, sous une sorte d’avancée en forme d’autel. Par terre, le lieu même où Jésus fut posé était marqué par une grande étoile dont on a enlevé l’or. Quelques-unes de ces lampes brûlent dans des verres verts, elles sont surmontées d’œufs d’autruches au-dessus de l’endroit où les cordes s’attachent ; entre-croisement des cordes au plafond. Tout est tendu (ou recouvert) d’une petite indienne. Je suis resté là, j’avais du mal à m’en arracher, c’est beau, c’est vrai, ça chante une joie mystique ; quelques lampes étaient éteintes ! sur les cinq de l’Adoration des mages, une l’était !

Déjeuner chez Issa, parent de celui de Kesneh. — Acheté des objets de piété. — À une demi-heure de Bethléem, jardins de Salomon (villa de Orthas). Effet charmant de cette petite oasis (qui se répand au Sud), au milieu de ces gorges grises poudrées de pierres ; la Crau est un enfantillage à côté. Vasques de Salomon, 3 ; dans la seconde il y a un peu d’eau, et la troisième est pleine à moitié. Recouverts à l’intérieur d’un enduit en ciment, carrés au fond, trois étages le long des murs ; pour descendre, escaliers le long des murs. On pense aux filles d’Israël descendant là pour puiser de l’eau dans de grandes urnes, c’est de l’architecture à la Martins.

Village de (sans nom), dans une ancienne forteresse turque, toujours prétendue bâtie par Salomon. Il n’y a presque rien dedans qu’un grand bique de ruiné. — Nous ne revenons pas par Bethléem. — Issa nous quitte et prend un chemin à droite. — À gauche, verdure des oliviers, qui remplissent une gorge et remontent des deux côtés, à mi-côte. — Rencontre de Bédouins sur des chameaux, en chemises blanches, dépoitraillés, presque nus, se laissant dandiner sur leurs bêtes. — Un nègre, le dernier de la bande. — Autre rencontre au haut d’une montée, troupeau de jeunes dromadaires sans licol et sans charge, allant à la file ; pour descendre ils se sont éparpillés. Le bleu du ciel cru passait entre leurs jambes raides aux mouvements lents. Derrière, sur le dernier, une femme tenant une toute petite fille avec son petit bonnet couvert de pièces d’argent. — Je suis descendu tout seul dans le Gethsémani, je suis remonté et nous sommes rentrés par la porte de Jaffa,

Saint-Sépulcre (2e visite). — À l’entrée, pierre d’onction, en marbre rosâtre veiné, dans une espèce de cadre idem, aux coins duquel sont quatre boules en cuivre ; à la tête et aux pieds, six candélabres ; au-dessus pendent à une chaîne de fer huit lanternes découpées, enluminées de bleu et de vert et qui de loin ont l’air de lanternes chinoises ; en face, quand on entre, au delà de la pierre d’onction, tapisseries sur la muraille, représentant les principaux miracles de Jésus-Christ.

Le Saint-Sépulcre même : coupole plâtrée, soutenue par dix-huit piliers carrés, ornés de tableaux pitoyables. Le dôme tombe en ruines. Au milieu, sous le dôme, petite chapelle quadrilatérale, au bout de laquelle, extérieurement, se trouve l’autel copte. Pour entrer dans le Saint-Sépulcre, on défait ses souliers, l’usage musulman prévaut. — Notre janissaire turc chasse à grands coups de bâton les mendiants (intolérables du reste). — Aveugle auquel il donne un coup de poing ; c’est un grand jeune homme à veste rouge qui m’a l’air de s’ennuyer atrocement. — Entre deux piliers du dôme j’aperçois la cuisine des gardiens du Saint-Sépulcre (lesquels on voit sur un divan à l’entrée), on lave des assiettes, au fond j’aperçois du feu, on marmitonne, on fait le café. Dans le couvent des Latins (capucins de la Terre-Sainte) nous avons retrouvé notre janissaire prenant sa petite tasse de café avec les bons Pères.

Il y a deux pièces, la première soutenue par douze colonnettes, engagées dans les murailles, en marbre blanc. À côté de la porte, ouverture d’un étroit escalier qui monte sur la plate-forme de l’édifice. Cette pièce est éclairée par 15 lampes, 5 aux Arméniens, 5 aux Grecs, 5 aux Latins. Au milieu, contenu dans une console carrée en marbre blanc, un cube de pierre : c’est ce qui reste de celle qui bouchait l’entrée du véritable sépulcre. — La seconde pièce sent une odeur de première communion ; il y a tant de lampes pressées les unes près des autres que ça a l’air du plafond de la boutique d’un lampiste, 13 aux Arméniens, 13 aux Grecs, 13 aux Latins, 4 aux Coptes. Parmi les cierges qui entourent la salle il n’y en a que 4 qui brûlent. Économie !

Au fond, taillé dans le mur, en bas-relief, un Christ, peinturluré et flanqué d’une Résurrection et d’une Ascension, d’un goût rococo xviiie siècle déplorable. Des fleurs roses sont dans de petits vases en porcelaine, de couleur groseille de province. — La pierre du Sépulcre en marbre blanc ; quelques taches d’huile, une grande fente au milieu. — Au fond, une petite armoire où se mettent les queues de rat que l’on allume contre le rebord de la muraille, nous en avons allumé comme les autres. Le prêtre grec a pris une rose, l’a jetée sur la dalle, y a versé de l’eau de rose, l’a bénite et me l’a donnée ; ç’a été un des moments les plus amers de ma vie, c’eût été si doux pour un fidèle ! Combien de pauvres âmes auraient souhaité être à ma place ! comme tout cela était perdu pour moi ! que j’en sentais donc bien l’inanité, l’inutilité, le grotesque et le parfum ! — Une femme d’environ 50 ans, maigre, laide, pâle, est venue et frappait sa poitrine sèche de ses mains maigres.

En face, église grecque : retable à 7 arches. — Je n’ai jamais vu de cierges si gros, ce sont des arbres. — Au-dessus de la principale arcade du retable, élevée et en dehors du niveau du retable, une sorte de chaire en forme de balcon, d’où, aux jours de fête, le patriarche donne la bénédiction. Du bas de ce balcon en tambour s’envolent 5 colombes (Saint-Esprit) qui tiennent au bout d’un fil, à leur bec, des boules bleues ; cela me rappelle les langues de Babylone dont parle Philostrate dans la Vie d’Apollonius. Au milieu de l’église grecque, dans une espèce d’urne ronde, boule de marbre blanc rayé d’une bande noire, qui marque la place où l’ange est apparu aux saintes Femmes.

On monte au Calvaire par un escalier de dix-neuf marches. Il est séparé en deux. Une moitié appartient aux Grecs, la plus luxueuse ; la seconde aux Latins. Partout lampes, marbres de couleur ; mais surtout et chez tous, mauvais goût révoltant.

Galerie supérieure tout le long du pourtour du dôme, séparée en deux : une aux Arméniens, l’autre aux Latins ; c’est contre le mur de celle-ci que se trouve le portrait de Louis-Philippe.

L’église arménienne est en bas, il faut descendre plusieurs marches en dessous de l’église grecque (il faut prendre à droite, en entrant dans le Saint-Sépulcre, entre l’escalier du Calvaire et l’église grecque).

Le pacha a les clefs du Saint-Sépulcre, sans cela les sectes s’y massacreraient. Au point de vue de la paix, il est heureux que les Turcs aient les clefs du Saint-Sépulcre ; cela pourtant choque si énormément que ça en fait rire. — Le meurtre d’un Juif sur la place du Saint-Sépulcre se rachète par 60 paras. — Pendant que nous visitions le Saint-Sépulcre, j’ai entendu 4 heures sonner aux différentes horloges des églises.

Mardi 13 août.

Jeudi 15, jour de l’Assomption, nous sommes sortis par la porte de Saint-Étienne, sur la face extérieure de laquelle se voient quatre lions, classiques, retroussés, féroces, bons lions tels qu’il s’en trouve dans les « histoires du monde » du xvie siècle. Des soldats lavaient leur linge dans leurs cuvettes de bois ; un d’eux a appelé le jeune Iousouf qui était avec nous. — Place dans le rocher où fut lapidé saint Étienne. — Le jardin des Oliviers est fermé, voilà la seconde fois que nous ne pouvons le voir.

Église du tombeau de Marie, à gauche. À la porte, un Abyssinien en turban bleu, que nous avons déjà vu dans le Saint-Sépulcre ; c’est d’un effet très beau. — On descend beaucoup de marches. — Obscurité, quelques lampes çà et là, peu sont allumées, on empoisonne l’encens. — La chapelle est en retour à droite, mais je suis saturé de saintetés. — Nous retrouvons notre petite mendiante blonde, que nous avons déjà vue sur la place du Saint-Sépulcre. — Une espèce de sheik nous fait descendre dans une grotte où, selon lui et les autres, Jésus a sué la sueur de sang. Quelle rage de tout préciser ! ils voudraient tenir Dieu dans leurs mains !

Nous avons fumé un chicheh et pris une tasse de café sous un arbre, entre le tombeau de la Vierge et le jardin des Oliviers. Non loin de nous, dans un enclos, deux capucins se livraient au même passe-temps (de plus, de l’eau-de-vie), en compagnie de deux très belles personnes dont on voyait à nu les seins blancs. Comme ça amuserait M. de Béranger, et quelles railleries il décocherait là-dessus ! Décocherait-il « les traits de la satire » ! Joseph a acheté là des espèces de gâteaux secs, minces feuilles de pâtisserie, blondes, faites avec de l’huile de sésame.

En descendant la vallée de Josaphat, à gauche, trois tombeaux : premier, d’Absalon, espèce de temple carré surmonté d’une rotonde terminée par une manière de cône rentré. Sur chaque coin, un pilier carré dans lequel est engagée une colonne ; sur chaque face, deux colonnes à chapiteau ionien, frise plate avec de petits carrés d’un goût lourd ; ensemble fort mauvais. Le second tombeau (de Mathias), pris à même le roc et entouré par lui, de même style, sauf les chapiteaux des colonnes. Au-dessous, dans le roc, deux fenêtres ou trous carrés à même (on entre là dedans par le troisième tombeau et on trouve plusieurs autres petites grottes). Le chemin passe devant, au milieu des tombes israélites, couvertes d’hébreu, ainsi que les murs du troisième tombeau (d’Ézéchias), celui surtout qui est tourné vers l’Ouest, faisant face aux remparts. Colonnes de même style que celles du premier tombeau, le toit est un seul bloc de pierre taillé en pyramide. À côté de ce dernier tombeau, se trouve, en descendant la vallée, un quatrième monument, sorte de petit temple, hypogée enfoui sous terre et dont paraissent encore les chapiteaux informes de deux colonnes ; des pierres bouchent, exprès, car elles sont rangées en mur, l’intérieur, et l’entrée a été envahie par un monticule de terre.

La fontaine de Siloë est plus bas, en face le village de ce nom, bâti sur la montagne. Il y a là quelques oliviers, et vingt pas plus loin commencent des jardins légumiers. — Un marmot rampait sur les pierres ; un âne regardait dans le fond d’une auge vide. — Des hommes montaient l’escalier de la fontaine, portant sur leur dos leurs outres gonflées. J’ai empêché le little baby de tomber, et je l’ai remis sur l’espèce de plate-forme où il était. — On descend plusieurs marches ; une voûte, un second escalier ; au-dessus, rochers noirâtres ; au fond et comme dans un antre, de l’eau tranquille : c’est la fontaine. — Bruit que faisaient les hommes en remplissant leurs outres avec leur main.

La maison de Caïphe, du côté Sud de la ville, en haut, propre, blanche, voûtée, arcades. De la cour jusqu’au toit, un prodigieux cep de vigne qui monte ; c’est le plus grand et le plus énorme que j’aie vu. Sur la terrasse de la maison il y a du raisin, Stéphano en a cueilli ; il n’était pas encore tout à fait mûr, grosses grappes, violet, blanc.

Vendredi 16. — Expédition du Jourdain et de la mer Morte. — À mesure que l’on s’éloigne de Jérusalem, la route devient moins pierreuse ; elle ne fait, jusqu’à Jéricho, que monter et descendre. Sheik Mohammed, blond, turban blanc, bottes rouges, et deux autres hommes du village de Siloë nous font escorte ; nous rencontrons beaucoup de Bédouins avec leurs chameaux, qui vont vendre du blé à Jérusalem, c’est jour de bazar. Affreux drôles à mine peu rassurante, chaussés de toute espèce de façons, depuis les grosses bottes rouges jusqu’à la simple semelle rattachée avec des cordes ; autour du corps une grosse et large ceinture de cuir ; cofiehs. Tous ou presque tous ont des fusils longs, à nombreuses capucines de cuir. N’importe quoi, mis sur le dos d’un Bédouin, devient bédouin, c’est ce qui explique que c’est toujours la même couleur, quoique composée d’éléments différents. Quelques-uns sont tête nue ; leurs femmes ont des yeux énormes, couleur de café brûlé, lèvres peintes en bleu.

Au fond d’une gorge en entonnoir nous apercevons deux constructions : une sorte d’arcade, et à côté, trois ou quatre autres en ruine ; c’est le puits de la Samaritaine. Nous haltons là quelques instants ; il y avait des ânes, des chameaux et des Bédouins au repos, tous pêle-mêle. Le soleil tapait dessus et la montagne tout autour. Un chameau va au haut de la montée, en face de moi ; il montait lentement. Vu en raccourci, je ne voyais que son train de derrière, l’air passait entre ses jambes allant pas à pas, se découpant sur le bleu ; il avait l’air de monter dans le ciel.

La terre a succédé aux pierres, puis c’est le calcaire ; je ne sais comment la lumière s’arrangeait, mais, frappant sur les parois blanchâtres de la route, ça faisait du rose, de grandes nappes indistinctes, plus vives à la base, et qui allaient s’apâlissant à mesure qu’elles montaient sur la roche. Il y a eu un moment où tout m’a semblé palpiter dans une atmosphère rose. Le chemin tournait, le soleil frappait sur nous, j’entendais derrière moi les galopades de nos sheiks qui faisaient des fantasias. Ils ont passé à mes côtés, je me suis lancé comme eux. De temps à autre, entre les gorges, apparaît dans un déchirement de la montagne la nappe outre-mer de la mer Morte ; à de certaines places, la terre grisâtre, tachetée régulièrement par des bouquets d’herbes roussies, ressemble à quelque grande peau de léopard mouchetée d’or ; ailleurs, entre le fond roux des herbes (ce n’est pas de l’herbe qui pousse, mais de la paille), taches grises de la terre qui se voit par intervalles.

Avant de débusquer sur la plaine de Jéricho, la route se resserre étrangement, couloir sinueux entre deux murailles gigantesques ; nous rampons sur le flanc de celle de droite.

Tout au fond de cette vallée de Habi-Moussa se traîne une petite ligne de verdure à la place où coule l’hiver le torrent, à sec maintenant ; ça fait l’effet d’une petite couleuvre verte rampant au pied des grands rochers. Du haut de la montagne de Habi-Moussa : grande plaine, sans limites à droite ni à gauche, avec la verdure des arbres piquants, qui surprend et ravit ; au second plan, la nappe plate et bleue de la mer Morte ; au fond, les montagnes passant, suivant que la lumière marche, par toutes les teintes possibles de ce que je ne peux appeler autrement que bleu ; à gauche, le mont de la Quarantaine, avec quelques ruines dessus. Nous descendons dans la plaine et, après avoir, pendant une demi-heure, serpenté à travers des bouquets d’arbres épineux, nous arrivons sur les bords d’un petit ruisseau d’eau claire ; nous nous déharnachons, déjeunons et faisons la sieste.

Aïn-Sultan. — L’eau est rapide, remplie de petits poissons qui entraînent nos tranches de pastèques. — Nous arrivons à Richia vers 4 heures, forteresse turque, bâtisse carrée, en pierres, au milieu du village composé peut-être d’une quarantaine de maisons ou de huttes. Dans la cour, gourbis où sont attachés les chevaux. — Une jument grise avec son petit poulain, né il y a deux jours ; à peine s’il se peut soutenir sur ses jambes, il se cogne les jarrets et marche sur ses paturons.

À droite en entrant, il y a une vasque d’eau où sont assis et fument plusieurs Turcs. À l’étage supérieur de la forteresse, entouré de créneaux faits de boue et de pierre et dont les découpures, d’en bas, sont d’un charmant effet, surtout lorsque quelques soldats s’y dessinent dessus, deux gourbis de branchages. On nous met des tapis sous l’un d’eux, nous fumons la pipe et prenons le café. — En bas, dans une chambre, femme qui fait du pain sur une plaque de fer, le pain est ainsi cuit de suite ; fumée qui nous fait, ainsi qu’elle, pleurer. C’est du pain sans levain (le pain de voyage des Hébreux). — Avant de dîner nous sortons dans le bois environnant, le jour baisse, les montagnes d’en face ont des bosses et des creux, ce qui fait des rondelles d’ombre et des points de lumière ; ailleurs elles ont des coupes métalliques et comme des facettes régulièrement taillées en long ; plus loin, c’est un incendie rose, violet, terre de Sienne ; le ciel est blanc, c’est ce qu’il y a de plus pâle dans toute la vue. — Nous cueillons de la menthe à de grosses touffes qui embaument.

