Notes sur le Songe d’une nuit d’Été et sur la Tempête/Traduction Hugo, 1865

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Notes sur le Songe d’une nuit d’Été et sur la Tempête
Traduction par François-Victor Hugo.
Œuvres complètes de Shakespeare, Texte établi par François-Victor HugoPagnerreTome II : Fééries (p. 281-338).

NOTES
SUR
LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ
ET
LA TEMPÊTE.




(1) Le titre que Shakespeare a donné à sa pièce : Midsummer night’s dream, n’est pas ici exactement traduit, par la raison qu’il ne peut pas l’être. Le mot Midsummer, en effet, quoi qu’en disent les dictionnaires, n’a pas d’équivalent véritable en français. Midsummer ne signifie pas la mi-été ; ce n’est pas une époque vague de l’année. Midsummer est un jour de fête tout britannique qui est fixé dans le calendrier protestant au 24 juin, c’est-à-dire au commencement de l’été, et qui correspond à la Saint-Jean du calendrier catholique. Dans l’Angleterre shakespearienne, la nuit qui précédait Midsummer était la nuit fantastique par excellence. C’était pendant cette nuit, au moment précis de la naissance de saint Jean, que sortait de terre cette fameuse graine de fougère qui avait la propriété de rendre invisible. Les fées, commandées par leur reine, et les démons, conduits par Satan, se livraient de véritables combats pour s’emparer de cette graine. Les magiciens les plus audacieux avaient coutume de veiller au milieu des solitudes afin de prévenir les esprits et de saisir avant eux la précieuse semence. Mais ils étaient souvent obligés de soutenir une lutte terrible, et, s’ils n’employaient pas pour leur défense des charmes puissants, ils couraient risque de la vie. Heureux alors ceux qui en étaient quittes pour des coups ! Grose, dans son Provincial Glossary, parle d’une personne qui, étant allée à la recherche de la graine, fut traînée à terre par les esprits, frappée à coups redoublés, et laissa son chapeau dans la bagarre. « À la fin, elle crut avoir pris une bonne quantité de graine, qu’elle avait soigneusement serrée dans une boîte, mais, quand elle revint chez elle, elle trouva la boîte vide. » — C’est encore au milieu de cette nuit-là que tout être à jeun, assis sous le porche d’une église, pouvait voir les esprits de ceux qui devaient mourir dans la paroisse pendant l’année traverser le cimetière, précisément dans l’ordre où leurs corps devaient y être portés, puis marcher vers la porte de l’église et y frapper. L’auteur du Pandémonium raconte qu’une nuit, l’un de ceux qui veillaient sous le porche s’étant endormi, ses compagnons virent son esprit frapper à la porte de l’église, tandis que son corps restait étendu à côté d’eux. — Si une jeune fille voulait, cette nuit-là, savoir qui elle épouserait, elle devait être à jeun, et faire les préparatifs d’un souper, dans la principale chambre de la maison ; elle n’avait qu’à mettre sur la table une nappe blanche, du pain, du fromage et de l’ale, puis à ouvrir la porte qui donnait sur la rue, et à revenir s’asseoir. À minuit, le spectre de son futur époux entrait, marchait vers la table, y remplissait un verre, buvait à la santé de sa fiancée, saluait et se retirait. — Un autre moyen, que les jeunes Anglaises employaient encore pour faire surgir l’apparition de leur mari à venir, consistait à déterrer un morceau de houille trouvé sous la racine du plantain, et à le placer cette nuit-là sous leur oreiller. Elles étaient sûres en s’endormant de voir en rêve celui qui leur était destiné. Cet usage existait encore à la fin du dix-septième siècle. « L’été dernier, écrivait le chroniqueur Aubrey en 1695, la veille de la Saint-Jean-Baptiste, je me promenais accidentellement dans un pâturage derrière Montague-House. Il était midi. Je vis là environ vingt-deux ou vingt-trois femmes, la plupart bien vêtues, toutes à genoux, comme si elles étaient occupées à sarcler. Je ne pus d’abord apprendre ce que cela signifiait ; à la fin, un jeune homme me dit qu’elles cherchaient un certain charbon sous une racine de plantain afin de le mettre cette nuit sous leur chevet, et de voir en rêve leur mari. » — Les disputes que les fées et les démons avaient cette nuit-là produisaient leur effet dans toutes les cervelles humaines. Tous ceux qui dormaient alors étaient sûrs de faire les rêves les plus bizarres et les plus biscornus. Dans le Soir des Rois, Olivia, parlant de l’apparent égarement de Malvolio, dit qu’il est en proie à la folie de Midsummer. En appelant sa comédie féerique : Midsummer night’s dream, Shakespeare a donc voulu la présenter comme un songe extraordinaire que ferait un homme endormi, la veille de la Saint-Jean. Et il explique lui-même sa pensée lorsqu’il fait dire à Puck, dans un épilogue final :

« If we shadows have offended,
Think but this (and all is mended),
That you have but slumber’d here,
While these visions did appear,
And this weak and idle theme,
No more yielding but a dream,
Gentles, do not reprehend.
 »

« Ombres que nous sommes, si nous avons déplu,
Figurez-vous seulement (et tout est réparé),
Que vous n’avez fait ici qu’un somme,
Tandis que ces visions apparaissaient.
Quant à ce thème faible et vain,
Qui ne contient rien qu’un songe,
Messieurs, ne le condamnez pas. »

Beaucoup de commentateurs, ne tenant pas compte de cette explication donnée par le poëte, ont pensé que par ce titre : Midsummer night’s dream, Shakespeare a voulu désigner l’époque où se passait l’intrigue même de sa comédie. La preuve que cette opinion est erronée, c’est que l’auteur a pris soin de nous avertir, par les paroles même d’un de ses personnages, que l’action a lieu au commencement de mai. Quand Thésée découvre dans le bois féerique les quatre amants couchés à terre, il dit à Égée que c’est sans doute pour observer le rite de mai qu’il se sont levés de si bonne heure. Ainsi, ce n’est pas, comme on le croit généralement, dans une nuit d’été que Bottom et Titania se sont aimés, c’est dans une nuit de printemps. Cette rectification est d’autant plus nécessaire que Shakespeare a été accusé d’avoir choisi son titre trop légèrement et de s’être contredit lui-même.