Jeune femme, les joues un peu bouffies, vêtue en bleu, les cheveux tressés autour du visage. — J’ai du mal à dîner, à cause d’une légion de petits chats qui nous assaillent, Joseph et Sassetti sont obligés de faire la garde avec des bâtons pour les écarter. Les chacals piaulent d’une façon aigre, ils sont à dix pas de la forteresse ; quelques chiens y répondent. La lune se lève dans le Sud, du côté de la mer Morte ; dans la direction de Jérusalem, une étoile casse-brille, elle disparaît bientôt. Nous sommes accoudés sur le créneau, peu à peu tout s’apaise, les soldats (bigarrure) causent moins haut, nous nous couchons.

Le lendemain samedi, au milieu d’une escorte qui piaffe et fait fantasia, nous partons pour le Jourdain, à cinq heures et demie. Pendant une heure nous allons à travers des bouquets d’arbres épineux, comme la veille. — Sanglier cru éléphant ou hippopotame par Maxime. — Hanna, attaqué de la fièvre, rentre à Jéricho.

Le Jourdain. — Eau grisaille, couleur lentille, saules qui retombent en touffes. Nous sommes arrêtés à un coude de la rivière ; à notre gauche, tout près de nous, un grand arbre penché. Je bois de l’eau à la berge, sur les cailloux, à côté d’un mulet qui buvait comme moi, pendant qu’Abou-Issa, avec sa mine pacifique, le tenait par le licol. Les Arabes de ces pays appellent les Bédouins de l’autre côté du fleuve : nemré (tigres). Le Jourdain à cet endroit a peut-être la largeur de la Toucque à Pont-l’Évêque. La verdure continue encore quelque temps, puis tout à coup s’arrête et l’on entre dans une immense plaine blanche. À droite on a le bourrelet blanc de la première chaîne des montagnes qui sont du côté de Jérusalem.

Mer Morte. — La mer Morte, par son immobilité et sa couleur, rappelle tout de suite un lac. Il n’y a rien sur ses bords immédiats ; cependant, un peu de temps avant d’arriver à elle, à droite, quelque verdure. Ses bords sont couverts de troncs d’arbres desséchés et de morceaux de bois, épaves apportées sans doute par le Jourdain. L’eau me paraît avoir la température d’un bain ordinaire ; elle est très claire, contre mon attente. Sassetti qui en goûte, se brûle la langue ; ayant soif, je n’ai pas tenté l’expérience. Nous faisons passer nos chevaux dans l’eau pour aller sur un petit îlot de cailloux, distant de la rive d’environ 60 pas. À ma gauche, je compte quatre montagnes ou quatre grandes divisions de la montagne ; la seconde est la plus foncée de toutes, elle est presque brune, puis ça va en se dégradant de ton sensiblement, et la quatrième se perd dans la brume de l’horizon. La couleur de la montagne de droite (celle qu’il faut passer pour aller à Saint-Saba) a du blanc en bas, c’est la première chaîne de collines. Mais dans sa généralité c’est du gris par-dessus lequel il y a du violet recouvert d’une transparence de rose.

À trois quarts d’heure de la mer Morte environ, on commence à gravir la montagne. À partir d’ici pour aller à Saint-Saba on ne fait que tourner, descendre, remonter ; ce sont des demi-lunes, des cirques, des murs géants, et quand on se retourne l’immense horizon de tout à l’heure et qui grandit à mesure que l’on s’élève.

Nous allons sur la corniche d’un mur ; à nos pieds, un précipice ; au fond, une grande ligne blanche avec des arbres sur ses bords comme une route, c’est le torrent desséché. — Perdrix qui trottinent sur le sable sec. — Après cette première chaîne, une seconde, une crête comme le dos d’un poisson échoué là, ou comme le dessus de la nef d’une église ; un plateau, une troisième chaîne se présente, ça recommence. La terre est piquée de touffes rousses pâles de ces grosses perruques épineuses que l’on voit partout ; des places léopardées, comme la veille ; toute l’herbe qu’il y a est de la paille desséchée, droite et dure, poussée à la hauteur d’un pouce environ. Le ciel bleu sec et dur, de temps à autre une bouffée de vent frais ; il fait bien moins chaud que le matin, du Jourdain à la mer Morte. Une citerne creusée dans le roc à droite, l’eau est verte, elle a mauvais goût ; Abou-Issa en puise avec une corde. — Pierres pour découvrir la montagne d’El-Habi-Moura, sur laquelle est une mosquée ; elles sont rangées de façon presque à faire croire que ce sont des tombes.

Saint-Saba. — Avant d’arriver à Saint-Saba, une grande rampe qui mène jusqu’au couvent. La vallée, ou plutôt le précipice, est encore plus beau que celui d’El-Habi-Moura, en ce que c’est plus haut, plus taillé et que ça a plus de tournure et de façon. Des pigeons volent d’un côté à l’autre, partant des anfractuosités où ils logent.

Le couvent bâti sur les rochers et à même eux, de tous les côtés, en haut, en bas, il y a des précipices dans l’intérieur ; c’est là, comme position, le vrai couvent de Palestine. On monte notre lettre dans un panier. — Grand divan où nous logeons sur des tapis, une lampe de cuivre au plafond. — Le moine qui nous sert, bonhomme à barbe blanche, voûté.

Dans l’église, tableaux de même style que dans toutes les églises grecques, c’est un art à part. Sur la porte d’entrée, tableau représentant le Jugement dernier : l’enfer est dans la gueule d’un monstre ; les bienheureux, en foule tassée, la tête entourée du disque de gloire, entrent à la Jérusalem céleste ; les tombes s’ouvrent, Jonas sur sa bête, deux Turcs au pied d’un prophète, etc. ; c’est très amusant. Dans un autre tableau, les saints sont représentés comme des santons, ou plutôt comme des brahmanes, longs, maigres, avec des barbes prodigieuses qui leur tombent jusqu’aux pieds. Trait fréquent dans les tableaux religieux grecs : Jean-Baptiste toujours avec des ailes, l’air dur, féroce même ; la Vierge avec Jésus. — Jésus, les bras ouverts, l’embrasse comme un petit enfant. Plusieurs tableaux, dons faits par la Russie.

On nous montre le tombeau de Saint-Saba, à travers une grille ; plusieurs crânes, qui sont ceux des moines massacrés par les Bédouins ; on nous montre même l’horloge. — Dans le jardin, pigeon factice. — Le couvent nourrit deux renards ; chaque soir on leur jette deux pains, chaque soir ils viennent là attendre, le pain tombe, ils le saisissent et l’emportent. — La nuit, je ne dors pas. Clair de lune sur les montagnes et sur le couvent, tintement régulier de l’horloge. La cloche sonne, chants des prêtres dans l’église. Je fume sur une chaise en regardant la nuit, les pieds appuyés sur le petit parapet de la muraille.

Nous partons à 7 heures, après une tasse de café, un petit verre et une grappe de raisin qui nous avaient réveillés ex abrupto. Nous descendons la rampe de Saint-Saba et nous prenons le chemin de Jérusalem. Ennuyé d’aller au pas derrière le cheval de sheik Mohammed, j’enlève ma bête au galop et je me maintiens devant tout le monde à la distance d’une centaine de pas, pendant peut-être dix minutes. J’allais au pas, quand j’entends tout à coup un coup de feu et des aboiements de chien : « C’est Max qui a sans doute tiré un toutou », me dis-je, connaissant ses théories à ce sujet. J’arrête mon cheval et je le retourne. Alors je vois un fumignon monter à cent pas derrière moi (devant moi maintenant), mais comme il me semblait partir d’un point plus élevé que la route, je ne doutais pas que ce ne fût quelque Bédouin qui chassait ou un de nos hommes qui faisait de la fantasia. Pendant que j’étais calmement livré à cette double conjecture (l’idée d’un danger ne m’était pas approchée), je vis Max, Joseph et nos deux sheiks déboucher tranquillement, au pas, et sans parler haut, ce qui me confirma dans mes prévisions pacifiques. « S’il y avait eu un chien de tué, me dis-je, on vociférerait, j’entendrais le monde s’expliquer haut. » Max me rejoint et me conte l’affaire, peu satisfait que je ne fusse pas accouru dès que j’ai eu entendu le bruit du pistolet. Il avait peut-être raison, en principe du moins ; mais là, ma meilleure excuse est que je n’y avais pas songé du tout, ne me doutant de rien, et d’ailleurs dès que j’ai eu retourné mon cheval, je les vis venir, et dès lors je les attendis. Nous marchions côte à côte quand une balle passe entre nous deux, près de Max ; j’entends un coup de fusil (et l’idée ne me vient pas encore du danger). Max se retourne, il aperçoit un homme qui nous mire en joue et me crie alors avec une figure expressive : « C’est sur nous qu’on tire, f..... le camp, n… de D… ! file ! file ! » Je le vois s’enlever à fond de train, baissant la tête sur celle de son cheval et saisissant son sabre de la main gauche ; je passe près de Joseph à qui je crie : « Au galop ! au galop ! » Je vois tout son havresac débouliner, son fusil et les pipes tomber, et lui-même faire le mouvement d’arrêter son cheval pour ramasser tout cela (ce qui est complètement faux ; j’ai mal vu, il n’y a eu que mon chibouk de perdu, et encore il était sur la selle d’un sheik). J’entends un second coup de feu, Max me crie quelque chose que je n’entends pas, je le vois fuir comme le vent. Alors je commence à comprendre, saisissant mon sabre de la main gauche, et les rênes de la droite, je me lance dans une course effrénée, sautant tout. C’était d’un charme qui me tenait tout entier, ma seule inquiétude était de tomber de cheval, là pour moi était le danger ; mais j’étais de bronze, je le serrais, je l’enlevais, je le portais au bout du poing ; quelquefois je rattrapais mes guides, qui avaient glissé dans ma main, avec mes dents, tout en jouissant intérieurement de ce chic cuirassier-empire. D’ailleurs les détours de la montagne, se renouvelant sans cesse, devaient nous cacher aux coups de feu. Mais là aussi (ce fut la seule réflexion inquiétante qui me vint) était le danger ; ils pouvaient, par des chemins à eux connus, gagner une pointe et nous prendre de flanc. Deux fois Max s’est arrêté, j’ai entendu les sheiks crier : Gawon ! Gawon ! Nous sommes repartis, j’ai arrêté mon cheval une troisième fois par pitié pour lui, mais voyant que Max ne s’arrêtait pas, je suis reparti et je l’ai rejoint. Ça a peut-être duré dix minutes, je ne sais combien nous avons fait de chemin, environ une lieue ? À un carrefour, nous nous sommes arrêtés ; Joseph, que je croyais bien loin derrière nous, était tout près. Embarras d’une minute pour prendre la bonne route. Nous ne nous trompons pas du reste, les sheiks nous rejoignent, nous nous apercevons qu’il y a une sacoche de perdue, celle dans laquelle sont nos firmans ; on nous l’a rapportée ce matin.

Rentrée à Jérusalem par Siloë et la porte Saint-Étienne.

Visite au consul (avec sheik Mohammed) à qui nous contons l’affaire. — Sieste. — Dîner chez lui. — Le soir, sonate de Beethoven qui me rappelle ma pauvre sœur, le père Malenson et ce petit salon où je vois miss Jane apporter un verre d’eau sucrée. Un sanglot m’a empli le cœur, et cette musique si mal jouée m’a navré de tristesse et de plaisir ; ça a duré toute la nuit, où j’ai eu un cauchemar y relatif.

Lundi, 19 août, 3 heures.

La journée du lendemain occupée à écrire des lettres.

Mercredi 21. — Visité, avec Stephano, le couvent de Saint-Jean. — Sortis par la porte de Damas, chemin pierreux, 1 heure un quart pour aller.

Saint-Jean, au fond d’une petite gorge. On traverse un village où il y a de gros oliviers. — Gens de la campagne dessous. — Une branche d’olivier à reflet d’argent se lève au vent dans le soleil et tremble. — Chapelle du couvent avec un Zacharie au fond, flanquée de deux petits autels recouverts d’un baldaquin en damas rouge. — Place où saint Jean-Baptiste est né à gauche du chœur, grotte convertie en chapelle ; petits bas-reliefs tout alentour, représentant les différentes scènes de la vie de saint Jean. — Sacristie dont on revernissait les armoires. — Un petit crucifix espagnol très tragique. — Dans le divan où nous sommes reçus, devant moi une carte d’Espagne et de Portugal. — Nous revenons silencieusement.

Jardin près de Jérusalem, planté par un Grec, le secrétaire du patriarche, au profit de la communauté, au beau milieu des rochers. — Rentrée à 5 heures et demie.

Vers midi, dans une rue voisine de notre hôtel, femme chrétienne, un peu âgée, noire, laide, sale, beaux yeux, nez droit, vilaines dents ; à gauche chambre, matelas noir. Sheik Mustapha et Joseph dans la cour ; la servante vieillotte, blanche, très souriante avec des petites pièces d’argent autour du front. C’était une petite porte à gauche en descendant. Une femme en guenilles attendant dans la rue et nous introduisant. — Silence, soleil, sentiment de rues désertes et d’humidité à l’ombre, soleil sur les terrasses, choses de ménage dans des coins ; un chat sur un mur, levant la queue.

Vendredi 23. — Partis de Jérusalem. — Scène Sassetti. — Adieux à Max Botta, Barbier de Mesnard, Amédée. — Stéphany nous conduit pendant une heure jusqu’à ce que nous ayons rejoint le bagage. Jérusalem, à mesure qu’on la quitte, s’enfonce dans la verdure des oliviers qui sont du côté du tombeau des Rois, et du côté Nord les lignes droites de ses murs s’abaissent et saillissent à travers les espaces du feuillage. Je croyais la revoir encore et lui dire adieu en me tournant vers elle ; une petite colline me l’a cachée tout à fait, quand je me suis retourné, elle avait complètement disparu. En commençant les terrains sont un peu moins pierreux, la terre a une sorte de couleur roux pâle brun, assez semblable à celle du tabac d’ici.

Halte à El-Bir, dans une sorte de vaste khan ou forteresse. Joseph nous dit que ça a été bâti par les pèlerins ; quelques pierres çà et là tombent de la voûte, les voyageurs qui viennent là bouchent les trous. De temps à autre nous rencontrons quelque petit troupeau de chèvres noires. — Stérilité complète, ce n’est que pierres, cailloux, rochers, quelques-uns ont la couleur de la pierre ponce, jusqu’à la fontaine Aïn el-Karamieh (œil des voleurs). Ravin avant d’y arriver et qui descend avec de grandes roches ; sur la droite, quelques-unes ont la forme vague de chapiteaux énormes ébauchés. Des enfants chantaient à mi-côte sur la montagne, cachés par les oliviers ; un homme se reposait à la fontaine, tenant son petit cheval par la bride. Deux ou trois chameaux ont passé pendant que nous étions là à souffler un peu à l’ombre et à fumer une pipe ; un d’eux, la lèvre tombante et orné sur les deux côtés de la tête de deux grosses houppes pendantes, ressemblait à une vieille femme au nez busqué, coiffée à l’anglaise. Au bout de 2 heures, après avoir descendu une descente rocailleuse et difficile, nous arrivons dans le vallon, où nous sommes campés. En face de nous un mamelon, deux à gauche, un à droite, un derrière nous ; nous sommes au bas du mouvement de terrain, la route passe devant nous, j’entends la voix de trois femmes qui passent en ce moment ; la nuit tombe. — Sassetti fait les lits. — Grelot d’un mulet. — La fontaine est à notre droite ; au bas de la descente, Khan Leban.

Nous nous levons au clair de la lune, grelottant du froid qu’il a fait toute la nuit ; à 4 heures et demie nous sommes en marche, le chemin est meilleur qu’hier. Nous allons sur le versant de droite de la montagne, que nous tournons pour entrer dans la vallée de Sichem. Vers 8 heures du matin, en passant devant Howara qui est à notre gauche, tout le monde fait son petit repas. Devant nous une large vallée entourée de montagnes de tous côtés, avec quelques carrés cultivés ou de verdure, çà et là au milieu d’elle ; elle est rayée par une route qui va à Tibériade. Nous tournons à gauche et nous entrons dans la vallée de Naplou. Vers ce coude de notre route, passent deux femmes portant des fardeaux ; une à grands yeux noirs, tarbouch rouge enfoncé sur le front, avec une piastre d’argent au milieu, figure énergique et vive, me salue de « combakrer ».

Naplou, tout en pierre, dômes et murs à lignes droites. Sur la gauche, avant d’y arriver, on traverse un bois d oliviers. Grands et ombreux jardins, de l’eau qui coule, petits chemins de verdure, avec des ronces qui retombent des branches ; des m..... sur la berge des ruisseaux. Nous sommes campés dans un jardin, sous un mûrier gros comme un chêne raisonnable. Il y avait tantôt des femmes non voilées qui y prenaient le frais, Joseph a établi sa cuisine auprès ; un homme du jardin, gardien ou jardinier, a pris une grosse couleuvre noire.

À Naplou, mêmes constructions qu’à Jérusalem, bazars plus beaux. Nous traversons la ville dans toute sa longueur et revenons de même, après nous être arrêtés à un café. La mosquée a pour porte principale le portail d’une église du temps des croisades, dernier roman, chapiteaux à feuilles d’acanthe ; le dessus du portail, nervures successives superposées, arcadiques, le tout d’un style très intact. Des peaux, devant quelques boutiques, sont à sécher par terre, on marche dessus. Un Copte à turban noir nous montre quelques pierres insignifiantes. — Énormité des bouillottes à eau dans un ou deux cafés. — Habar en laine blanche ou laine de soie. — Quelques hommes portent le tarbouch ainsi : autour de la tête un petit turban, le tarbouch est tiré en arrière (étant retenu à la tête par ce turban de manière que le fond retombe de côté à un pouce ou deux de l’épaule).

Nous quittons Naplou le matin. Verdure et maison à notre gauche, exécrable chemin jusqu’à Iaabed. Avant d’y arriver, quand on domine le vallon, c’est comme un océan de pierres. S’il n’y avait çà et là un peu de terre entre elles, tout serait pierreux. Oliviers, champs clos par des murs de pierres sèches, ça rappelle quelques aspects du bas de la montagne du Carmel, et plutôt celle d’Abou-Gousch.

Sassur, forteresse, à gauche, sur une hauteur, au milieu d’une grande plaine.

Rabatijh. — Village blanc, sec, poudreux ; nos moucres ne savent pas quel chemin prendre dans le village. Les habitants ont fort mauvaise mine, les enfants nous insultent : « chien de chrétien, que Dieu vous brûle, vous tue, etc. ». Nous passons lestement, non sans avoir remarqué que trois hommes ont pris leurs fusils et marchent devant nous. Un bois d’oliviers, le terrain monte. Avant le premier village, lentisques où sont appendues des guenilles, nous y mettons des crins de nos chevaux. Quelques buissons ; là, nous perdons nos trois gaillards de vue. « Préparez vos armes ». Nous tournons dans des défilés. — Précaution de nos moucres qui ont trouvé que c’était un meilleur chemin que de passer sur la hauteur. — Fontaine avec un troupeau de chèvres ; quelques chiens aboient.

Djenin. — Campés comme la veille sous un mûrier. Mosquée au milieu de la verdure, large paysage tout alentour. — Les campagnes d’Israël. — Le gouverneur, gros blondin, assis sur une natte à sa porte, chef militaire à barbe noire, nez crochu, yeux bons et vifs, frottés d’eau de rose ; veston rouge à raie noire. — Courte promenade dans Djenin où il n’y a rien à voir qu’un chien qui dévore une charogne de cheval enflé, il le commençait par l’anus. Deux ou trois boutiques, Joseph achète du raisin dans mon foulard bleu. — Le cousin du gouverneur nous suit pour avoir du sulfate de quinine. — Moulin, eau claire qui coule ; une femme puisant de l’eau : ceinture, voile de couleur qui couvre seulement la bouche, beau bras et belle main, un peu dans le style Mignard, nez tout droit, yeux noirs baissés vers l’eau. — Tohu-bohu de consultations dans notre campement. Ce pays est dévoré de fièvres, et de brigands. — Nuit moins froide que la précédente.

Levés à 3 heures, partis à 4. — Immense et magnifique plaine connue sous le nom de campagnes d’Israël. Quelques champs de sésame, carrés, verts, qui se détachent sur le fond blond des herbes roussies par l’été ; ombrelles chinoises des chardons. Il y a aussi, çà et là, un peu de coton et de maïs. Le soleil se lève à droite ; ses rayons, avant qu’il ne paraisse sur les montagnes, font des gloires ; un nuage enroulé en écharpe longue, or dans la partie qui recouvre le soleil, puis tout à coup bleu et allant s’apâlissant vers Djenin. — Abou-Ali nous cueille des fleurs de jusquiame. — Trois soldats turcs d’escorte, l’un avec une lance de 12 à 15 pieds au moins de long, en bambou, ornée de deux grosses houppes au haut de la hampe. — Algarade, ils courent à fond de train, le pistolet au poing ; long détour du soldat de gauche pour les envelopper. — Le matin, prise d’un lièvre. — Au bout de la plaine est la petite montagne derrière laquelle se trouve Nazareth ; à droite, le mont Thabor, détaché complètement à l’œil des autres montagnes, et ayant la forme d’une demi-sphère un peu convexe. De la montagne, quand on se retourne en arrière, la plaine, d’ensemble, est d’un brun très pâle, chocolat clair, avec des tons blonds par place. Une fumée montait, restes d’un feu allumé la nuit ? Nous passons devant huit à dix tentes de pasteurs, qui font là brouter leurs chèvres ; nous ne voyons personne que deux ou trois chiens jaunes. Au pied de la montagne notre escorte nous quitte ; d’en haut, on voit tout à coup Nazareth à gauche.

Nazareth. — La première chose qu’on en voit, c’est le minaret de la mosquée entourée de cyprès. Tout le terrain est tigré de pierres blanches, c’est d’un effet de surprise charmant. Au bas de la côte, la route tourne à droite ; une autre descendant vient s’y embrancher à gauche. Les nopals sont couverts de poussière, le soleil brille, tout éclate de lumière. — Maisons blanches de Nazareth. — Nous avons vu moins de lézards qu’hier, où il y en avait un à chaque arbre. — Couvent de l’Annonciation, barbe du capucin qui nous reçoit. — Le capitaine hollandais et sa femme et sa petite-fille, enfant blonde, à yeux bleus, en papillotes. — Visite à l’agent français ; son fils trouvé dans une boutique ; le voyage d’ici à Damas paraît dangereux et difficile ; on s’arrange pour des escortes, etc.

Visite à l’église grecque, en dehors de la ville, pleine d’Arabes qui l’encombrent ; c’est demain la fête de la Vierge selon les Grecs. On empoisonne dans l’église ; tas de chibouks à la porte.

Église latine : tapisseries d’Arras ; grotte où l’Ange est venu annoncer à la Sainte Vierge ; une colonne coupée. On nous montre une armoire qui est la fenêtre par où l’ange est descendu. — Grottes derrière l’autel : oratoire et cuisine de la Sainte Vierge. — Maison de Joseph : autre grotte, où l’on étouffe de chaleur humide et qui n’a qu’un petit coin de mur de construction romaine. — Autre endroit où l’on voit une énorme table en pierre, ou plutôt un rocher plat, sur laquelle Jésus, avant et après sa résurrection, a plusieurs fois mangé avec ses apôtres.

Femmes à la fontaine, criant et se disputant ; elles sont fort belles ici, et de haut style, avec le bas de leur robe à deux fentes volant au vent ; cruches sur la tête, mises sur le flanc. Plusieurs sont blondes. — Groupe de femmes au coin d’une rue, comme nous sortons du couvent pour aller chez l’agent ; une grande, viandée, blonde, à nez busqué un peu. La ceinture qu’elles ont autour du corps comme les hommes leur fait ressortir les hanches.

Intérieur de l’agent consulaire de France : les portraits d’Amélie, Clara, Hortense, etc. ; une bataille de l’Empereur, image coloriée ; une scène de la Tour de Nesle.

De Nazareth à Cana, même paysage.

Cana, au milieu d’un vallon entouré de montagnes de tous côtés. Le village est assis sur une pente. — Nopals. — Nous passons derrière l’église grecque que je refuse de voir. Je songe au tableau de Véronèse.

Après Cana la route est plus praticable. Grande plaine, assez verte, qui monte par le bout, avant de toucher à la colline qui domine Tibériade ; à droite, une plaine avec une montagne (la montagne ?), ça fait cirque. À l’extrémité à droite, un grand feu ; la fumée montait droite et ronde exactement comme une colonne. On tourne une colline du haut de laquelle on voit la mer de Galilée, petite nappe bleue ; je suis étonné de la trouver si petite, entre des montagnes assez basses, grises, tachetées de pierres. — Les murs démantelés par le tremblement de terre arrivé en 1828. — Nous descendons à un hôtel tenu par un juif.

Temps de khamsin ; après-midi passé sur mon divan à suer et à souffrir du ventre et de l’estomac. — Le soir, après le dîner, promenade dans le pays ; je ne vois que juifs, soit en bonnet fourré ou avec le large chapeau noir. Smaël-Aga, le chef de notre escorte, nous mène au bord de l’eau. — Ton rose pâle par-dessus la couleur grise des montagnes. — Un veau qui boit, troupeau de vaches dans les rues ; à gauche, la mosquée et un palmier. — Sur le sommet de la montagne, Zafeth. — Smaïl nous introduit dans une cour où il y a beaucoup de juifs assis (la synagogue ?).

Dans la salle basse où se tiennent nos gardes et où Joseph et Sassetti dînent, petit enfant tout nu qui dort dans un branle. Les biques sont habitées par un chien jaune et une bouillotte ; quand on vient, il vous cède la place d’un air ennuyé, puis revient s’y mettre. Je me fonds en sueur ; Aréthuse coulait moins que moi.

Tabarieh, mardi 27 août, 7 heures 5 du soir. — Il a fait comme hier un temps de khamsin étouffant, nous avons passé la journée à suer sur notre divan et à dormir. Vers 4 heures nous sommes sortis à cheval, pour aller voir les bains situés à une petite demi-lieue sur la même rive du lac. Nous prenons la route entre la montagne et la mer, le terrain est plein de pierres volcaniques et de colonnes renversées par terre ; partout, restes de murs. Jujubiers, un laurier-rose et quelques menthes. — Les bains d’Ibrahim-Pacha : piscine soutenue par des colonnettes ; deux femmes fort laides et un vieux juif en sortent comme nous y entrons. L’eau me semble à la température de 36 degrés, la source même est plus chaude. Les vieux bains sont un peu plus loin. — Maxime prend un caméléon qui a des taches brun chocolat sous nos doigts. — Nous revenons par le bord de l’eau ; les montagnes du Hauran, grises avec un glacis rose par-dessus. Nous essayons de rentrer par les fortifications démantelées, ce qui nous est impossible. La dernière tour côté Sud est détachée du reste comme un décor ; on voit par derrière un palmier qui se détache dessus. — Nous rentrons par une porte à l’entrée de laquelle un homme en veste rouge est assis. En passant par les rues de la ville, nous voyons quelques femmes juives du Nord, avec leurs cheveux blonds, et leur coiffure frisonne.

Jeudi 29. — Partis de Tabarieh à 3 heures un quart du matin, avec le clair de lune qui dessine l’ombre de mon cheval à ma gauche, nous longeons le lac au pied des montagnes, dans la direction du Nord, vers Zafeth que nous voyons en face de nous sur le haut des montagnes. En bas, à droite, entre la pente et l’eau, quelques arbrisseaux, bauge à sangliers. Nos Arabes s’amusent à tirer des perdrix à balle, on en tue une. Quelques poules d’eau glissent sur la surface bleue de la mer de Tibériade, qui commence à devenir plus foncée au jour levant. La montagne de gauche s’écarte un peu, elle est taillée à pic en cet endroit ; c’est l’entrée d’un vallon qui va vers l’Ouest, dans laquelle Smaël-Aga nous dit qu’il y a beaucoup de grottes et une forteresse taillée à même la montagne. Il y a ici un peu de verdure, les bouquets d’azaroliers reparaissent comme à la mer Morte.

Quelques huttes ou gourbis, un cours d’eau, Génézareth, quelques maisons à droite du sentier : cela dure quelque temps. On a à sa gauche un vallon étroit, dans une direction parallèle à celle de la route et dont les pans chocolat sont taillés à pic par assises ; puis, par une pente douce, on s’élève doucement. De grandes herbes blanc doré, ou filasse blonde, desséchées, couvrent le sol ; à droite, un troupeau de dromadaires qui broute dedans, éparpillé et levant le nez quand nous passons. Second cours d’eau ; lauriers-roses : deux bouquets superbes, un de chaque côté du sentier. Ici on commence véritablement à monter, peu à peu toutes les autres montagnes de derrière vous s’élèvent, le paysage suit votre mouvement, si bien que lorsqu’on se retourne, le lac, qui est bien plus bas que vous, semble être à votre niveau. Graduellement, les montagnes brun roux, vagues, allongées les unes derrière les autres, saillissent en s’allongeant. Halte à l’ombre d’une falaise à assises et à couleur de rouille, une source coule là. Nous repartons, tout s’agrandit, se développe, le bout du lac de Tibériade se perd dans la brume, on voit le dôme oblong du Thabor qui paraît plus grand que les autres montagnes.

Zafeth. — La forteresse de Zafeth, en haut du pays, assise sur le versant. — Rues si étroites que notre bagage ne peut passer ; foule pour nous voir, surtout des juifs avec leurs affreuses coiffures. Nous descendons chez un d’eux agent consulaire français, qui nous installe dans une petite salle voûtée, éclairée par une lampe suspendue, en verre, à triple chaînon. Le soir, consultation à une grande femme juive, avec son bonnet rouge, qui nous amène son pauvre petit enfant tout pâle et dolent de fièvre. — Notre hôte fumait son chibouk sur le divan de Max, avec ses deux jeunes garçons à ma gauche.

Montagnes rousses au premier plan, léopardées de cailloux noirs ; par places cela fait des plaques de tigré. Les descriptions d’horizon précédentes sont toutes résumées dans la vue que l’on a de Zafeth (Bétulie).

Je passe une exécrable nuit, pleine de puces, de punaises, et démangeaisons de toutes sortes. N’y tenant plus, je prends la pelisse de Max et je me hasarde à traverser la chambrée juive et à aller dormir à l’air. Toute la famille est vautrée par terre, pêle-mêle, sur des matelas, le père ronfle, la mère pisse, l’enfant crie, ça sent la chassie et la vesse nocturne. Je vais tâcher de dormir sur la terrasse à côté de Joseph et de Sassetti, couchés sur une natte, Sassetti roulé dans son manteau, et Joseph roulé dans sa couverture de feutre. Il fait si froid et la peau me brûle tellement que je ne peux prendre du repos ; le matin seulement, vers 9 heures, j’ai roupillé un peu sur mon divan-insecte. À 11 heures nous nous préparons pour partir. Notre hôte nous parle des dangers de la route : on a assassiné celui-ci à tel endroit, volé celui-là à tel autre ; il y a quelques jours on a tué un Turc, on lui a coupé la tête et les mains, etc. Nos gardes sont à la mosquée ; tous ces gens sont fort dévots en voyage, et avant de partir ils se mettent la conscience en règle : quelqu’un de nous va peut-être rester en route, voilà ce que chacun se dit à soi-même, sans le répéter trop haut. — Bref, nous partons après toutes les recommandations possibles aux moucres, qui ont ôté les sonnettes et grelots de leurs mulets.

La route, pierreuse, commence à monter sous des oliviers ; un de nos hommes, gaillard facétieux, auquel il manque les incisives de devant et monté sur une petite rosse baie, se met à chanter, puis nous descendons et nous arrivons dans une plaine. C’est là qu’Abou-Issa et Abou-Ali reçurent de l’escorte une si belle trempe pour les avoir insultés ; ce qui me fit dire, le soir à dîner, non pas : une gelée de garde, mais : une dégelée de gardes. Il y eut un mot de Joseph, sublime : « Ce sont des Turcs, qu’ils se tuent entre eux, s’ils le veulent, ça ne nous regarde pas ». Les herbes sont brûlées par le feu, manière d’engraisser la terre ; ça donne au sol une teinte noire.

Vers 5 heures nous arrivons à Djiss-Benat-el-Yakub, nous campons là. Nous avons le pont à notre gauche ; devant nous la rivière, qui coule entre les herbes et les roseaux ; au delà du pont, la grande nappe bleue de Bahr-el-Hule. Avant d’arriver à notre campement, nous avons remarqué, sur des buttes qui sont au bord du lac, quelques cabanes de Bédouins. Max croit qu’on nous observe, la nuit vient.

De l’autre côté du pont, une caravane de dromadaires et de marchandises, le tout couché par terre et les hommes, debout dans leur habar et chibouk à la main, circulant au milieu.

À Safed, nous avons pris un bonhomme qui a demandé la permission de se joindre à nous ; c’est un vieux à barbe blanche, voûté et usé par le temps, il a vu bien des hivers, un énorme turban, armé jusqu’aux dents ; négociant en chevaux, il ramène avec lui une pauvre rosse blanche qui met en gaîté nos chevaux entiers. Il a été en Autriche, en Perse ! c’est un vieux qui a beaucoup d’expérience : « Ah ! il est un brave », dit Joseph. Il mange tout seul sur son tapis, arrange son cheval, fait sa prière. Je n’ai jamais rien vu de plus expressif que son œil lorsqu’il parlait à Joseph des précautions à prendre pour la nuit ; il était à ce moment tourné vers Bahr-el-Hule et de profil ; quel œil !