La vérité, c’est qu’il n’y a aucune contradiction. Les événements féeriques, auxquels le spectateur est censé assister dans un rêve, ont lieu pendant la première nuit de mai ; mais le rêve lui-même, le spectateur est censé le faire pendant la nuit du 23 au 24 juin, la veille de Midsummer. Pour traduire par un équivalent le titre anglais, j’aurais pu intituler la pièce traduite : Le Songe d’une Nuit de la Saint-Jean. Mais cette traduction n’aurait aucune signification pour le lecteur français, qui n’associe pas à cette nuit solennelle les mêmes superstitions fantastiques que le public anglais. J’ai donc cru pouvoir conserver en tête de la pièce traduite le titre, aujourd’hui consacré, du chef-d’œuvre de Shakespeare : Le Songe d’une Nuit d’été.

Le Songe d’une Nuit d’été a été publié deux fois du vivant de son auteur, la première fois par le libraire Fisher, la seconde fois par l’imprimeur James Roberts. Ces deux éditions in-quarto ont paru la même année, en 1600. Elles ne contiennent pas les divisions par actes, qui ont été introduites, après la mort du poëte, dans le texte de la grande édition in-folio de 1623. J’ai donc cru devoir, dans ma traduction, ne tenir aucun compte de ces divisions, bien qu’elles aient été répétées dans toutes les éditions modernes, et j’ai restitué ainsi à l’œuvre de Shakespeare son unité originale.

(2) Ce titre de duc d’Athènes donné à Thésée nous indique tout de suite le personnage que nous avons sous les yeux.

Le Thésée de Shakespeare n’est pas le Thésée de l’antiquité, le vainqueur du Minotaure, le séducteur d’Ariane, l’époux de l’incestueuse Phèdre. C’est un grand seigneur du Moyen Âge, qui n’a de classique que le nom. Ce n’est pas un héros, c’est un chevalier. Ce Thésée-là n’offre pas de sacrifices à Apollon ; il fête la Saint-Valentin, et il l’avoue en vers charmants. Non-seulement il est postérieur à Didon, mais il est postérieur à l’invention du blason, dont Hermia fait à Héléna une description si détaillée. Pour donner à ce personnage son vrai costume, il ne faudrait pas, comme le fait aujourd’hui la scène anglaise, nous le montrer vêtu d’une chlamyde, chaussé du cothurne, et coiffé du casque à crête des Grecs ; il faudrait nous le faire voir tel qu’évidemment Shakespeare le rêvait, couvert d’une armure de la Renaissance, portant sur sa cuirasse un écusson et sur son casque une couronne, et brandissant, non la lame sans poignée des Athéniens primitifs, mais l’épée damasquinée de Bayard ou de La Palice. — Au reste, l’anoblissement de Thésée ne date pas du seizième siècle, mais du quatorzième. Bien longtemps avant Shakespeare, le vieux poëte Chaucer avait conféré à ce vaillant le titre de duc :

Whilom, as olde stories tellen us,
There was a duk that highte Theseus.
Of Athenes he was lord et governour,
And in his time swiche a conquerour.

That greter was ther non under the sonne.
Ful many a riche contree had he wonne.
What with his wisdom and his chevalrie,
He conquered all the regne of Feminie,
That whilom was ycleped Scythia ;
And wedded the fresshe quene Ipolita,
And brought hire home with him to his contree
With mochel glorie and gret solempnitee,
And eke faire yonge sister Emelie.
And thus with victorie and with melodie
Let I this worthy duk to Athenes ride,
And all his host in armes him beside[1].


Jadis, comme les vieilles histoires nous le disent,
Il y avait un duc, nommé Thésée.
D’Athènes il était lord et gouverneur,
Et dans son temps un tel conquérant
Que jamais plus grand n’exista sous le soleil.
Il avait pris bien des riches contrées.
Grâce à sa sagesse et à sa chevalerie,
Il conquit tout le royaume de Feminie,
Qui jadis était appelé Scylhie,
Et épousa la fraîche reine Hippolyte,
Et la ramena avec lui en son pays
Avec beaucoup de gloire et une grande solennité,
Et aussi sa jeune sœur Émilie.
Et ainsi, avec la victoire et la mélodie,
Je laisse ce digne duc chevaucher vers Athènes,
Suivi de toutes ses troupes en armes.