À peine avons-nous pris l’œuf dur du voyage, qu’Ismaël-Aga parle de partir, quoiqu’il soit convenu que l’on se mettra en marche à 10 heures ; on objecte les mulets et les chevaux, bref, à 8 heures, on se f… en selle. Nous avons, pendant le dîner, beaucoup ri à l’idée de nous f..... des coups de fusil à tort et à travers, pendant la nuit, et surtout à celle de canarder le bagage, de décapiter Abou-Ali, d’éreinter le bisarche.

Il est nuit complète, je n’y vois goutte ; le bagage est devant nous précédé par deux (quelquefois trois) hommes d’escorte, Joseph et Sassetti sont derrière nous, puis le vieux négociant, qui tend dans les ténèbres son œil de lynx ; les trois autres gardes sont derrière tout le monde ou sur les flancs. Nous passons le pont, nous montons au milieu des pierres ; l’envie de dormir m’empoigne pendant un quart d’heure environ, ce n’est guère le moment cependant ; je me dirige en suivant la croupe blanche du cheval de Maxime ; le bouffon de la bande chante à tue-tête, sur un ton dolent et aigre, il jette sa voix ; les pieds des chevaux trébuchent sur les pierres. Puis nous montons par une pente douce. Vers 10 heures, le ciel blanchit en face de nous, la lune bientôt se lève. Nous sommes dans une campagne plantée de caroubiers, ils sont énormes et gros comme des pommiers ; de temps à autre il y a de grandes places où l’on voit plus clair ; je me souviens, à ma gauche, de quelque chose qui avait l’air d’un grand vallon qui descendait (de jour cette route doit être superbe). La lune est très claire, on y voit bien, nous marchons bon pas, le chemin est devenu moins mauvais. Vers minuit, nous mangeons un morceau. Caroubiers. Nous sommes sur un plateau, nous passons près d’un douaire, les chiens hurlent, il faut se taire. De temps à autre on fume une pipe (Smaël-Aga m’apporte la sienne, un petit chibouk noir, à nœuds, recouvert d’une calotte de cuivre), on admire la tournure d’un arbre au clair de lune. J’ai énormément joui du voyage cette nuit-là. La nuit est froide, vers le matin je suis obligé de descendre plusieurs fois à pied pour me réchauffer. Sassetti tombe de sommeil, il voit de grands escaliers. Le jour paraît : nous sommes au milieu des caroubiers et des azaroliers, bouquets de verdure inégalement plantés, c’est charmant. Nous descendons vers la plaine, le soleil paraît tout à coup, il m’enflamme la figure ; les joues me rôtissent ; je remonte à cheval. Nous sommes environ au milieu de la route, nous avons encore sept heures de marche. Le vieux négociant se rapproche de Joseph et lui inspire des craintes que nos hommes ne trouvent pas ridicules : « Nous avons deux heures sérieuses à passer ».

Deux femmes de Bédouins, que nous rencontrons parmi les arbres, elles ont l’air d’avoir peur de nous ; le vieux négociant leur demande de quelle tribu elles sont : elles sont du côté gauche. C’est de droite, des monticules, vers le pays de Hauran, que le danger est à craindre ; tous nos gardes passent de ce côté et marchent en rang sur la même ligne ; chacun a son fusil sur la cuisse ; j’ai mis des balles dans ma poche pour les atteindre plus vite en cas de guerre.

Nous marchons pendant sept heures jusqu’à 10 heures du matin, dans cette immense plaine, ayant à notre gauche des montagnes qui ont de la neige à leurs sommets ; à droite, le mouvement du terrain, qui remonte, nous cache les horizons qui s’étendent vers le pays de Hauran.

Deux heures avant d’arriver à Sasa, on trouve les restes d’un ancien chemin. — Ici, il y a un encombrement de pierres à se rompre le cou, l’ancienne voie paraît et disparaît, de grands blocs de rochers plats, naturellement arrangés, la continuent, les pierres redoublent.

Sasa est au fond de l’horizon, dans la verdure ; nous y arrivons vers 10 heures, après être entré dans une rage superbe contre Joseph, à cause de la façon inepte dont il mène son cheval. Nous campons en dehors du pays, sous un arbre, entourés d’eau ; une petite caravane halte à côté de nous, on débite les morceaux d’un chameau.

À 4 heures du soir, nous nous réveillons, je me décrasse dans le ruisseau qui coule derrière moi, auprès duquel est couché le vieux. Bientôt la nuit vient, nos gardes font leur prière, nous dînons et nous nous couchons sur nos lits. Je commençais à dormir, quand Joseph s’écria : « Entendez-vous ? ils se battent ! ». Je me réveille en sursaut, il venait d’entendre plusieurs coups de fusil dans la direction des montagnes de l’Est. À minuit, nous sommes partis, nous nous étions levés à 10 heures et demie. — Les chiens aboient, la lune rouge se lève, son croissant est couché sur le flanc, elle est moins belle et moins odalisque qu’hier, où elle avait des tournures d’une langueur ineffable. À sa clarté nous passons plusieurs rivières, le chemin est bon, nous filons vite.

Au bout de deux heures, Khan-el-Sheik, espèce de grande forteresse ou caravansérail, sur la droite de la route. Nous ne sommes arrêtés que par les nombreux cours d’eau qui se présentent, on s’attend, on se réunit, on repart. Les étoiles pâlissent, le jour se lève, nous sommes tous répandus sur le large chemin. Poésie de Cervantes, te voilà donc ! À gauche, les montagnes ont des teintes gris perle foncé, avec de la nacre au sommet ; c’est de la neige. Nous rencontrons quelques chameaux, on sent les approches d’une grande ville, tout le monde est gai, le bouffon chatouille son cheval pour le faire ruer et mordre ; ils blaguent Abou-Issa dans son patois beyroutien. La campagne est large, grasse, cultivée. Nous rencontrons une petite caravane de chameaux qui portent des peaux, nous traversons un grand village, nous attendons le bagage sous des arbres. Au bout de trois quarts d’heure, nous touchons à la longue ligne basse de verdure et de maisons que nous voyons depuis quelque temps, et nous entrons dans un interminable faubourg où nos chevaux glissent sur le pavé. Tas de blé par terre, fileurs de coton, teinturiers, mosquées, fontaines, des arbres qui pendent en grappes et tiennent leur flot de verdure suspendu sur la multiplicité de couleurs qui s’agitent sous eux, quelques beaux corps de garde turcs, un grand cimetière que traverse la route, avec des petites branches vertes fichées au pied de chaque tombe (le dessus des tombes est généralement convexe en forme de cylindre). Nous entrons dans la ville, nous tournons plusieurs rues étroites, l’encombrement augmente au point que nos chevaux ne peuvent avancer. Enfin nous arrivons à Damas[4], à l’hôtel, où nous retrouvons MM. Striber, Husson et Muller.

Damas. — Ce jour-là, dimanche, pioncé tout l’après-midi.

Lundi 2. — Visité, avec ces messieurs et le janissaire du consulat français, plusieurs maisons juives. — Pris un bain le matin ; c’est là que Smaël-Aga est venu me dire adieu, je me suis senti les yeux humides en le regardant pour la dernière fois. — Flâné dans les bazars, qui me paraissent superbes.

Portraits. — Le vieux Iousouf de l’Hôtel de Palmyre, à Jérusalem, petit homme maigre, dans une robe de couleur poussière à fleurs violettes pâles ; énorme turban sale, un grand nez dessous, sourcils très forts, ensemble comique. Je n’ai jamais vu rien d’un gracieux plus singulier que ses gestes, lorsqu’il racontait à Stéphany comment, sous le gouvernement d’Ibrahim-Pacha, quelques hommes, pour pénétrer sous les décombres de Jérusalem, avaient chassé devant eux un chien ; à ses mouvements de bras et à ses grimaces je suivais la narration d’un bout à l’autre.

La grosse femme juive que nous avons vue lundi dernier ressemble à Flore, des Variétés : le front rasé, les sourcils amincis par le rasoir et peints ; beaucoup de rides autour des yeux, l’air bon et aimable, regardant de haut en bas, montée sur ses patins incrustés de petits carrés de nacre, et tendant son gros ventre en avant. Il y avait là aussi une vieille femme maigre, qui avait de chaque côté de la figure, à la place de cheveux, des plumes d’autruche. Elles travaillaient dans la cour, sous la galerie extérieure. — Chichehs, narguileh. — Une servante d’Abyssinie, maigre, alerte, le nez percé.

Comme cour intérieure et verdure, ce que nous avons vu de mieux, c’est la cour de notre hôtel avec ses pampres et ses lauriers-roses ; la cour des autres maisons nous a paru, sous ce rapport, un peu sèche ; dans toutes, un bassin au milieu. Les appartements les plus beaux sont au rez-de-chaussée, la plupart non meublés. — Emploi de morceaux des miroirs entre les arabesques des boiseries, systèmes de croisillons cloués sur la porte, idem pour les volets des fenêtres ; les poutrelles du plafond, conservant encore la forme de troncs d’arbres, sont peintes en bleu, en vert, relevé d’étoiles d’or, ou de raies ; à quelques plafonds aussi, une espèce de cul-de-lampe polygonique, en morceaux de miroir, qui fait rosace au milieu du plafond. Dans toutes les chambres, à très peu d’exceptions près, un bassin, vasque en marbre de différentes couleurs, pavé de mosaïque. Le style d’ornementation de quelques-uns de ces appartements est tellement tourmenté que ça en arrive quelquefois au Louis XV ; dans quelques-unes, lustres en verre de Venise, excavation dans le mur pour contenir les matelas, les serviettes, les tapis, toutes sans portes. L’élévation de ces pièces en fait surtout la beauté : deux niveaux, le divan, puis le sol à hauteur du rez-de-chaussée. Beaucoup de bleu parmi les couleurs, rinceaux en boiseries peintes appliqués sur la boiserie, ça fait à la fois relief et couleur. Dans les niches de la partie plus basse de l’appartement, niches à hauteur d’homme et dont quelques-unes ont pour couronnement le système de stalactites si usité dans les mosquées du Caire ; on a fait au fond des peintures : paysages atroces, une maison blanche de chaque côté, un jardin entre un cyprès au milieu. La corniche dans la cour, ce qui est sous l’avancée de la terrasse, est également peinturlurée de ces grotesques tableaux. Je crois, du reste, l’innovation récente.

Dans la première maison juive que nous visitons, avec MM. Stribeck, etc., une jolie petite fille blonde, qui vient pour voir les étrangers et reste tout le temps avec nous. Dans celle qui est attenante à la seconde (maison de la grosse femme) et qui appartient, je crois, au propriétaire de notre hôtel, — si bien rossé hier par Carlo, — au premier étage, au haut de l’escalier, il y a une petite clôture en bois, haute d’environ 6 pouces et qu’il faut enjamber pour entrer dans la varangue qui précède la chambre ; elle contient un espace de quelque 4 pieds carrés, destiné à recevoir les sandales des visiteurs.

Rien n’est moins curieux à voir que la synagogue des juifs. Nous y sommes allés un matin (samedi dernier) ; les femmes, toutes en blanc, restent à la porte dans la cour, les hommes seuls et les jeunes gens sont dans la synagogue, assis sur des bancs, tous lisant (ou chantant) dans un livre et la tête couverte d’un voile. Au milieu, une espèce d’estrade, le prêtre se balance avec ce même mouvement que nous avons vu au juif qui priait contre le mur du Temple à Jérusalem. Devant lui, sur une espèce d’autel (mal vu à cause de la foule), deux ou trois machines en argent, ressemblant à des tuyaux de galaoums, et avec des chaînettes d’argent. — Bientôt ils se sont mis tous à crier à tue-tête. J’avais à ma droite un enfant d’environ 12 à 13 ans, qui détonnait, en psalmodiant et se balançant, de toute la force de sa voix grêle ; il était debout et lisait dans un livre où lisait aussi, assis, un homme, son père sans doute. Un peu plus loin, à droite, le dos appuyé au mur, un vieillard édenté en turban noir et à besicles. Je ne sais qui était derrière moi, mais je me sentais la nuque chauffée par le vent d’une haleine chaude qui sortait en cadence d’une poitrine psalmodiante.

Les turbans des juifs d’ici n’ont pas la forme de bande roulée qu’ils ont à Jérusalem, à Tabarieh, à Zafed ; il me semble qu’il y a plus de liberté, quelques-uns ressemblent tout à fait au turban copte. Je n’ai pas non plus vu le bon chapeau en lune, que portent les femmes à Jérusalem ; en revanche, la chevelure factice en soie tressée et qui tombe derrière le dos est énorme et très lourde. Dans une des maisons juives, nous en avons vu une qui devait couvrir tout le dos et tomber jusqu’au jarret, c’était un vrai caparaçon de cheval, le tout terminé par des glands très lourds, toujours noir.

Toute la vie de Damas est concentrée dans les bazars, ils sont aussi animés et grouillant de monde que les rues sont désertes et silencieuses ; les robes des hommes, roses, vertes ou bleues, et la quantité de soieries, le tout éclairé par le jour doux d’en haut, fait de l’ensemble une grande couleur bigarrée d’un charme singulier. — Chaque marchand, assis sur le devant de sa boutique, fume le galaoum et reçoit ses visiteurs et ses acheteurs.

Les boutiques se ferment ; au milieu du paysage circulent le marchand de cherbet à la neige, le marchand de glaces et le loueur de galaoum, avec son réchaud de charbon pour allumer les pipes ; très peu de chibouks. Çà et là, au milieu des bazars, un bain ; le fellah passe tout nu, n’ayant qu’une serviette autour du corps, il va acheter du sucre chez l’épicier pour quelque cawadja qui se trouve au bain. À une place, le tombeau d’un santon : par la grille on peut voir des bâtons, des béquilles, des chapeaux, des bonnets, des loques et des guenilles de toutes sortes, appendus aux murs. Un santon se promène tout nu, espèce d’idiot qui fait des grimaces et crie ; les femmes stériles viennent lui baiser le membre ; il y a quelque temps il y en avait un qui les saillissait en plein bazar, les Turcs dévots entouraient aussitôt le groupe et, avec leurs robes, le cachaient aux yeux du public qui passait. La boutique de notre ami sheik Bandar-Abdul-Kader était au bout du bazar des tailleurs, à gauche.

Jeune homme à barbe jaune, coquet de manières, élégant de mise, turban de Bagdad, robe bleue, qui venait tous les soirs nous faire une visite à l’hôtel, apportant quelque antiquaille cachée dans son dos. Quand je n’y étais pas, il se faisait tranquillement bourrer mon chicheh et m’attendait sur le divan. Son domestique, Abyssinien d’humeur folâtre, a été châtré net en son pays et porte les cicatrices de plusieurs blessures reçues à la guerre.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans les bazars et à Damas en général, c’est la beauté des hommes de 18 à 20 ans. — Mon tailleur, qui m’a fait ma veste de soie, un jeune homme parlant le français, marchand de soieries recommandé par le consulat ; il nous a déployé des étoffes dans sa boutique située dans un khan qui donne sur le bazar. — Hommes généralement petits à cheveux et à yeux noirs, à peau blanche. Quel succès à Paris auraient des drôles semblables ! Si j’étais femme, je ferais à Damas un voyage d’agrément !

Dans le bazar des confiseurs, celui chez lequel nous avons acheté des confitures, grand gaillard maigre, vêtu de bleu et encadré dans l’ouverture de sa boutique, entre les bocaux et les vases ; sur un plat, morceaux de racaqueloukhoume. — Politesse et bonnes manières en général des gens de Damas ; Joseph les trouve très changés, beaucoup moins fanatiques et plus tolérants que jadis. Mahomet tombe donc aussi et sans avoir eu son Voltaire. Le grand Voltaire c’est le temps, useur général de toutes choses.

Le lundi, lendemain de notre arrivée, le supérieur des Lazaristes, sachant qu’il y avait des Français à l’hôtel, est venu nous faire une visite : petit homme gras et commun, timide, ressemblant à mon ancien pion de sixième, Guérard ; son turban noir est pareil à celui des juifs, et quand je lui en ai demandé la différence, il ne me l’a pas expliquée. Il nous raconte tout au long l’histoire du Père Thomas, assassiné par les juifs : on l’a d’après son récit, après l’avoir égorgé, décapité, et sa tête a été broyée dans un pilon. Le couvent des Lazaristes n’a rien de curieux. Pendant que nous sommes là, visite de l’évêque de Homs et de Hama, qui arrive avec une canne de janissaire ; le supérieur lui baise la main, on cause ballons, l’évêque nous demande des explications. Ces messieurs me paraissent, à peu près sur toutes les matières possibles, d’une ignorance cléricale respectable. Le Père supérieur nous mène dans une maison chrétienne qui, dit-il, est la plus belle des chrétiens ; elle l’est bien moins que celle des juifs et les paysages muraux sont encore plus arrogants. C’était chez des fabricants de soieries : un fils de la maison, blondassin à grand nez et parlant italien, se tenait debout ; son bonhomme de père, assis et fumant le chibouk. Vasque de forme oblongue dans l’appartement.

Nous sortons de la ville par le côté Est, à côté de Bab-el-Charieh, la porte dorée et murée comme à Jérusalem. Ou distingue encore très bien les bases de l’ancienne porte, à d’énormes amas de pierre ; la base des remparts modernes, légers et faits de boue et de cailloux, est encore de cette construction. Dans les fossés comblés et sans eau, quelques chiens morts, à demi rongés, couchés sur le flanc. Chiens jaunâtres qui rôdent. Il faisait très chaud et le soleil tapait dur.

Cimetière chrétien : ce sont tous caveaux ; on met dans un toute une famille, quelquefois une nation entière. Ils sont effondrés, l’endroit sent le cadavre. Nous nous sommes penchés à l’embouchure d’un de ces caveaux et nous avons vu dedans plusieurs débris humains pêle-mêle, un gros chien mort (sans doute qu’il sera entré là alléché par l’odeur et que, ne pouvant en sortir, il y sera crevé), puis, au fond, une sorte de momie desséchée, raidie sous des lambeaux de linceul. Çà et là quelques têtes sans corps, quelques thorax sans têtes, et, au milieu, jaune, blond doré, serpentant dans la poussière grise, une longue chevelure de femme.

Un peu plus loin on nous montre les ruines d’une chapelle bâtie à l’endroit où saint Paul fut renversé de cheval par l’apparition de l’ange. Nous longeons le mur de grands jardins pleins d’ombre. Les murs sont composés d’espèces de grands carrés, faits de boue et de cailloux et mis les uns sur les autres, le vent en enlève la poussière et la fait tourbillonner dans le chemin. Nous arrivons à côté des remparts, près d’un marais d’où les corbeaux s’envolent, charmant endroit plein d’ombre, de silence et de fraîcheur. Quelle belle et bonne chose que la verdure en Orient ! À notre gauche, se trouve une fontaine ; sur une pierre, à côté, un homme est assis, il nous râle quelque chose en arabe et tend vers nous ses bras. Ses lèvres, rongées, laissent voir le fond de son gosier, il est atroce de purulences et de croûtes ; à la place de doigts ce sont des loques vertes qui pendent, c’est sa peau ; avant de mettre mon lorgnon, j’avais cru que c’étaient des linges. Il est venu là pour boire.

Nous entrons dans une espèce de petite ferme ou basse-cour, où nous voyons cinq ou six lépreux, et trois ou quatre lépreuses. Ils sont à prendre l’air, l’une a le nez totalement rongé, comme par la vérole, et quelques croûtes sur la figure ; une autre a la face toute rouge, d’un rouge de feu. Nous avons déjà vu passer, près du bazar des parfumeurs, un homme à figure pareille. Un jeune homme à figure pâle, vert comme l’herbe, avec des taches, quelques pustules. Tout cela geint, crie et se lamente ; les hommes et les femmes sont ensemble, plus de séparation de sexes ni de distinction autre que celle de la souffrance. Quand ils ont reçu notre aumône, ils ont levé les bras au ciel en répétant Allah ! et appelant sur nous des bénédictions. Je me rappelle surtout la femme sans nez, avec l’espèce de baragouinement sifflant qui lui sortait du larynx. Ils sont là tout seuls, se soignant entre eux, sans que personne les secoure. À la première période de la maladie, on souffre beaucoup, puis la paralysie vient graduellement. Ce qu’il doit y avoir de pis pour eux, c’est de se voir. Quelle chose ce serait s’il y avait des miroirs aux murs de leurs cahutes !

Le Frère supérieur nous a menés aussi dans une espèce de chapelle bâtie dans la maison du Père Thomas. Dans la chambre du frère son portrait, vieillard à barbe blanche, avec son domestique (assassiné avec lui) et qui lui présente une tasse de café. Dans la chapelle une inscription constatant la date de la mort du Père Thomas et disant qu’il a été assassiné par les juifs. L’endroit appartient aux Arméniens unis.

Le consul de France, M. Vabeyène, gros ci-devant empâté, lourd, épais, ne croit au monde qu’au bœuf, ne parle que bœuf et bien-être matériel, admire beaucoup Louis-Philippe et aimerait mieux être le maréchal Soult que Molière ; à table, parle anglais à son domestique. Son chancelier, M. Garnier, sans barbe, chauve, trogne, a l’air d’une vieille femme, nous montre des peintures obscènes de Perse. C’est la même chose dans tous les pays, le but cochon rend la nature impossible ; afin de vouloir montrer les organes, on représente des poses invraisemblables. Quel beau cours d’esthétique il y aurait à faire sur les gravures et les livres cochons ! Je m’en rappelle une, où l’on voit une femme sur un homme ; sa chevelure, répandue, lui couvre le dos, et le c… (nu, pour l’agrément du spectateur) rond, rose, large, semble remplir toute l’image et resplendit comme un soleil ; il y a là un amour de la chair excessif. M. Garnier nous montre des encriers et des boîtes persanes : chasses, hommes à cheval avec des javelots et de grandes barbes, chiens, paysages, arbres, rochers et ruisseaux que sautent des cavaliers à figure grave et courant à toutes brides. Deux petits panneaux en bois pour faire des couvertures de manuscrits. Le premier représente un accouchement : l’accouchée, en pantalon collant rayé, est couchée sur le dos dans une posture pâmée et souffrante, l’enfant est porté sur un plat, les matrones sont autour, une lève les mains au ciel (demandant sans doute qu’il lui en arrive autant), une autre, mettant l’index sur le coin de sa bouche, lui fait signe que ça fait bien mal ; dans le deuxième, on voit la circoncision de l’enfant ; c’est une matrone qui fait l’opération : une femme tient un canard pour amuser l’enfant, une servante apporte du cherbet ; le tout plein de détails naïfs de la vie intime, comme les vieux dessins moyen âge, quoique ce soit d’un style très avancé, et d’une composition savante. Ces petites peintures font très rêver, et je voudrais en être le propriétaire pour les tenir dans mes mains, tout seul, au coin de mon feu, les jours de pluie.

Hier nous avons été dans un café, au bord de l’eau. Il y a une chute d’eau, un enfant s’est déshabillé tout nu pour aller chercher des poissons ; il y a là des arbres, on est à couvert sous des nattes percées ; l’eau ressemble à celle du Jourdain. C’est près d’un pont, en dehors de la ville, nous avons fumé un chicheh et bu de l’eau sucrée à la neige dans des tasses peintes.

Samedi 7, nous sommes sortis à 3 heures, nous avons tourné longtemps dans des chemins, entre des murs de terre enfermant de grands jardins d’où l’ombre retombait sur nous. Noyers, citronniers, arbres à fruits de toute espèce, verdure sombre, lumière froide. — Beaucoup de vent, de l’eau, un moulin. — Une grande porte en bas, à demi ouverte, c’était la porte d’un moulin, elle ressemblait à celle d’une grange dans la Champagne. — Quelques femmes voilées qui passaient allant je ne sais où, venant je ne sais d’où ; c’était très triste et très amer, à cause sans doute du silence de ces rues pareilles et vides, où la poussière tourbillonnait en petites trombes… Et de la verdure si verte, et de l’ombre. — Enfin nous arrivons vers des débris de mosquée, nous longeons un mur, nous tournons à gauche, et nous montons Djebel-Salahahieh.

En haut est un santon abandonné. Avant d’y arriver, on traverse une petite gorge de rochers, où le vent soufflait si fort qu’il en soulevait les fontes de nos pistolets. De là on a toute la vue de Damas, ville blanche, avec ses minarets pointus, au milieu de l’immense verdure qui l’entoure ; à la ville se rattache dans le vert une longue raie blanche : c’est l’interminable faubourg que nous avons suivi quand nous sommes arrivés de Jaffa, et toute cette verdure est entourée du désert, entourée de montagnes. Nous essayons de revenir par un chemin, nous nous perdons et arrivons à la porte d’un jardin ; nous avons rebroussé chemin, pris la route pavée de Beyrout, et après avoir traversé toute la ville, les chiens commençaient à grogner, nous sommes rentrés chez nous, le soleil étant couché. Les chiens, gras et tranquilles, occupent les rues, le soir ; dans chacune, une bande de cinq à six. Aujourd’hui, au milieu de la rue, une chienne, couchée sur le dos, allaitait toute sa portée sans que personne ne songeât à l’inquiéter.

À peine la nuit arrivée, on ferme les portes de chaque rue. Pour revenir de chez le consul, le soir que nous y avons dîné, nous avons bien frappé à cinq ou six ; le beau c’est qu’on vous ouvre tout de suite. On donne 20 francs ou rien du tout.

Au bout du bazar des parfumeurs, dans la rue qu’on traverse pour aller à celui des tailleurs, quand nous nous rendions chez notre ami sheik Bandar, à un coude il y a un café où il y a un billard. Les Turcs, dans leur costume européen et campés sur des chaises, regardaient pousser les billes ; une espèce de bardache assez éreinté marquait les points avec une queue. L’Europe dans l’Asie ! elle y pénètre par le billard, par l’estaminet, par Paul de Kock, Béranger et les journaux. Comme ça se civilise ! Que deviendra l’Orient ? il attend peut-être le Bédouin pour le régénérer.

Aujourd’hui, comme nous allions sortir à cheval, à 4 heures, M. Guyot, le supérieur des Lazaristes, est venu nous voir. Il nous parle des chrétiens d’ici ; les prêtres arabes sont plus turcs que chrétiens, le lien national est plus fort que le lien religieux ; ils prélèvent sur chaque succession, avant les héritiers et les créanciers, un tiers, quelquefois la moitié. — Ignorance crasse de ce clergé, battu (selon lui) par les élèves des Lazaristes. — Influence des femmes excessive dans les familles chrétiennes : c’est par les femmes qu’ils ont l’enfant. — N’a pas à se plaindre des Musulmans, au contraire. — La mort du Père Thomas a aussitôt été mise en vers par un aveugle, qui allait chantant cela de porte en porte et vivait ainsi ; il y a ainsi beaucoup d’Homères vagabonds très respectés et gagnant beaucoup d’argent ; le sheik bédouin reste sur le bord de sa tente, à conter des histoires ou à en entendre ; partout le merveilleux. Influence de l’imagination excessive. Un grand poète ici serait apprécié populairement, ce qui n’a jamais eu lieu chez nous, quoi qu’on en dise.

Les Maronites ne valent pas mieux que les Druses et leur rendent parfaitement tout ce que ceux-ci peuvent leur faire. Si les Druses leur brûlent deux villages, ils ne manquent pas de leur en brûler deux et quelquefois quatre.

M. Guyot a surpris, ces jours derniers, deux de ses élèves, âgés de 12 ans environ, qui s’........... à la porte du couvent ; l’un d’eux avait appris la chose d’un chrétien qui l’avait dépucelé moyennant la somme de vingt paras. Selon le supérieur, la pédérastie est ici excessive : « Grand excès d’hommes, mais pas de femmes, des femmes on n’en veut pas ».

À cinq heures, promenade à cheval dans la campagne, entre les jardins et les arbres, dans la direction de l’Est. Il faisait très beau, nous avons fait quelque temps de galop. Les montagnes, toutes grises (or et bleu), se dressant droit derrière Damas, tranchaient sur la verdure qui était à leur pied. En repassant près du cimetière chrétien, à côté d’un santon (celui d’un renégat chrétien, dont M. Guyot n’a pu l’autre jour nous dire le nom), halte de dromadaires, on faisait manger à quelques-uns des pains de Doura. Je suis triste en songeant que j’ai dit adieu au désert et que dans quelque temps je ne verrai plus de chameaux.

Damas, mardi soir, 9 heures et demie, 10 septembre.

La veille de notre départ de Damas, nous sommes sortis le matin pour faire la promenade du tour de la ville, chose impossible à cause de la quantité de jardins et de la non-continuité des remparts : il n’y en a que du côté Est. Nous avons traversé une prairie. — Rivière où les soldats lavaient leur linge, les chemises à grandes manches étaient étendues sur l’herbe. Nous repassons devant le cimetière chrétien et la maison des lépreux. Les écureuils sautaient sur les branches des noyers ; un, gravement assis, mangeait une noix, un autre a sauté du mur sur l’arbre, quand je passais près du mur.

Jeudi, à 1 heure, parti de Damas avec M. Courvoisier et son drogman Giovanni, grand efflanqué à figure bon enfant. — Moucre chrétien portant par pompe un chapeau européen par-dessus son turban. — Le gros janissaire qui nous précède nous quitte au milieu de la montagne de Salameh. — Au delà du haut de la montagne, Damas disparaît. Nous descendons le revers et nous apercevons, enfoncée entre les gorges grises, la petite et verdoyante vallée de Dumar ; nous descendons. À son entrée, chicheh fumé dans un café que traverse un pont, au bord de l’eau, sous les arbres. La route passe sous les arbres, dans des chemins où l’eau court ; les sources tombent des deux côtés, çà et là, sortant d’entre des buissons suspendus. — Un pont, toujours en forme de compas déployé. — À gauche, on a la montagne grise, nue, sèche ; à droite, le cours d’eau et la ligne mince de la vallée, beaucoup de peupliers, peupliers de Virgile, dont les feuilles très blanches tremblent et se détachent dans l’atmosphère bleue. On monte, terrains nus, moins qu’en Palestine ; petits buissons, plus de tons violets et moirés de gris. — Arrivés à Himar à la tombée de la nuit, village situé à mi-côte, logés dans une espèce de carrefour cul-de-sac ; deux appartements, je couche dehors.

Vendredi, à 4 heures, partis. — Chemins très mauvais et difficiles, cours d’eau que traversent les chevaux dans les ténèbres. Au bout d’une heure, nous entrons dans la gorge de El-Bogat, qui me rappelle tout à fait les Pyrénées, mélange de rochers et de verdure ; au milieu, une hyène morte, aux trois quarts rongée, sur la route. — Caravane de moucres et d’ânes, qui encombrent les nôtres. — Quelques sommets dans l’ombre, d’autres déjà éclairés du soleil levant et bleus ; froid dans nos culottes de nankin. — La gorge cesse un moment et reprend. — Soldats irréguliers. — Les notes ne peuvent, hélas ! rien dire quant à la couleur des terrains qui souvent, quoique voisins et pareils, sont de couleurs toutes différentes ; ainsi une montagne bleue, et une noire à côté, et pourtant ce n’est ni du bleu, ni du noir !

À 10 heures, station et sieste dans un gourbi, en face de Medjdel, assis au pied du Liban, qui me paraît gris, recouvert très fortement de bleu et pointillé de glacis violets ; à droite, une grande plaine qui nous est presque cachée par la base de l’Anti-Liban, que nous venons de quitter. — Belles grappes de raisin mangées sous le toit à jour de plantes épineuses sèches. — Soldat d’Orfa avec des bas de laine de couleur rayée ; Joseph le relance de ce qu’il a touché à mon fusil. — Les moucres à ânes que nous avons dépassés arrivent dans le gourbi et achètent du raisin. Parmi eux, une espèce de bardache pâle, à ample pantalon vert et à large c.. — Pantalon du maître du logis, brodé sur les poches, jusque plus bas que les genoux, sur le devant et sur le derrière. — Grande plaine en plein soleil, belle route. En face de nous, un peu à gauche, au pied du Liban, la longue ligne verte de la vallée de Sachle.

À 2 heures et demie de route, un pont. Nous entrons sous les arbres, l’eau coule sur le chemin.

Nous arrivons à l’entrée de Sachle et logeons dans une grande maison dont on a dépossédé les propriétaires. — Une femme nous donne des fleurs. — Ébahissement de toute la société pendant que je fais ma toilette. — Promenade. — À droite quelques maisons sur la colline ; à gauche la vallée pleine d’arbres, surtout de peupliers, et sur le versant d’au delà, Sachle même. La route s’abaisse vers l’eau, bouquets de lavande sur les bords, et petite fleur semblable à la violette, mais d’un bleu très pâle. — Moulin : c’est là que je suis passé en revenant. — Premier village, la rivière s’élargit, on descend, vieux pont. — Vue de Sachle sur la pente. — Bazar (?), sorte de galerie à poutre. — Monté dans la ville, politesse des habitants. — Abou-Issa me retrouve dans les rues. — Je reviens par le même chemin. — Femme jeune, à œil démesurément noir, nez régulier, petite, grasse et tenant un enfant, couverte de blanc, à l’angle de la maison que l’on tourne en revenant du pont. — Je longe, de l’autre côté, la berge de la petite rivière. — Moutards qui en traînaient un autre sur le c.. — Quelques hommes passent et me saluent. — Le moulin, chameaux, bouquets, odeur, bruit de l’eau, premiers plans et horizons (composition toute faite, moment juste) et, sous une avancée de toit, une femme que je vois de loin, qui a tout le bas de la figure voilé ; le nez et les yeux me paraissent de loin d’un style très sévère et très violent. — Dîner luxueux, pris le café sur la terrasse, au soleil couchant, en vue des montagnes à teintes bleues différentes. Je me couche sur la terrasse et, accoudé sur mon lit, en fumant la pipe du soir, je regarde les étoiles et trois feux de pasteurs allumés dans la plaine. Nuit froide.