(3) Les belliqueuses amours d’Hippolyte et de Thésée forment également le prologue d’un drame excessivement curieux, qui fut publié pour la première fois avec les deux noms de Shakespeare et de Fletcher, et sous ce titre : Les deux nobles Parents[2]. Dans le premier acte de cette pièce, au moment où les deux fiancés se rendent au temple, trois reines vêtues de deuil viennent se jeter à leurs pieds et demander à Thésée de châtier Créon, qui les a faites veuves. L’une de ces reines supplie Hippolyte d’intercéder pour elles auprès du prince athénien, et lui adresse ces vers tout shakespeariens, que je traduis ici comme un magnifique commentaire sur la lutte du héros et de l’héroïne :

« Honorée Hippolyte, amazone redoutée, toi qui as tué le sanglier hérissé de faux ; toi qui, avec ton bras aussi fort qu’il est blanc, aurais réussi à faire de l’homme le captif de ton sexe, si Thésée, ton seigneur, né pour maintenir la création dans la hiérarchie que lui a assignée la primitive nature, ne t’avait ramenée dans les limites que tu franchissais, en domptant à la fois ta force et son affection ! ô guerrière ! toi qui donnes la pitié pour contrepoids à la vaillance, et qui, maintenant, je le vois, as plus de pouvoir sur Thésée qu’il n’en a jamais eu sur toi ; toi qui disposes de sa puissance et de son amour servilement suspendu à tes paroles ; précieux miroir des femmes ! demande-lui pour nous, qu’a brûlées la flamme de la guerre, l’ombre rafraîchissante de son épée ! »

(4) Cette célébration de la première matinée de mai dont parle ici Lysandre, était une coutume fort ancienne en Angleterre. Il en est fait mention dans les Contes de Canterbury de Chaucer, et dans beaucoup de documents antérieurs. La fête de mai, qu’on appelait May-day, était encore religieusement observée du temps de Shakespeare, non-seulement par les gens de la campagne, mais par la noblesse et par la reine. Nul doute que le jeune William, quand il demeurait chez son père, n’ait prit part bien souvent à cette fête poétique. La nuit qui précédait la première matinée de mai, tous les jeunes gens de Stratford, garçons et filles, partaient en bande et s’en allaient dans le bois voisin. Là, on passait la nuit à chanter, à danser et à s’embrasser, car il fallait se tenir éveillé jusqu’à l’apparition de l’aurore. Dès que le premier rayon de soleil jaillissait, chacun coupait une branche verte et s’en décorait : puis tous s’en revenaient à la ville, faisant cortége à l’arbre de mai, déraciné pendant la nuit, et rapporté triomphalement par un attelage de cinquante bœufs. Cet arbre, devenu une sorte de mât de cocagne, était dressé ensuite sur la grande place de la ville, et consacré par des chants et par des danses à la déesse des Fleurs. — Les puritains, contemporains de Shakespeare, attaquèrent avec violence cette fête, qui leur paraissait une profanation païenne et qui a, en effet, une origine celtique. On peut juger de leur dévote indignation par l’extrait suivant d’un livre intitulé : Anatomie des Abus, et publié à l’époque même où fut joué Le Songe d’une Nuit d’été :

« La veille du premier jour de mai, toutes les paroisses, toutes les villes, tous les villages se réunissent, hommes, femmes, enfants ; tous, en masse ou divisés par groupes, s’en vont, les uns aux bois et aux bosquets, les autres sur les collines et sur les montagnes. Là, tous passent la nuit dans d’agréables passetemps, et s’en reviennent le matin, rapportant des branches de bouleau et des rameaux d’arbres pour en orner leurs maisons. Mais le principal joyau qu’ils rapportent de là est l’arbre de mai, qu’ils ramènent chez eux en grande vénération de la façon que voici : ils ont vingt ou trente jougs de bœufs, chaque bœuf ayant un suave bouquet de fleurs attaché au bout de ses cornes ; et ces bœufs traînent l’arbre de mai, idole odieuse toute couverte de fleurs et d’herbes attachées par des cordes, et souvent peinte de diverses couleurs, que suivent en grande dévotion trois ou quatre cents personnes, hommes, femmes et enfants. L’arbre étant ainsi équipé, on le dresse de nouveau après en avoir décoré le faîte de mouchoirs et de drapeaux flottants ; on jonche le terrain autour de lui, on l’enlace de guirlandes vertes, on l’entoure de plantes et d’arbustes printaniers ; puis on se met à banqueter et à festoyer, à sauter et à danser tout autour, comme le faisait le peuple païen à la consécration de ses idoles. Et il n’y a à cela rien d’étonnant, car le grand seigneur qui préside à ces passetemps s’appelle Satan, prince de l’enfer. » (Stubbes’s Anatomie of Abuses, p. 109, édit. 1595.)

La poésie protesta contre ces prédications furieuses ; et Shakespeare n’hésita pas à rétablir sur son théâtre cette fête de mai, si violemment dénoncée par les puritains. Toutefois, en dépit de ses efforts, cette célébration de la première aurore printanière fut prohibée par le parti niveleur, lors de son triomphe. Elle est aujourd’hui tombée presque partout en désuétude.

(5) Une chanson, attribuée à Ben Jonson, et fort populaire au temps de Jacques Ier, dépeint en vers pittoresques les fredaines de ce Robin bon enfant, que Shakespeare a immortalisé sous le nom de Puck :

Par Obéron, le roi des esprits
Et des ombres dans la terre des fées,
Moi, le fou Robin, soumis à ses ordres,
Je suis envoyé pour assister aux jeux nocturnes.
Les joyeuses cohues
Que je rencontrerai
Dans tous les coins où j’irai,
Je les présiderai,
Et gai je serai,
Et je m’amuserai avec des ho ! ho !


Plus vite que l’éclair je puis voler
Dans l’espace aérien,
Et, en une minute, employer
Tout ce qui se trouve sous la lune.
Pas de sorcière
Ni de revenant qui bouge,
On crie : Gare les lutins ! là où j’irai.
Mais moi, Robin,
J’épierai les invités
Et je les renverrai chez eux par des ho ! ho !

Quand je rencontre des traînards
Revenant de ces fêtes clopin-clopant,
Je les salue d’une voix contrefaite,
Et les appelle pour qu’ils errent avec moi,
À travers bois, à travers lacs,
À travers marais, à travers ronces ;
Ou bien je les suis, invisible,
Pour leur faire une niche
Au bon moment,
Et les bafouer par des ho ! ho !

Tantôt je me présente à eux comme un homme,
Tantôt comme un bœuf, tantôt comme un chien ;
Je puis aussi me changer en cheval
Pour piaffer et trotter près d’eux.
Mais si de monter
Sur mon dos ils essaient,
Plus vite que le vent je pars ;
Par-dessus les haies et les talus,
À travers viviers et étangs,
Je m’emporte en riant ho ! ho !

Quand garçons et filles se régalent
De punch et de fines sucreries,
Invisible à toute la compagnie,
Je mange leurs gâteaux et déguste leur vin.
Et, pour m’amuser,
Je souffle et je ronfle,
Et j’éteins les chandelles,
Je baise les filles,
Elles crient : qui est-ce ?
Et je ne réponds rien que des ho ! ho !


Parfois pourtant, afin de plaire aux filles,
À minuit je carde leurs laines,
Et, tandis qu’elle dorment et prennent leurs aises,
Je file leur fin au rouet.
Au moulin je broie
Parfois leur orge ;
J’apprête leur chanvre ; je tisse leur étoupe.
Si quelqu’une s’éveille
Et veut me surprendre,
Je me sauve en riant : ho ! ho !

Quand elles ont besoin d’emprunter,
Nous leur prêtons ce qu’elles désirent,
Et nous ne demandons rien pour intérêt ;
Notre principal est tout ce que nous voulons.
Si à rembourser
Elles tardent,
Je m’aventure au milieu d’elles,
Et, nuit sur nuit,
Je les épouvante
Par des pincements, des rêves et des ho ! ho !

Quand les gueuses sont fainéantes
Et ne s’occupent que de gloser et de mentir,
Pour amener une querelle et se faire tort
Les unes aux autres en secret,
J’écoute leurs propos,
Et je les révèle
À ceux qu’elles ont outragés.
Quand j’ai fini,
Je m’esquive
Et les laisse maugréant : ho ! ho !

À travers les sources et les ruisseaux, dans les prés verts,
Nous dansons la nuit notre ronde triomphale,
Et, à notre roi, à notre reine féeriques,
Nous chantons nos lais du clair de lune.
Quand l’alouette commence à chanter,
Vite nous filons ;
Nous volons en passant les marmots nouveau-nés,
Et dans le lit, en place,
Nous laissons un sylphe,
Et nous nous sauvons en riant : ho ! ho !


Depuis le temps de Merlin, ce nourrisson des stryges,
Je me suis ainsi diverti chaque nuit ;
Et pour mes fredaines on m’appelle
Robin le Bon Enfant.
Démons, spectres, fantômes,
Qui hantent les nuits,
Sorcières et lutins me connaissent ;
Et les vieilles grand’mères
Ont raconté mes exploits.
Sur ce, adieu ! adieu ! ho ! ho !

Ces vers sont évidemment inspirés par une ballade beaucoup plus ancienne, dont on retrouve quelques strophes dans un roman féerique, récemment réimprimé par M. Collier et ayant pour titre : Les joyeuses fredaines et les gaies plaisanteries de Robin Bon Enfant. Je traduis de cet ouvrage le chapitre suivant, qui contient un de ces couplets :
COMMENT ROBIN BON ENFANT ÉGARA UNE BANDE DE COMPAGNONS.
« Une bande de jeunes gens, ayant fait bombance avec leurs bonnes amies, revenaient au logis et traversaient une bruyère. L’ayant su, Robin Bon Enfant alla à leur rencontre, et, pour faire une farce, les fit promener en tous sens sur la bruyère pendant toute la nuit, si bien qu’ils ne surent comment s’en tirer : car il marchait devant eux sous la forme d’un feu follet, qu’ils virent et suivirent tous jusqu’à l’apparition du jour. Alors Robin les quitta et, à son départ, leur dit ces paroles :

Allez chez vous, joyeux camarades :
Dites à vos mamans et à vos papas
Et à tous ceux qui désirent des nouvelles,
Comment vous avez vu un feu follet.
Filles qui souriez et balbutiez,
En m’appelant Willy Wisp,
Si ce jeu pour vous n’est que fatigue,
Pour moi il n’est que plaisir.
En marche ! Allez à vos logis,
Et je pars en riant : ho ! ho !

Les compagnons furent bien contents de son départ, car ils avaient tous grand’peur qu’il ne leur fit du mal. »

Shakespeare avait sans doute cette aventure présente à la pensée, quand, dans le récit de la fée, il dénonce Puck comme égarant la nuit les passants, et riant de leur peine.