Samedi 14. — Partis à 6 heures du matin, au jour levant. Nous marchons pendant six heures dans cette grande plaine de Bequaa, entre le Liban à gauche et l’Anti-Liban à droite. Les teintes blondes et bleues dominent. Le Liban est d’une ravissante couleur azur grise, l’Anti-Liban presque noir et dans l’ombre. Quand nous nous sommes levés, toute la plaine était noyée dans le brouillard, cela ressemblait à un grand lac de lait fluide, entre les deux montagnes ; peu à peu ça s’est séparé en vapeurs longues qui ont baissé, laissant, au fur et à mesure, plus du sommet de la montagne à découvert, jusqu’à ce que, s’abaissant jusque sur le sol, cette fumée blanche a disparu en gazes séparées. À notre gauche, dans les creux de la montagne, vallons du Liban ; nous voyons quelques petits villages : Malaka, Kurby, Tallin. Sur le sol inculte, herbes sèches et petits chardons ; au milieu de la route, cours d’eau. Monticule sur lequel nous montons et que les mulets tournent. À notre gauche, quelques grandes tentes de Bédouins, tentes noires et carrées, creuses au milieu par l’inflexion du poids de la toile supportée par des bâtons. — Des dromadaires épars dans les blondes herbes sèches épineuses et broutant ; ils sont gardés par un Bédouin, à pied, à côté de son cheval blanc tout sellé.

Baalbeck. — À 11 heures et demie, nous partons en avant tous les trois, pour choisir la place de notre campement, à 500 pas de Baalbeck, petit temple rond supporté par des colonnes ; le bleu du ciel et la vue du Liban à travers. Nous tournons tout le pays pour trouver une place où camper, nous nous fixons pour une place près d’un moulin, sous un noyer au sud du temple. La couleur des ruines de Baalbeck est magnifique, quelques colonnes sont devenues presque rouges ; tantôt à midi, en arrivant, une partie de frise, couronnant les six grandes colonnes debout, m’a semblé un lingot d’or ciselé. Voilà un paysage historique comme aucun peintre que je sache n’en a encore fait ; rien n’y manque, ni la ruine, ni les montagnes, ni le pâtre, ni l’eau qui coule et dont j’entends le bruit maintenant. La lune n’est pas encore levée, j’espère la voir demain sur la frise.

Vers 3 heures, nous sommes sortis visiter le temple où nous sommes restés deux heures. Dans la cour, assis sur une pierre à l’ombre, à côté d’un jeune garçon qui nous servait de guide et dont le nez était brûlé par un coup de soleil, nous avons pensé tout haut à l’« Imperium romanum ».

Samedi 14 septembre, Baalbeck, 7 h. ½ soir.

La lune brillante, dans le ciel bleu, cru et froid, luit sur le petit bois de peupliers qui est derrière nous, noir maintenant, au bord du ruisseau dans lequel Sassetti a lavé son linge tantôt.

Le temple ou les temples (l’état de dévastation ne permet pas de reconstituer l’ensemble) est tout entouré ou mieux encombré par la forteresse moyen âge qu’on a bâtie avec et tout autour. Une partie de l’ancienne enceinte du temple subsiste encore sur le côté Ouest, c’est là (et sur le côté Sud quelques-unes) qu’on voit d’immenses pierres cyclopéennes faisant mur, que M. Michaud attribue à un âge antérieur à l’âge romain. Le naos est ce qu’il y a de mieux conservé ; il était orienté vers le Nord, son derrière donne sur la plaine du côté Sud. Sur le côté Est, colonne appuyée au mur. C’est non loin de son entrée qu’est la tour où Max a photographié ; elle est en croix à l’intérieur, chaque fenêtre double ; la largeur de la barbacane a été calculée sur celle qu’il faut à un archer pour tendre son arc. — Trou au milieu. — Restes d’une grande colonnade, six belles colonnes encore debout au milieu de la cour, et constructions romaines çà et là. — Petites chapelles dans le mur, couronnées par des consoles. — Le dessus de l’intérieur est une coquille renversée. — L’eau entoure la forteresse à l’Est et au Nord. Vers l’angle Nord-Est, à côté de peupliers trembles et de saules, ancien petit temple de Vesta (ou Vénus), avec quelques restes décrépis sur lesquels on distingue des fragments de peintures chrétiennes. L’eau passe par la porte d’une ancienne maison arabe complètement disparue ; c’est là devant, sous les noyers, que se tenait hier un campement de Bohémiens : une femme de 30 ans environ, brûlée du soleil, la bouche couverte, des yeux d’ébène, des dents de tigresse, les pieds et le pantalon gris de poussière, balançait un enfant suspendu dans un hamac, couche voyageuse que l’on accroche aux arbres des forêts et à l’entrepont des navires.

Deux longs et larges souterrains, l’un vers l’angle Nord-Est et l’autre vers l’angle Nord-Ouest, s’ouvrent sous la forteresse : le premier est décoré à la voûte par des bustes pareils à ceux qui se trouvent au plafond de la galerie extérieure du naos ; le jour arrivant sur eux, couchés horizontalement, éclaire le front et accuse fortement les ombres, cela donne de la vie à ces figures où l’on ne distingue plus grand’chose. Dans ce premier souterrain, nous avons pénétré dans deux chambres où l’on ne voit plus rien. Ces souterrains servaient sans doute d’écuries à la forteresse. Le plafond de la galerie extérieure du naos, creusé de rinceaux droits entre-croisés, faisant losange ; au milieu, bustes d’empereurs et d’impératrices, tous méconnaissables (je ne retrouve nulle part Jupiter et Léda, indiqué dans « les Voyageurs »). Je me suis amusé avec ma canne à fouiller un grand morceau tombé.

Les pierres de Baalbeck ont l’air de penser profondément. Effet olympien. Je suis resté deux jours à me promener seul là dedans, le vent faisait voler dans l’azur bleu les flocons blancs arrachés aux chardons desséchés qui poussent au milieu des ruines ; quelquefois c’était un battement d’aile subit qui partait de 70 pieds au-dessus de moi, oiseau caché dans un chapiteau et qui s’envolait. Comme j’étais dans le naos (entrée bouchée par un mur de la forteresse) à regarder la belle couleur rouge des pierres, à ma gauche, sur le chapiteau de la deuxième colonne, est venu se poser un grand oiseau peint (faucon ?), le corps roux, vermeil, et le bout des ailes noires ; il se tenait tranquillement, remuant les plumes de son col, et vivait d’un air fier. Il m’a fait songer à l’aigle de Jupiter. Comme il était bien là, sur son chapiteau corinthien ! Quelque temps après, j’ai entendu des petits cris d’oiseau, comme une voix de détresse.

C’est en cet endroit, à l’entrée, que se trouve la plus grande quantité de noms de voyageurs, les anciens disparaissant sous les nouveaux, écritures anglaises, turques, arabes, françaises, gens venus de tous les côtés du monde, et qui me sont plus indifférents et plus loin de moi que les pierres cassées que je foule. Ce témoignage de tant d’existences inconnues, lu dans le silence, quand le vent passe, qu’on n’entend rien, est d’un effet plus froid que les noms des défunts sur les tombes dans un cimetière.

Aujourd’hui il a fait froid, les bourrasques de vent qui passaient entre les colonnes, comme entre des troncs d’arbres ; les nuages qui roulaient vite, cachant et montrant le soleil ; quand il paraissait, tout à coup la ruine sculptée s’éclairait, c’était comme un sourire du dieu endormi qui rouvre les veux et les referme. — La colonnade de l’intérieur de la cour, les six grandes colonnes vues ayant derrière elles un nuage blond. — Mais c’est en pleine lumière qu’elle a toute sa majesté.

Neuf chapelles couronnées de consoles dans le naos.

Caserne commencée d’Ibrahim-Pacha, à l’Ouest.

Vue du Liban du haut de la tour où travaillait Maxime ; de la neige entre les sommets.

Arbre qui sert de bûcher au village, quand on va au Temple de Vesta.

Aujourd’hui, sortis à midi, par le grand vent. — Négresses vêtues de blanc que nous avons vues du côté du premier souterrain et que nous avons cru nous appeler ; nous les avons suivies jusqu’au second souterrain. Nous nous étions trompés, un enfant et un homme (un nègre) les suivaient et nous observaient de loin. — Fièvre de Joseph, qui grelotte par terre sous l’amas de toutes nos couvertures.

La forteresse est bâtie avec les anciennes pierres du temple ; on voit dans un mur des bases de colonnes, des chapiteaux renversés, des fûts de pilastres, etc., le tout engencé selon l’alignement de la muraille. Elle est, du reste, solide et crâne. Sur la frise du naos, petit reste de mur arabe, côté Nord.

Dans la cour, arcades intérieures dans les murs, comme à Saint-Jean-d’Acre.

Lundi soir, 16.

Mardi, vers 10 heures, nous partons de Baalbeck, quittant notre hôte à barbe blanche qui, pour nos 40 piastres, nous comble de bénédictions. Nous dirigeant droit vers Deir-Lachmar, nous sommes trois heures à traverser la plaine ; rien à remarquer si ce n’est le Liban devant nous, composé de deux parties : la première, verte et qui fait bosse un peu jusqu’au milieu de la montagne, et la seconde toute grise. — Femmes à visage brun, avec des voiles blancs sur la tête, qui coupent des blés dans les herbes sèches de la plaine ; toutes s’arrêtent quand nous passons, elles nous regardent avec avidité et étrangeté, leur faucille à la main.

À 1 heure et demie nous arrivons à Deir-Lachmar, après que Maxime, en partant au galop, a eu occasionné la chute du bagage de deux mulets et demi. Nous campons sous une espèce de hangar soutenu par deux colonnes, au milieu des volailles, des chiens, des ânes et des femmes. Elles sont généralement laides et sales ; leurs tetons pointus pendent et ballottent dans et hors de leur robe grise de poussière. Circule lentement, s’appuyant sur une canne, un vieux gueux à barbe blanche épanouie et coiffé d’un haut turban bleu, dont la forme me rappelle la coiffure du grand prêtre dans la Norma : c’est un prêtre du pays, comme qui dirait le curé de l’endroit. Des hommes, à notre droite, sous un hangar du même goût que le nôtre, sont occupés à bourrer de paille des bâts d’âne, ils paraissent très gaillards, causent très haut et se repassent tous le même galaoum. Un des habitants de la maison se précipite comme un sauvage sur un morceau de sucre que Sassetti cassait pour donner à Joseph, lequel, couché au milieu de la cour, tremble de tous ses membres, grelotte et délire en arabe, en italien et en français. Les femmes ont, comme les juives, un ornement de tête qui leur pend jusqu’aux fesses, mais non en tresses de soie ; ce sont trois grosses queues en fils de soie, retenues par des calices d’argent ; ce doit être horriblement lourd.

Je regarde longtemps un enfant de deux à trois ans, sale et presque indistinguable des haillons, à travers lesquels pourtant on retrouve ces jolis petits membres de l’enfance qui attendrissent les veux ; il joue tout seul, sans que personne ne fasse attention à lui, se parlant à lui-même en mots indistincts, dans son jeune jargon arabe. Il essaie à lier ensemble et à mettre sur son dos trois tiges de plantes à tabac, c’est autant de poutres pour lui ; souvent la charge verse et il recommence avec patience. Je songe aux petits enfants des Tuileries, si propres, si bien habillés, qui jouent avec le sable sous les yeux d’une dame ou d’une bonne ; ils ont une pelle, ceux-là, et une brouette ; on leur achète de beaux joujoux. Celui-là s’amuse bien tout de même, sans savoir qu’il y a des jours de l’an en Europe et des foires Saint-Romain à Rouen.

La nuit, quantité de puces respectable, tintamarre de volailles, de chiens, de femmes qui se disputent et d’enfants qui crient, d’hommes qui font des comptes. Quand tout semble calmé, l’hôtesse vient près du feu où se chauffait une chienne qui allaitait ses petits, prend à propos de rien les petits et les jette par-dessus le mur comme des balles. Le plus tranquille de la nuit fut un chameau qu’il y avait dans la cour. Dans l’écurie se tenait, couché sur le flanc, un pauvre âne qui se crevait, raide comme un mort et qui n’avait plus la force que de remuer une patte.

Vers le Liban. — Mercredi matin, à 5 heures et demie, nous nous séparons, Maxime va reconduire à Beyrout Joseph, qui a toutes les peines du monde à se lever, et moi, menant tout le bagage, je prends le chemin du Liban avec Sassetti. Il est petit jour, il fait froid. La première partie du Liban, celle qui vient de Baalbek, est verte et divisée elle-même en deux parties, comme deux grands flots, l’un qui veut monter par-dessus l’autre ; la première est la plus boisée et pourrait presque passer pour une forêt, ce sont tous caroubiers. À mesure qu’on s’élève, le Liban grandit, et l’Anti-Liban quand on se retourne, et la plaine quand on regarde à droite ou à gauche ; puis un plateau qui s’incline un peu en pente et qu’on descend. Au bas de cette espèce de plaine inclinée et plantée, coule un ruisseau, torrent d’eau glacée qui descend de la montagne ; il saute de place en place par cascades naturelles ; à une place, un peu plus haut, il se rencontre avec un autre, lequel est divisé là en deux branches : ça fait quantité de petits ruisseaux, le tout faisant de grands petits bruits d’eaux et étant très clair. Mon cheval essaie à boire, mais son mors le gêne, ce n’est pas assez profond. Nos hommes se couchent à plat ventre et boivent.

On commence à monter de nouveau, il fait plus raide, les arbres peu à peu sont plus écartés les uns des autres et plus petits, il y en a une quantité incroyable de morts. — Le chemin, très peuplé, du reste, devient exécrable et l’on est obligé de hisser le cheval d’Abou-Ali, qui menace de crever de fatigue dans la montagne, cela ne nous promet pas poires molles pour notre bagage qui commence, malgré tout le mal que je me donne, à se diviser et à traîner joliment la patte. Quoique, de loin, le terrain sur lequel nous marchons maintenant semble complètement privé de végétation, il y en a quelque peu ; çà et là un petit buisson entre les cailloux blancs et la terre grise. Le ciel renforce son bleu et la plaine se lève tout doucement vers Baalbek, faisant suite, comme mouvement, à l’inclinaison des dernières chaînes de l’Anti-Liban. Je cherche des yeux la neige que j’avais vue ces jours derniers, il y en a un peu à ma droite, à trois portées de fusil.

Sassetti est pris par le froid et la fatigue, les mulets vont un train déplorable ou mieux ne vont presque point.

La vue s’agrandit, dans quelques instants je serai au haut du Liban. Verrai-je la mer de l’autre côté ? La route tourne et contourne un mamelon et par une entrée assez étroite (qui se trouve à droite sous vous, lorsqu’on est au sommet) j’entre dans un tout petit vallon creusé avec un mouvement de cuillère et où il y a une place d’herbe très verte. On monte encore cinq minutes, de la neige à droite ; quand elle sera fondue, il poussera sans doute de l’herbe à la place.

Du haut du Liban, sur la crête aiguë de la montagne, on a à la fois (il ne s’agit que de se retourner) la vue de l’Anti-Liban, de la plaine de la Bequaa, le versant oriental du Liban, d’un côté et de l’autre, celle de la vallée des Cèdres et de la mer, bleue et couverte de brume, au bout de cette gorge teinte d’ardoise avec des traînées rouges et des tons noirs. La vallée part d’en face de vous, par une courbe incline sur la gauche, puis redevient droite et s’abaisse vers la mer. De là-haut, elle a l’air d’une grande tranchée taillée entre les deux montagnes, fossé naturel entre les deux murs géants. Sur son ton, généralement bleu très foncé, places noires ; ce sont des arbres, dans lesquels on distingue des petits dés gris, qui sont des maisons. Aux premiers plans, à droite, mamelons qui descendent vers la vallée, comme des épines dorsales régulières de couleur rose, pâle d’ensemble ; la crête de chacun est presque rouge et graduellement, en descendant vers le fond, va s’apâlissant en gris, pour se marier aux terrains blancs inférieurs. Quelques traînées blanches au milieu des mamelons, entre chacun d’eux ; ce sont les sentiers des ravins à sec. C’est de ce côté que se trouvent les cèdres, verts au milieu du gris qui les entoure. Dans l’ensemble d’un si vaste paysage, ce n’est qu’un détail, je m’attendais à plus d’importance de leur part. Du reste, comme bouquet et imprévu dans la composition, ils sont là d’un bel effet. À gauche, grand mouvement de terrain, creusé comme une vague, lisse à l’œil et tout gris, sans verdure aucune ; c’est un peu plus bas que commencent les couleurs vertes. Vers la droite (du côté de Tripoli), il y a une base de montagne blanche, c’est celle-là qu’on tourne pour aller à Aden. Grand bouquet vert à mi-côte, avant d’arriver aux plaines qui s’étendent (de ce côté) jusqu’à la mer. Le village de Bercharra, au milieu de ses arbres longs et verts, comme seraient des sapins (ce sont des peupliers trembles), a l’air tout penché sur l’abîme, et la vallée (dont, à cause de la hauteur où l’on est, on ne peut voir les pentes qui y mènent) a l’air creusée à pic.