(6) Le personnage d’Obéron était évidemment fort populaire au moment où le poëte l’a mis en scène. En Angleterre même, deux écrivains renommés l’avaient célébré avant Shakespeare : Greene, dans son drame de Jacques IV, et Spenser, dans son poëme de la Reine des Fées. L’empire d’Obéron était alors universellement reconnu par la poésie comme par le peuple. Mais la fondation de cet empire est bien antérieure au règne d’Élisabeth : elle remonte à l’époque que je serais tenté d’appeler les temps héroïques de l’histoire moderne. Obéron, en effet, n’a pas fait sa première apparition dans la légende française d’Huon de Bordeaux, ainsi que la critique anglaise l’a cru généralement. Huon de Bordeaux, que Shakespeare a certainement connu par la fidèle traduction de lord Berners, est une légende du quatorzième siècle qui fait partie du roman de Charlemagne et qui fut imprimée pour la première fois en petit in-folio, aussitôt après la découverte de Guttemberg et de Faust. Mais Obéron est bien antérieur à Huon de Bordeaux. Il appartient à la tradition celtique par le roman breton de la Table Ronde, et figure, sous le nom de Tronc le Nain, dans l’histoire d’Isaïe le Triste, fils de Tristan et d’Yseult. Il était donc déjà bien célèbre, quand un trouvère, probablement contemporain de Philippe le Bel, le fit intervenir dans la Fleur des Batailles. Obéron est le digne frère de la fée Morgane, et il est tout naturel qu’il s’intéresse très-vivement à ce bon Ogier le Danois, si tendrement aimé par sa sœur. Aussi, est-ce par l’ordre du roi des fées que Papillon, luiton (lutin) de terre, se présente à Ogier, perdu dans une île déserte, et le transporte au splendide château d’Avalon. Mais c’est dans la charmante légende d’Huon de Bordeaux qu’Obéron joue son plus beau rôle. Il apparaît là, comme dans le Songe d’une nuit d’été, avec tout le prestige de sa puissance tutélaire. Il faut lire le roman français pour voir avec quelle fidélité Shakespeare a peint la figure traditionnelle d’Obéron et avec quel tact exquis il a laissé au roi des fées ces deux traits principaux de son caractère, la rancune et la générosité. On peut en juger par cette courte analyse :

Le jeune Huon de Bordeaux venait de succéder à son père Sévin dans le duché de Guyenne. Suivi d’une faible escorte, accompagné de son frère Girard et de son oncle l’abbé de Cluny, il se rendait à Paris pour faire hommage à l’empereur Charlemagne. La cavalcade était engagée dans le bois de Montlhéry ; le petit Girard courait en avant et s’amusait à l’aire voler son autour. Le soir était venu, et le damoiseau, attiré par l’oiseau, passait devant un fourré épais, quand tout à coup un personnage masqué fondit sur lui et d’un coup de lance le jeta à bas de son cheval. Girard blessé pousse un cri perçant qui retentit dans toute la forêt. Huon l’entend, accourt au galop et interpelle l’assaillant, l’épée à la main. — Lâche, qui donc es-tu ? lui crie-t-il. — Je suis le fils du duc Thiéry d’Ardennes, auquel le duc Sévin, ton père, enleva trois châteaux, et je me venge du père sur les enfants. — Ce disant, l’homme masqué donne de toute sa lance sur Huon. Huon, qui n’avait pas d’armure, avait eu la bonne idée de jeter son manteau sur son bras gauche. C’est sur ce bouclier qu’il reçoit le coup de lance ; le fer s’accroche dans les plis et laisse l’assaillant à découvert. Huon en profite, se dresse sur ses étriers, et assène sur le casque de son adversaire un coup d’épée qui lui fend le crâne. L’homme tombe à terre, jette un râle affreux, et meurt. Aussitôt Huon aperçoit dans la forêt une foule de gens armés, il appelle les chevaliers de son escorte et les range en bataille, pendant que l’abbé de Cluny panse la blessure de Girard. La bande ennemie n’ose attaquer et se retire. Huon relève le cadavre, le met en travers sur un cheval qu’un de ses écuyers doit conduire au pas, aide son frère à remonter en selle, et tous reprennent leur course vers Paris.

Enfin, le cortége arrive. L’abbé de Cluny présente le duc, son neveu, à l’empereur ; mais Huon refuse de se mettre à genoux devant Charlemagne, il lui montre son frère qui vient d’entrer dans la salle, soutenu par deux écuyers, et lui reproche hautement d’avoir autorisé le guet-apens. L’empereur se défend naïvement de cette complicité avec un chevalier félon, et prétend être fort aise que le jeune duc ait si bien châtié ce traître de Thiéry. À ce moment, une rumeur extraordinaire se fait entendre dans la cour du palais. Un cavalier vient d’y apparaître portant sur les arçons de sa selle le cadavre d’un homme armé, et la foule assemblée mêle à ses cris de douleur le nom de Charlot.

À ce nom qui lui est si cher, Charlemagne tressaille. Saisi d’un pressentiment sinistre il descend dans la cour, s’élance au-devant du cavalier, et, dans le cadavre qui vient d’être apporté, l’empereur reconnaît, ô stupeur ! non pas Thiéry des Ardennes, mais son propre fils, Charlot ! Charlot, son aîné ! Charlot, son enfant bien-aimé, à qui il eût donné sa couronne pour hochet !

Le fait n’était que trop vrai. C’était en réalité Charlot qui s’était embusqué comme un brigand dans le bois de Montlhéry, et qui avait voulu tuer Huon et son frère pour leur voler leur duché. Afin de mieux garder l’incognito. Charlot avait pris le nom de Thiéry des Ardennes. Mais le coup n’avait pas réussi ; la trahison s’était retournée contre le traître ; et, au lieu de gagner une province, ce prince de grands chemins avait perdu la vie.

Le désespoir de Charlemagne n’en fut pas moins grand. Furieux, il voulait courir dans la chambre de Huon et l’occire immédiatement. Mais le sage duc de Bavière le retint, et parvint à lui faire comprendre que Huon, étant duc de Guyenne, était pair de France, et qu’étant pair de France, il ne pouvait être jugé et condamné que par la cour des pairs assemblés.

La cour remit la sentence au jugement de Dieu. Un ami de Charlot, le comte Amaury de Hautefeuille, affirmait que Huon avait tué le prince sans que celui-ci l’eût provoqué, et se disait prêt à soutenir sa déclaration les armes à la main. Les gantelets furent échangés, et le combat judiciaire eut lieu. Dieu se prononça en faveur de l’innocent, et Huon trancha d’un coup d’épée la tête d’Amaury. — Charlemagne n’était nullement satisfait de cette décision ; il prétendit que le coup d’épée ne prouvait rien, que le Seigneur Dieu pouvait s’être trompé, et que, parce que Huon avait occis loyalement Amaury, ce n’était pas une raison pour qu’il n’eût pas occis traîtreusement Charlot. Cependant, à la prière des pairs, l’empereur consentit à accepter l’hommage du duc de Guyenne et à lui pardonner la mort de son fils. Mais il y mit des conditions : « Je reçois ton hommage, dit-il à Huon, et je te pardonne la mort de mon Charlot, mais je t’ordonne de partir sur-le-champ pour aller chez l’amiral sarrasin Gaudisse. Tu te présenteras au moment où il sera à table ; tu couperas la tête du plus grand seigneur que tu trouveras assis le plus près de lui ; tu baiseras trois fois à la bouche, en signe de fiançailles, sa fille unique Esclarmonde, qui est la plus belle pucelle du monde, et tu exigeras en mon nom de l’amiral, entre autres dons et tributs, une poignée de sa barbe blanche, et quatre de ses grosses dents mâchelières. »

Toutes terribles qu’elles sont, le jeune duc accepte ces conditions. Il laisse la régence de son duché à sa mère, la princesse Alix, sœur du pape, et se met en route. D’abord, il se rend à Rome pour prendre en passant la bénédiction du Saint-Père, puis s’embarque pour la Palestine. Après avoir visité les saints lieux, il se décide enfin à gagner les États de l’amiral Gaudisse. Mais il se trompe de route, et, comme il ne sait pas un mot de syriaque, le voilà perdu. Heureusement, le pape prie pour lui, et ce n’est pas en vain. Après avoir erré trois jours dans une forêt, il rencontre un homme de haute taille et aux cheveux déjà gris. Cet homme, reconnaissant un chevalier chrétien à la manière dont Huon est armé, arrive à lui et l’interpelle. Ô miracle ! il parle la même langue que Huon, la plus pure langue d’Oc ! Qui est-il donc ? Il s’appelle Gérasme ; il est le propre frère du maire de Bordeaux ! Il a été fait prisonnier dans la bataille même où son cher maître, feu le duc Sévin de Guyenne, a été tué ! Il s’est échappé de prison, et il vit depuis trois ans dans la forêt ! — De son côté, Huon s’est fait vite connaître du bon vassal, qui ne fait que baiser les mains de son jeune seigneur. — Désormais, ils ne se quitteront plus. Gérasme, qui sait le sarrasin et qui possède à fond sa carte d’Asie, s’offre à conduire Huon dans les États de l’amiral Gaudisse. Mais c’est un voyage bien périlleux. Pour y parvenir, il va falloir traverser une forêt où jamais paladin n’a osé pénétrer et où les hommes risquent fort d’être métamorphosés en bêtes. Mais qu’importe à Huon ? Il entre intrépidement dans le vilain bois, et Gérasme a grand’peine à le suivre, malgré l’excellent galop d’un cheval arabe qu’il vient de prendre à un bandit sarrasin.

Après quelques minutes, nos deux chevaliers arrivent à une étoile à laquelle aboutissent un certain nombre d’allées à perte de vue. À l’extrémité d’une de ces avenues, est un palais éblouissant qui semble se confondre avec les rayons du soleil levant, et dont ils peuvent à peine regarder fixement le toit d’or, tout constellé de girouettes de diamant. Leur surprise augmente, quand ils voient sortir par la grande porte de ce palais un carrosse d’une légèreté extraordinaire qui semble venir au-devant d’eux. Bientôt Huon peut y distinguer un personnage dont il fait remarquer à Gérasme le manteau chargé de pierreries. Ce personnage est si petit qu’on le prendrait pour un bambin de quatre ou cinq ans. — Séduit par sa beauté et par la douceur de son regard, Huon veut attendre le nouveau-venu et lier conversation avec lui. Mais Gérasme est pris d’une peur effroyable. Il saisit par la bride le destrier de Huon, et, frappant sur le sien à grands coups de houssine, il force le duc à rebrousser chemin. Le carrosse semble redoubler de vitesse pour rattraper les deux fugitifs. Déjà Huon entend une voix enfantine qui lui crie : « Approche et écoute-moi, duc Huon, c’est en vain que tu me fuis. » Gérasme galope de plus belle, entraînant son maître avec lui. Un orage épouvantable éclate. La forêt se remplit d’éclairs. Tout en courant, nos cavaliers arrivent enfin en vue d’un monastère de cordeliers et de sœurs clairettes. Gérasme alors se croit sauvé. Il est impossible, pense-t-il, que ce personnage, évidemment diabolique, ose les poursuivre dans une enceinte aussi sacrée. Il met pied à terre et force Huon à en faire autant. Justement il y avait procession générale. Gérasme se faufile donc au milieu des bannières, bien sûr d’être là à l’abri de son persécuteur. Mais, ô sacrilége ! le personnage du carrosse vient de pénétrer dans le sanctuaire, et le voilà, pour comble d’audace, qui se met à jouer du cor. À peine la première note a-t-elle retenti, que tous les assistants se trémoussent d’une façon extraordinaire. Tous les moines et toutes les nonnes se mettent à gambader avec un entrain furibond ; et le bon Gérasme lui-même, empoignant une vieille religieuse, l’entraîne sur la pelouse dans le pas de deux le plus échevelé. Seul, au milieu de ce bal improvisé, Huon de Bordeaux est resté impassible. Alors, le nain s’approche de lui, et lui dit de sa voix la plus douce : Duc de Guyenne, je te conjure, par le Dieu qui créa le ciel et la terre, de me parler. — Qui que vous soyez, seigneur, répond le duc, je suis prêt à vous écouter. — Huon, mon ami, poursuit le nain, j’aimai toujours ta race et tu m’es cher depuis ta naissance ; l’état de grâce où tu étois en entrant dans mon bois te mettroit à couvert de tout enchantement, quand même je ne te voudrois pas autant de bien. Si ces moines, ces nonnains et mesme ton ami Gérasme avaient une conscience aussi pure que la tienne, mon cor ne les feroit pas danser ; mais quel est le moine ou la nonnain qui puisse sans cesse se défendre d’écouter la voix du tentateur ? Et Gérasme, dans le désert, a souvent douté du pouvoir de la Providence. Cependant la danse continuait toujours, et les couples, s’embarrassant dans leurs longues robes, faisaient les plus étranges culbutes sur la pelouse. Enfin, Huon intercéda pour eux, et le nain consentit à suspendre le charme. Aussitôt, tous s’arrêtèrent ; les frères rajustèrent leur froc, les sœurs leur robe, et chacun rentra dans sa cellule. Gérasme, après le galop qu’il venait de subir, ne demandait pas mieux que d’être sage. Il se réconcilia avec le nain. Celui-ci l’invita à s’asseoir à côté de Huon, et, pour lui prouver qu’il l’avait méconnu, il voulut bien lui dire qui il était.