Quand on se tourne vers l’Anti-Liban, on a d’abord le Liban ; au premier plan, la partie dégarnie de la montagne, puis le plateau qui monte vers la partie boisée. Son fond est grisâtre, çà et là parsemé de bouquets verts, le terrain fait gros dos et va joindre la forêt de caroubiers dont on ne peut voir le versant oriental. Vient, en y faisant suite, la plaine de Bequaa, qui a l’air de monter et va s’asseoir aux pieds de l’Anti-Liban qui accumule les unes derrière les autres ses chaînes successives. Il me paraît très large et plus épaté, plus couché que le Liban. Au milieu de la plaine, la petite montagne que nous avons doublée l’autre jour, en allant à Baalbek ; à gauche, le Liban et l’Anti-Liban m’ont l’air de se rejoindre et d’enfermer la Célœsyrie, tout au moins se confondent-ils ; à droite les montagnes derrière lesquelles est Zaachle. C’est de ce côté que Maxime est en marche ; comme j’étais à moitié chemin à peu près de la montagne, j’ai tâché de chercher dans la plaine si je ne le verrais pas. Pas d’oiseau, pas de bruit, plus rien, un vent glacial et l’étourdissement des hauts lieux.

Bêtes et gens m’ont rejoint, tous avariés ; j’avais déjà vu le mulet de la cuisine se rouler, avec tout son bagage, sur la place d’herbe dont j’ai parlé ; Abou-Ali et son cheval sont restés dans la montagne. Sassetti m’a l’air plus mort que vif, je suis obligé de lui donner mon paletot pour le réchauffer, ce qui le gratifie d’un air poussah des plus lourds ; il est gelé, fort triste et démoralisé. Il descend de cheval et ne peut marcher, deux ou trois fois roule sur lui-même, comme étourdi, finit à grand’peine par remonter à cheval. C’est grande chance s’il ne s’y est pas tué, il ne tenait pas plus sur sa selle qu’un paquet de linge sale, — à toute minute il me demande pour combien de temps nous avons encore de route, — je le réconforte de mon mieux.

Descente, pas de pierres, de la terre seulement. Elle est si rapide que je suis obligé d’aller à pied. Nous descendons, la vallée s’élargit, elle n’a plus l’air d’un fossé entre deux murs, mais d’une gorge à pentes très escarpées. Nous laissons les cèdres sur la droite et nous nous enfonçons dans la vallée. Après nous être carabossés de rochers en rochers et qu’Abou-Issa s’indigne toutes les fois qu’on dit : Allah !, voilà mes deux imbéciles qui prennent leurs voix dans les deux mains pour demander la route à des hommes qui travaillaient au loin dans la campagne. Station d’une demi-heure, les mulets batifolent dans les environs, l’âne est perdu, il faut aller chercher l’âne. Nous sommes à l’entrée du village de Bercharra. Deux hommes arrivent et indiquent aux moucres la route à prendre pour regagner le bon chemin : nous ne devions pas descendre, mais suivre tout droit, sur la droite, à partir des cèdres. Il s’agit de monter une colline presque à pic, ou du moins en pain de sucre, nos chevaux s’en tirent à grand renfort d’éperons ; quant aux bagages que j’attends en haut près de trois quarts d’heure, tout fut renversé et l’on fut obligé de porter la charge de trois mulets sur le dos.

Pendant que je suis là, sur le derrière de Bercharra, regardant la montagne qui est devant moi (côté de la vallée) avec ses teintes rouges, places cultivées, ses crêtes grises éclairées, ses vallons déjà dans l’ombre, et les étendues montueuses qui continuent plus loin, confondues dans une couleur vaporeuse bleu noir, une vieille femme, au visage doux et en cheveux gris hérissés, vient m’offrir dans un pot du riz bouilli. Elle a sur le sommet de la tête une sorte de cône en argent, évasé par le haut et haut de trois pouces environ ; cela se met sous le voile et a le dessus un peu convexe. Une grande et mince fille blanche, l’œil bleu, la dent blanche et l’air bon enfant, vient peu de temps après se mettre à côté d’elle, à la bride de mon cheval. Tout ce que je comprends à ce qu’elles me disent, c’est qu’elles m’engagent à rester ici, à passer la nuit chez elles ; je vais me perdre en route et n’arriverai à Aden qu’après le coucher du soleil. La jeune fille me fait un œil des plus engageants, sa figure épanouie rit comme un printemps, et la vieille femme, se plaçant derrière elle et me la désignant, me fait le geste de main arabe en répétant : « buono, buono ». J’hésite à coucher. Sassetti dort sur ses arçons ; il a eu un « sacré imbécile de m.... » sublime, adressé aux gens qui ont aidé à monter le bagage et qui nous tenaient des discours. Dans sa fureur de ne pas leur faire comprendre ce qu’il leur disait, il ne parlait rien moins que de « leur f..... des coups de sabre » ; puis, re-calme plat.

On part, deux mulets se f..... dans un trou, ces braves moucres étant, comme toujours, à un quart de lieue de leurs bêtes. Abou-Issa arrive, on procède au sauvetage des mulets (pendant ce temps-là, les deux autres s’égarent, l’âne est en arrière avec Hussein). Pour faire grimper les bêtes au niveau du sentier, il faut aplanir le terrain avec les mains afin d’en diminuer la pente ; néanmoins la mule qui portait les cantines dégringole. Je crie « taïeb », Abou-Issa se baisse et ramasse deux cailloux, les deux cantines tombent, je continue « taïeb kébir ! ». Abou-Issa, un caillou de chaque main, se frappe des deux côtés de la tête de toutes ses forces (son turban s’en défait) en poussant des cris inarticulés où les H et les A dominent, on se remet à flot, et l’on part. La nuit allait venir, il fallait se dépêcher, nous étions encore à une grande heure d’Aden. J’enfourche au trot un sentier qui y conduit, je m’aperçois qu’il me mène au haut de la montagne ; alors je redescends et à travers champs, je me dirige sur le village. Un troupeau de chèvres noires broutait au versant d’une colline, le soleil se couchait dans la mer, et sa grande couleur rouge étalée derrière les montagnes empourprait ce côté du ciel, comme serait la queue du Phénix déployée. Quelques coteaux étaient noirs, d’autres bleu foncé ; au fond le massif de verdure d’Aden. Je passe à travers tout : champs, rochers, ravins, enclos de pierres sèches ; Sassetti, gelé et les lèvres pâles, me suit de loin tant qu’il peut.

Aden. — L’entrée d’Aden est charmante : massif de noyers au milieu de grosses pierres blanches, la route sous des arbres suit un cours d’eau, le versant droit de la montagne est planté. Le cerveau me bat dans le crâne et me fait mal à chaque mouvement du cheval. Je demande à un capucin où est le couvent des Lazaristes, il me fait signe que c’est au milieu du pays, ce qui me fait m’arrêter à un grand khan en pierres, où un cheval arrêté faillit tuer le mien à force de ruades. — J’arrive enfin au couvent ; grâce à ma pantomime, je suis reçu par un jeune frère fort timide, qui ne sait trop comment s’y prendre. Il me réveille une heure après pour manger ; je dormais d’un sommeil de mort et je préfère continuer mon sommeil ; il ne fut pas long à cause de la quantité de puces qui me torturèrent toute la nuit.

Jeudi matin. Promenade au bout du pays, jusqu’à une petite élévation d’où l’on voit Tripoli, au bout de la plaine, au bord de la mer. Nous causons des Maronites, il me paraît sur la réserve à l’endroit de la question. Il y a quelque temps des ministres anglais de Tripoli voulurent venir passer l’été à Aden, ils furent obligés d’en partir sur la menace que leur fit le sheik maronite de brûler leur maison. Le même fait se renouvela une seconde fois, cette fois il y eut menace de brûler la tente. La chose alla au divan de Beyrout, et le droit resta aux Maronites, les ministres retournèrent à Tripoli. Je demande à mon compagnon s’ils ont, eux, quelque influence sur la vie civile des Maronites ; il me dit : « aucune ». La question était peut-être trop près du fait précédent.

Jalousie du clergé maronite envers le clergé latin, ignorance de ceux qui sont mariés ; ils sont obligés de travailler, d’aller en journées, de là, déconsidération et mépris. Vers 10 heures, le supérieur arrive. Espagnol de façons graves, jolie physionomie brune ; il revient de retraite, portant dans une petite caisse tous les ustensiles sacrés pour officier. Dans ma première visite, nous causons un peu des religions chrétiennes de l’Orient, il me paraît jusqu’à présent plus instruit que tous ses confrères que j’ai vus. Survient le sheik du pays, vilain, blond, couvert d’un beau habar de drap noir brodé d’or, et coiffé d’un turban en soie rouge pointillée d’argent. On cause Druses, il dit quelques bêtises que relève le prieur. Selon ce dernier (on a saisi il y a quelques années, après l’invasion d’un des villages druses, quelques-uns de leurs livres mystiques, écrits en très vieil et pur arabe, et on les a envoyés à Paris), voici en quoi consiste la religion druse, du moins d’après ce qu’on a pu savoir. Dieu créa le Verbe, lequel créa le Bien et le Mal. Le Verbe parfois s’incarne et paraît, maintenant il est caché, peut-être est-il dans le corps d’une bête ou d’un scélérat. Tôt ou tard il réapparaîtra ; s’il vient un très grand homme ce sera lui. Quand Napoléon parut en Orient, les Druses ne doutèrent pas que ce ne fût lui et voulurent l’aller trouver. Leur religion est une espèce de panthéisme très élevé, mêle de beaucoup de cabale. Ils sont plus près du christianisme que les Musulmans, selon le supérieur, qui me paraît les estimer assez comme intelligence. — Esprit métaphysique remarquable de quelques Arabes, il a souvent été étonné de la subtilité de leurs questions. — Immoralité des populations du Liban, que le supérieur attribue au contact des Turcs, lorsque les chrétiens, l’hiver, vont habiter la plaine. Dans quelques villages le mari « vend l’usage » de sa femme à l’étranger ; il y a quelques jours, un prêtre arabe a battu un Turc qu’il venait de surprendre « faisant des saloperies » avec une femme ; quand il l’a abordé, il avait son pantalon couvert de sang et lui a expliqué le motif ci-dessus.

Je passe l’après-midi à prendre mes notes, entouré de spectateurs si nombreux que quelquefois ils me bouchent complètement l’entrée de la tente ; ils disent qu’ils n’en ont jamais vu de si belle.

Abou-Ali se présente, il est arrivé avec sa rosse au milieu de la nuit, ayant été obligé en chemin de prendre, moyennant 5 piastres, un homme pour l’aider à frapper sa bête et à la mener jusqu’ici. Il se plaint beaucoup de Joseph et dit qu’il n’a jamais vu un drogman si méchant ; le tout traduit par le frère servant de la maison, qui dîne à table avec nous, ne dit mot, et écoute de ses deux oreilles.

Le soir, au coucher du soleil, petite promenade avec le jeune frère. Les montagnes sont violettes, il y a des parties de ciel vermeil ardent, entre les haies et les branches de noyer. En rentrant, ciel tout orangé, par la fenêtre du corridor du couvent, beau soir, clair de lune très clair. Je m’endors sous la tente, seul et me concentrant dans mon petit confortable.

Vendredi 20. — Sassetti me paraît assez malade, il a vomi plusieurs fois, je le purge. Le supérieur est éreinté par sa retraite. J’ai les jambes entourées de compresses d’eau blanche, je suis seul sous la tente, les mouches bourdonnent, le soleil brille. Où est Maxime maintenant ?

Aden, 10 h. ½ du matin.

Dans l’après-midi, Sassetti va plus mal. Visite du médecin carmélite, grand Italien maigre ; il le saigne. Vers 5 heures du soir, j’envoie Abou-Issa chercher Suquet à Beyrout. Soirée d’inquiétude à l’occasion de Sassetti.

Le samedi matin, mieux. Visite du frère carmélite. Maxime arrive à midi un quart, tout botté, tout étonné, tout échigné. Entre autres nouvelles rapportées de Beyrout, il m’apprend celle de la mort de Louis-Philippe. Le soir, avec le supérieur, nous faisons une visite au sheik, auquel nous remettons une lettre du Père Hazard.

Dimanche. — Sassetti est repris de la fièvre. À 5 heures, nous partons pour les cèdres. Nous suivons le versant de la montagne du côté d’Aden ; à 8 heures et demie nous sommes aux cèdres. Il en reste peu, mais éreintés et de taille moyenne pour des cèdres ; et puis ils sont écrasés, comme hauteur par les montagnes voisines. Il y a cependant quelques vieux troncs respectables, mais dont les branches sont mortes ; dans quelques années les cèdres n’existeront plus. Quelques-uns couverts de noms, celui de Lamartine effacé par un homme de l’ordre quelconque. Sous les cèdres, deux tentes d’Arabes, vertes. Ce sont des Anglais, nous voyons de dessous l’une sortir une lady en chapeau. Le prêtre maronite nous offre un tapis et le livre des voyageurs.

Du sommet du Liban moins belle vue que la première fois, à cause de la brume qui couvre la plaine de Bequaa et nous dérobe l’Anti-Liban, la mer est grise et couverte de vapeur, la vallée des cèdres me semble d’une courbe plus simple que la première fois ; c’est peut-être parce que la voie monte moins. Je ne retrouve plus sa neige et il fait aussi moins froid que mercredi dernier. Du reste c’est éternellement beau, je redescends étourdi, tout comme la première fois. Nous revenons par le village de Bescharr : cascades naturelles dans les rochers, chutes d’eau et aspects de rochers comme dans les tableaux de Poussin, pays vraiment fait pour la peinture et qui semble même fait d’après elle. — Mûriers et peupliers. — Nous haltons près de l’église. — Enfants. — Jeune homme qui psalmodie avec un autre dans un livre non relié. — Gamin qui ne sait de l’italien que le mot si. — Une fontaine pleurante tombe de la maison du sheik. — Nous remontons. (En descendant, bu du lait de chèvre que nous offrent des pasteurs, dans une tasse de terre ; le troupeau, de la couleur des terrains, blanc gris, quelques-unes noires, occupait les deux côtés de la route, bordée là de pierres sèches, et se répandait au large.)

Arrivés à Aden à 1 heure et demie où nous trouvons le frère carmélite qui vient encore de saigner Sassetti. Nous allons nous occuper des préparatifs pour le traîner demain à Tripoli.

Le successeur de Joseph, et son homonyme, petit homme maigre et noir, culotte blanche, pas plus brillant que lui sur l’équitation, l’éducation point mièvre ni éveillée.

Dans l’église maronite d’Aden, attenante au couvent des Lazaristes, sacs de toile suspendus et qui contiennent des chrysalides de vers à soie, le nom du propriétaire écrit sur chaque sac ; ils le mettent là pour attirer sur le contenu de ces sacs la bénédiction divine. Représentations de l’Enfant Jésus porté dans les bras du moine Maroun.

Jeudi 26 septembre.

Le soir, dîner chez le sheik, avec M. Amaya. La maison du sheik est une grande maison en pierre où j’avais abordé lors de mon arrivée à Esden et que j’avais prise pour un khan. On a balayé le devant de la porte pour nous faire honneur. Nous montons l’escalier sans rampes, nous traversons une pièce au milieu d’une foule d’une trentaine de domestiques, et le sheik, descendu au-devant de nous, nous fait asseoir dans une grande chambre et porte le même petit turban doré que lors de sa visite au Père Amaya. On nous enfume avec de l’encens et on nous jette sur la figure de l’eau de fleur d’oranger ; un domestique suit avec une longue serviette pour que nous nous essuyions les mains. Dîner à l’européenne, composé de mets locaux dont je cuyde crever le soir de mal d’estomac.

Le lendemain, à 5 heures, Max part pour Tripoli avec un guide fourni par le sheik et je reste seul à faire les bagages et à soigner Sassetti. Je plie et j’emballe tout, au milieu de la population qui me regarde et des moucres qui m’embarrassent. Enfin, à 6 heures et demie, tout est expédié. Sassetti qui, selon le bon frère carmélite, devait être parfaitement bien (« domani, niente, signor, niente »), va plus mal que jamais, la fièvre le reprend ; je lui donne 18 grains de sulfate de quinine, elle n’en continue pas moins. — Abou-Issa est revenu avec la lettre de Suquet qui me dit qu’on peut aller jusqu’à 20 par jour.