Il raconta donc qu’un jour, à l’époque des guerres civiles de Rome, Julius César, étant sur la mer, aperçut une île que personne ne pouvait voir, et qu’il voulut y aborder, malgré les représentations des chevaliers romains qui l’accompagnaient sur le vaisseau. Il ordonna donc de jeter l’ancre et de mettre une chaloupe à l’eau, puis se fit conduire vers la rive de cette île invisible. À peine eut-il mis le pied sur la plage, que la fée Gloriande se présenta à lui et lui déclara qu’ayant eu envie de devenir mère, elle avait cru devoir choisir le futur vainqueur de Pharsale pour accomplir en elle cette métamorphose. Enchanté de la prophétie, César ne demanda pas mieux ; il resta toute une nuit avec la belle fée, et ne regagna son vaisseau que tard dans la matinée. Neuf mois après cette visite, Gloriande mettait au monde un fils. Elle le doua d’une beauté égale à la sienne et d’une puissance qu’il ne pouvait exercer, comme elle, que pour punir le vice et récompenser la vertu. Malheureusement, Gloriande avait une sœur qui était fort jalouse d’elle, et le nouveau-né n’était pas plus tôt dans son berceau que la méchante tante, le touchant de sa baguette, le condamna à ne plus grandir dès l’âge de quatre ans, à être hideux pendant trente, et à ne reprendre son pouvoir et sa beauté native qu’après avoir passé ces trente ans dans la servitude. Le sinistre charme s’accomplit. Dès l’âge de quatre ans, l’enfant de Gloriande et de Julius César devint affreux, mais si affreux qu’on n’aurait pu trouver, dans aucune cour d’Allemagne, un nabot aussi contrefait ! Ce fut alors que, pour cacher sa naissance illustre, il prit le pseudonyme de Tronc le Nain, et c’est sous ce nom qu’il servit Isaïe le Triste. Après l’avoir servi trente ans, il reprit sa première forme, qu’il a, depuis, gardée toujours. — Ce fils de Gloriande et de Julius César, ajouta le nain en terminant son récit, c’est celui qui vous parle, c’est moi.

On devine avec quelle surprise Huon et Gérasme écoutaient ce marmouset de huit cents ans. Tous deux, ayant fait leurs humanités, connaissaient parfaitement l’histoire des chevaliers de la Table Ronde ; ils savaient donc que le personnage qui avait pris jadis le nom de Tronc le Nain n’était autre que le fameux roi de féerie, Obéron.

C’était Obéron qu’ils avaient devant eux ! Obéron, le sauveur d’Isaïe le Triste ! Obéron, le protecteur d’Ogier le Danois ! Aussi, quels grands yeux ils ouvrirent !

Huon de Bordeaux n’eut pas besoin de raconter au roi ses aventures : Obéron les savait déjà. Il ne dissimula pas au jeune duc les difficultés qu’il aurait à surmonter pour remplir la mission que Charlemagne lui avait imposée ; mais, en même temps, il lui promit sa protection, et, pour premiers gages de sa faveur, il lui fit cadeau d’un gobelet et de son cor d’ivoire. Le gobelet était une timbale magique, qui avait la propriété de se remplir de vin chaque fois qu’un honnête homme le prenait. Quant au cor, il devait être d’une double utilité : Huon n’avait qu’à en tirer la note la plus douce pour faire danser tous ceux dont l’âme n’était pas pure devant Dieu, et il n’avait qu’à y souffler de toute sa force, dans un danger pressant, pour voir accourir à son secours Obéron et son armée féerique.

Le jeune duc accepte ces deux cadeaux avec une profonde reconnaissance. — Il fait au roi de féerie les adieux les plus touchants, et, suivi du fidèle Gérasme, se remet en route pour gagner les États de l’amiral Gaudisse. — Il passe par la cité sarrasine de Tourmont, dont il extermine le soudan, traverse l’empire du géant Angoulafre, qu’il pourfend dans un combat fort singulier, confie à Gérasme le gouvernement de cet empire, et, enfin, porté par un lutin pur sang qu’Obéron lui envoie, arrive dans les faubourgs de cette fameuse Babylone, où règne l’amiral Gaudisse. Le moment est enfin venu pour Huon d’exécuter les ordres de Charlemagne. Il s’agit, comme on s’en souvient, d’entrer chez l’amiral au moment de son dîner, puis d’égorger le plus grand seigneur assis près de lui, puis de baiser trois fois sur la bouche sa fille Esclarmonde, et, enfin, de lui arracher à lui-même, comme tribut, un certain nombre de poils et quatre dents mâchelières.