À 3 heures de l’après-midi, il me paraît aller si mal que je ne sais quel parti prendre, je me décide cependant à partir. Il fallait finir au plus vite et, à 4 heures et demie, je le hisse à cheval. La route jusqu’à Lebhaila (2 heures et demie) a été un supplice ; M. Amaya et moi avions le cœur serré comme dans un étau, qui ne fut un peu dévissé que le soir en arrivant. Nous avions peur qu’il ne tombât à chaque pas, de chaque côté un homme le tenait par la cuisse, le malheureux garçon ne cessait derrière moi de répéter : « Quand sommes-nous arrivés ? combien de minutes encore ? », et M. Amaya, quand je me rapprochais de lui : « Pauvre jeune homme ! pauvre jeune homme ! »

À 5 heures moins quelques minutes, j’ai dit adieu au frère Lazariste, à M. Pinna, que j’ai embrassé ; à toute cette pauvre petite maison où j’avais passé des quarts d’heure anxieux. Le soleil se couchait. Un temps de galop dans le village, avec tout mon harnachement, pour rejoindre Sassetti. Quelques « messu comb’ah crer’h » des paysans. La mule du Père Amaya marchait devant, nous la suivions avec peine, nous étions obligés de nous arrêter de temps à autre pour Sassetti, chancelant et aux trois quarts agonisant sur son cheval éreinté par sa course à Beyrout ; c’est sur lui qu’Abou-Issa était monté pour y aller. Descentes rapides par d’exécrables chemins. Quelques troupeaux de chèvres. À gauche surtout, la montagne est superbe, boisée, rocheuse, ardue ; ce sont des lits de torrents, dans lesquels on descend presque en se suspendant aux pierres. Il y a un mamelon, puis une sorte de plateau, puis une seconde descente. Au bas de celle-ci est le village de Iebhaila, où nous arrivons à 7 heures et demie ; il fait nuit close, les chiens hurlent, quelques lumières. Un matelas est vite étendu dans la maison du curé maronite, dans une grande chambre voûtée. Au lieu d’être mieux au repos, notre malade nous paraît aller pis, j’ai peur qu’il ne meure dans la nuit, la fièvre est très violente, le regard fixe, il n’a plus guère la force de parler et ne sait plus où il est.

Nous nous installons sous un arbre, sur une espèce de petite terrasse faite, il me semble, pour recevoir des visites et faire le khieff. Le Père Amaya me fait armer mes armes, de crainte des chacals qui, selon lui, vont probablement nous passer sur le corps. « Roulez-vous bien dans votre couverture, me dit-il quelque temps après, il y a dans ce village-ci beaucoup de serpents ». Je le vois lui-même arranger son fusil et il montre comment, pour avoir un point de mire, il fait au bout de la baguette deux petites oreilles en papier. La lune était superbe, elle éclairait toute la vallée ; la plaine s’allait perdre dans des profondeurs bleu sombre ou se tenait le silence. Nous avons causé des morts, il m’a conté le jour où il avait quitté sa mère pour la dernière fois, et tous ceux qu’il a perdus : ç’a été un des moments les plus graves et les plus profondément poétiques de ma vie. Je me rappellerai longtemps sa grande robe noire se détachant dans le clair de lune, quand il était agenouillé à faire sa prière, et ses façons si maternelles auprès du malade, sa patience angélique à faire bouillir une tasse de thé avec des brins de paille, pour Sassetti. Nous dormons environ deux heures à des reprises différentes, les puces, l’inquiétude et l’envie de partir matin nous tenant éveillés.

À 2 heures un quart nous nous remettons en route. Au bout d’une heure, nous arrivons dans ce qu’on appelle la Plaine et qui n’est qu’une succession de petites montées et descentes. Un long champ d’oliviers, vieux et le tronc rugueux. La lune pâlit, le jour va paraître. Un ruisseau à gauche de la route, je descends de cheval et je me suis lavé la figure et les mains avec délices. Un troupeau d’ânes, que le Père Amaya bûche à grands coups de courbach ; je crois que, lorsque les hommes ne lui font pas place, il doit les traiter de la même façon. De grands roseaux, que nous longeons par un sentier pratiqué au flanc d’un coteau. Tout à coup on aperçoit Tripoli, ville blanche, étirée en long dans la plaine ; la Marine, au bout, assise au bord de la mer.

Tripoli. — Nous glissons longtemps dans les rues de Tripoli, quelques enfants saluent le Père Amaya et marchent devant nous, surtout un jeune môme à yeux noirs magnifiques, pâle, nez un peu épaté par le bout, une mèche de cheveux sur la tête, un simple takieh pour toute coiffure. Au couvent des Carmes je ne trouve pas Maxime parti à ma rencontre ; Hussein, que je rencontre dans la rue, me dit qu’il est parti à la Marine. Bref, après avoir drogué pendant une grande heure dans le couvent, je rengaine mon dada (sans mes bottes, l’état de mes jambes ne me le permettant pas) et, prenant avec moi ma pelisse (pour Sassetti) que je mets sur mes genoux, je pars pour la Marine, suivi de mon jeune drôle. À la porte il faut attendre dix minutes pour qu’il prenne un âne, et quand il a pris l’âne, pour qu’il change de la monnaie.

De Tripoli à la Marine, temps de galop, une belle route entre des jardins ; de temps à autre quelques femmes à cheval, à califourchon, voilées de blanc et en bottes jaunes. Mon jeune guide me suit de très loin sur son mauvais âne, je jouis du plaisir d’être seul, d’aller au galop, à cheval, en plein soleil, l’ombre du gland de mon tarbouch saute par terre, sur l’herbe mince ; avec ma grande pelisse étalée devant moi j’ai des allures majestueuses de pacha. À la Marine, le gros Mustapha-Gasis, agent français, m’aborde et me dit que la barque est prête. Je trouve Sassetti couché sur le dos sous la porte du khan, au milieu des marchandises et des chameaux qui passent, je lui fais de la limonade et je reste à attendre Maxime dans un café au bord de la mer. Là je vois encore quelques Bédouins, ce sont les derniers, et je dis aussi adieu aux chameaux.

Max revient, il court après moi depuis le matin, enfin nous nous retrouvons, nous embarquons Sassetti, à qui nous faisons un lit sur le lest de sable du bateau. — Officiers du Mercure. — Nous revenons tout doucement à Tripoli, au couvent carmélite, où nous retrouvons les officiers du Mercure. Le lieutenant, à mon nom, me demande si je ne suis pas le fils du médecin ; il me dit s’appeler M. Lenormand et être parent d’E. Chevalier. La première et seule fois que je l’ai vu, c’était en 1832, à Rouen, chez M. Mignot, lorsqu’il venait pour subir son premier examen de marine ; il n’avait pas encore vu la mer ; nous ne nous doutions guère alors, ni l’un ni l’autre, que nous nous rencontrerions sur la côte de Syrie ; à cette époque il n’avait pas de barbe, et je le retrouve tout chauve.

Instances ennuyeuses du supérieur Carmélite pour nous faire accepter un rafraîchissement quelconque. — Longue visite du Père Amaya, Maxime va voir M. de Choisey et je reste seul avec lui. Nous causons ensemble des passions. Au point de vue chrétien, l’orgueil est la mère de tout péché, comme sentiment désordonné du moi, comme attirant tout au moi, au lieu de l’attirer vers Dieu.

La maison des Lazaristes. J’y avais été le matin et j’avais aidé le Père Amaya à ouvrir les fenêtres et à refaire le divan. — Grosse femme du procureur. — On traverse une cour abandonnée, petit jardin avec deux bananiers à gauche, escalier sans rampe, chambres assez propres. Deux tableaux passables dans leur chapelle, entre autres un portrait de saint Vincent de Paul. Le Père Amaya se plaint que les vers lui mangent tous les livres de sa bibliothèque. À 6 heures nous lui faisons nos adieux pour aller dîner chez M. de Choisey.

M. de Choisey (ex-M. Gudin), aide de camp du duc de Nemours, a eu des malheurs au jeu et est venu se réfugier à Tripoli ; homme commun et trop poli, vous accable de prévenances. On se sent mal à l’aise chez lui, parce qu’on n’y ose parler de beaucoup de choses. Mme Bellot, sa voisine, tient la maison, tire son ouvrage de la table à travailler, est traitée sur le pied d’étrangère ; le langage y est plus tenu que devant la plus honnête femme du monde. Que c’est bête, mon Dieu, de n’être pas franc ! — Son drogman Abdallah. Dans quelques maisons d’étrangers, on voit ainsi, à table, un jeune homme vêtu à la turque, fraîchement rasé et de façons agréables ; sic chez M. Suquet et chez M. Pitzalozza. C’est une position qui serait, je crois, à étudier, intermédiaire entre la vie turque et l’européenne. Il doit savoir beaucoup de secrets de l’un et de l’autre, doit servir au mari et à la femme, n’est qu’un domestique à 150 piastres par mois, et ne peut pas ne pas être autre chose. À Beyrout, on nous a dit qu’il jouait avec lui et ne pouvait s’empêcher de le tricher ; à ce qu’il paraît que c’est plus fort que lui ! Je n’ai pas revu M. Pérétié, qui a une si belle moustache et porte des éperons pour aller en bateau ; sa rage de la chasse se combinant avec ses vieilles habitudes militaires, il a rêvé pour lui et ses compagnons un uniforme de chasse.

Mercredi matin. — Partis à 5 heures du matin, seuls, sans drogman ni bagages ; les mulets, non chargés, nous suivant de loin. Cette côte me paraît bien moins belle que celle qui s’étend entre Beyrout et Saïda, c’est sec et sans grandeur ; du reste, à mesure que l’on avance, ça gagne. À 10 heures, nous arrivons à Batrun, sur le bord de la mer, dans un grand khan voûté, où nous employons la pantomime pour avoir à boire et à manger ; une espèce de drôle, parlant un jargon italien, nous aide un peu. Après l’œuf dur du voyage et quantité de raisin non mûr, nous faisons un somme par terre, sur une natte, et, à 2 heures, nous repartons. La route, comme le matin, est presque toujours en vue de la mer. Pendant la première heure, soif ardente, due à la mauvaise eau de Batrun, qui me semble une des plus détestables que j’aie bues en voyage. À 5 heures du soir, arrivés à Djebel, nous campons sous un gourbi, dans un cimetière qui est au milieu du pays ; bêtes et gens se placent alentour. Djebel est entouré de murailles ; je n’ai rien vu, du reste, mon pied me faisait beaucoup souffrir dès que je voulais marcher.

À 1 heure et demie, la lune casse-brillait ; je réveille Maxime, et à 2 heures un quart nous nous mettons en marche, ayant rengainé, pour le dernier jour de la Syrie, mes bottes toutes humides.

De Djebel à Beyrout. — Dans une vallée étroite, seul chemin que l’on puisse prendre pour aller de Beyrout à Tripoli. Tout au milieu, et gardant le passage, un château fort bâti sur un rocher séparé, qui se trouve là comme mis exprès et comme un grand bloc poussé.

La baie de Djorié, à moitié route, s’ouvre tout à coup à gauche, et les montagnes du Liban, que l’on voit de Beyrout, apparaissent tout à coup. Il a l’air de s’y faire beaucoup de commerce, nous y avons vu quantité de chameaux, quelques barques ; on faisait des constructions.

Encore presque au clair de lune, nous avons traversé Nar-Ibrahim, le fleuve d’Adonis, qui tourne entre de grands roseaux. Dans le crépuscule du jour naissant, deux ou trois hommes, à espaces différents, que nous avons vus embusqués, nous paraissaient attendre du gibier humain. Le fleuve d’Adonis m’a semblé de couleur verdâtre comme ses roseaux et sortir d’une vallée étroite et profonde, où les rochers (les murs des deux côtés) étaient taillés à pic.

Nar-el-Kelb, le fleuve du chien. Pont très élevé, qui monte et descend ; dans la montagne, figures en bas-relief à même le rocher et dans des poses égyptiennes, mais de loin me semblent plus frustes. Jusqu’à Beyrout, au bord des flots, pataugeant dans le sable mouillé, et nous éclaboussant d’eau. Lutte d’équitation.

Nous tournons à gauche, nous marchons sur du sable rouge, la route bordée des deux côtés de grands roseaux. Nous passons sur un pont où nous étions déjà venus un matin que nous avions fait une promenade, nous rencontrons quelques femmes à cheval, un Turc dans son tartaravanne, qui suit son harem, des gens de la campagne, et à 9 heures du matin, nous sommes rentrés à Beyrout.

Rhodes, 4 octobre, vendredi, au Lazaret.

Pendant que nous étions occupés à retirer nos bottes, entre M. César Casatti qui, en qualité de compatriote, venait nous faire une visite. Nous retrouvons aussi ici le Dr Poyet, que nous n’avions fait qu’entrevoir au Carmel. — Balles de l’Hôtel Baptista : M. César Casatti, perruque brunâtre tenue par des lunettes, moustaches et pointe, habit, canne, un chapeau gris, touriste propre et bien tenu, d’un galbe aussi inepte que son patron ; le Dr Poyet (appelle la mer « l’onde amère »), gros, court, empâté, vif en paroles, profil mêlé de Germain et de Théophile Gautier, emploie des mots scientifiques dont il ignore la valeur, beau parleur, vous mangeant dans la main, sale monsieur ; son épouse et son enfant, maladifs et laids, toute la santé s’est retirée au papa ; un sheik et son élève, lunettes, pas de barbe, chapeau de paille, air étonné : « est-ce vrai ? » par exemple ; instituteur allemand avec son jeune homme, jeune Russe, blond et rouge ; Courvoisier, jeune Suisse de Bâle, convenable, voyageur en horlogerie, toujours bien brossé et propre d’habits.

Nous passons notre temps, à Beyrout, à faire nos paquets. — Nous dînons trois fois chez Suquet. — Matinée chez Rogier, moins agréable que la première, les dames ayant moins d’entregent et me paraissant d’ailleurs appartenir à une classe de la société moins relevée.

Dimanche, dîner chez M. de Lesparda, avec Artim-bey. — Le Dr Petzalozza et sa ronde petite femme, succès photographiques d’ycelui.

Le mardi 1er, à 4 heures, nous nous embarquons à bord du Stambul, où nous sommes reconduits en canot par le jeune Henri Dantin, commis de Rogier. Tout le côté bâbord des premières est occupé par des Turcs et par un harem, séparé des mâles et dans son box comme des chevaux ; les femmes, blanches, négresses, jeunes, vieilles, sont étalées sur des matelas et des tapis. La pauvre femme du Dr Poyet est aussi là avec son enfant ; j’ai vu peu de choses plus tristes que le chapeau de cette femme, brun, passé, avec quelques fleurs fanées, il était appuyé sur le toit de la chambre à côté des bottines de Monsieur. Celui-ci a donné sa démission et va s’établir à Constantinople ; il nous dit avoir été déjà au service de Méhémet-Ali et du shah de Perse. Il y a à bord le Mâlim du Pachalik de Beyrout et le sheik de Beyrout. Le premier, gros et blanc, beau jeune homme, couvert d’une demi-pelisse doublée de mouton, lorgnette, chaîne d’or, gilet de soie, habillé à l’européenne, portait ses souliers en savates, à la turque ; le second, homme maigre, à long nez, à barbe noire, turban et ceinture verte, ensemble déplaisant. — Le capitaine, italien, comme tout son équipage, parlant le turc, pas de barbe sauf une petite moustache. « La pipa di sua esselenza ». — Le lieutenant, grand, bossu. — Un petit Turc, espèce de bardache à peau blanche et à cheveux noirs, coiffé d’un bonnet grec de Mlle Bernier.

Avant de partir, il est venu s’asseoir à côté du gouvernail une grande jeune femme noire et maigre, à la taille brisée, à la face pâle, bracelets en fils de jaseron en or, dans le sens de la largeur du bras, et réunis par un fermoir commun, le bracelet large d’environ trois pouces et faisant gant ; œil profond et prodigieusement noir ; à côté d’elle, une vieille et grosse femme, profil à la Georges, choses superbes dans le bas du visage, pleines et riches comme dans le buste de Vitellius, air triste. Elles étaient en deuil. Un jeune homme, vêtu à la grecque et en deuil aussi, leur a tenu compagnie quelque temps sur le pont, puis est parti quand le navire a levé ses ancres. Avec elles, deux négresses vêtues de robes jaunes ; l’une avait en outre une veste rouge, figure tout à fait animale, teton ballottant dans son corsage, se tenant appuyée debout, les mains écartées sur le bastingage du navire. — L’enfant du Mâlim, petite fille de 3 à 4 ans, les sourcils joints par de la peinture.

Mercredi matin, à 6 heures, nous ancrons dans la rade de Larnaca. — La Marine étend sa ligne blanche au bord de l’eau, la côte de Chypre me paraît nue et sèche, on doit y cuire ; quelques palmiers. — Larnaca est dans un pli, entre la Marine et le pied des montagnes. Le mont Olympe est pointu, un peu échancré du côté droit (Est) et de couleur brunâtre, léger. Les côtes de Chypre me semblent ressembler à celles de Syrie ; les côtes de la Caramanie, moins hautes mais plus boisées.

Vendredi. — Par un temps froid et couvert de nuages, nous entrons dans Rhodes. La mer, houleuse toute la veille, est loin de se calmer et nous dansons très gentiment pour atteindre les cahutes de la quarantaine, où le pacha nous fait de suite apporter à dîner. Visites de son interprète et de M. Pruss, vice-consul de France.

Lazaret de Rhodes, dimanche matin,
6 octobre 1850.
  1. À partir de cette date, Flaubert n’a plus mis au net les notes de son voyage en Égypte ; nous donnons la copie fidèle de son carnet de route.
  2. Voir Correspondance, I, p. 429.
  3. Copie du carnet de route. Ces notes n’ont pas été mises au net. Voir Correspondance, I, p. 432 et suivantes.
  4. Voir Correspondance, I, p. 441.