Huon attendit donc patiemment l’heure où l’amiral devait se mettre à table, et se dirigea vers le palais, armé de son épée, de sa lance, du cor et du gobelet d’Obéron, et de l’anneau d’or de ce terrible géant Angoulafre, dont l’amiral était vassal. La difficulté pour Huon était de s’introduire dans le palais, dont l’entrée n’était permise qu’à de bons Sarrasins. Cependant, il n’hésita pas et franchit la grande porte, en déclarant aux gardes qu’il croyait en Mahom. Mais il se doutait peu des conséquences terribles que devait avoir ce mensonge.

Il pénètre ainsi jusqu’à la salle à manger. L’amiral Gaudisse donnait, ce soir-là, un grand dîner à quelques soudans de ses amis, il avait à sa droite le roi d’Hyrcanie et à sa gauche sa fille Esclarmonde, qui était, comme on sait, la plus belle pucelle de la terre. Huon, pensant avec raison que le plus grand seigneur de la société devait être à la droite de l’amiral, s’élance incontinent sur le roi d’Hyrcanie et lui tranche la tête. Gaudisse, tout éclaboussé par le sang et la cervelle de son voisin, se lève furieux et ordonne d’arrêter le misérable qui a osé… Huon l’interrompt, en exhibant la bague d’Angoulafre : Respecte l’anneau de ton suzerain, dit-il à l’amiral. Coup de théâtre. Gaudisse, qui ignore la mort du géant son maître, se courbe respectueusement devant le sceau d’Angoulafre. Huon en profite pour prendre Esclarmonde par la taille, et pour lui appliquer sur les lèvres trois gros baisers. Au premier baiser, Esclarmonde était pâle ; au second, elle était rose ; au troisième, elle était rouge. Les fiançailles étaient consommées.

Il ne restait plus à Huon qu’à accomplir la dernière condition imposée par Charlemagne, mais celle-là était la plus difficile. Malgré toute la complaisance que l’amiral avait montrée jusque-là, il fit quelques difficultés pour se laisser extirper sa barbe et ses quatre grosses dents mâchelières. — « Chrétien ! dit-il d’un ton suppliant, je te conjure, par le crucifié que ton âme adore, de me dire la vérité. Je te conjure de me dire ce que fait à présent mon seigneur Angoulafre’ et par quel hasard tu parais ici avec son anneau ? » À cette question, Huon répondit tout simplement qu’il avait pourfendu en duel le géant, et qu’il s’était emparé de sa bague après l’avoir occis.

L’amiral Gaudisse, qui ouvrait déjà la bouche pour se laisser arracher ses quatre dents, la referma aussitôt avec emportement. Il n’eût consenti à cette extraction désagréable que pour ne pas encourir la colère du terrible géant. Mais maintenant qu’il savait le géant mort, il n’avait plus peur de rien. Il se tourna donc vers ses gardes, et leur ordonna avec autorité d’arrêter ce scélérat, qui venait d’égorger son hôte et de baiser sa fille. À l’instant même, les satellites de l’amiral se précipitent sur l’intrus. Huon n’a que le temps de sauter sur un rétable de marbre ; c’est de là qu’il soutient une lutte inégale contre cette soldatesque qui se renouvelle continuellement. À peine a-t-il fait voler une tête qu’une autre la remplace. Huon n’a qu’un bras, et l’ennemi en a dix mille. Bientôt, épuisé, défaillant, Huon n’a plus qu’une ressource, c’est d’appeler Obéron à son aide. Il embouche le cor, et il souffle la fanfare la plus désespérée. Hélas ! personne ne paraît. Obéron a bien entendu l’appel, mais il ne peut y répondre, car le mensonge que Huon a commis pour entrer dans le palais interdit au roi des fées de le secourir. Ne pouvant plus se défendre, Huon est fait prisonnier, garrotté et plongé dans un cachot, où l’amiral Gaudisse le condamne à mourir de faim.

Mais le petit Cupidon est moins scrupuleux que le petit Obéron. L’amour protége le pécheur que la féerie abandonne. Esclarmonde, que Huon a séduite, séduit le geôlier de Huon, et, en cachette, porte des vivres à son bien-aimé. Grâce aux soins de la princesse, le prisonnier, que Gaudisse croit mort, se porte parfaitement. Il n’attend plus qu’une occasion pour s’évader : un événement extraordinaire la lui fournit. Cet événement n’est ni plus ni moins que l’arrivée du géant Agrapard, souverain de Nubie, lequel vient d’envahir les États de l’amiral Gaudisse pour le soumettre à un énorme tribut. Ce géant est encore plus terrible que son frère, feu Angoulafre. On voit d’ici l’épouvante de Gaudisse. Combien il regrette alors d’avoir fait mourir ce bon chrétien qui avait vaincu Angoulafre ! lui seul pouvait triompher d’Agrapard ! Plût à Mahom qu’il fût vivant ! Esclarmonde profite du moment pour révéler à son père que Huon n’est pas mort. Bien plus, le captif s’offre, s’il est délivré, à mettre à la raison le redoutable Agrapard. Gaudisse accepte avec enthousiasme. Il rend à Huon ses armes, son gobelet et son cor d’ivoire. Celui-ci relève le gant qu’a jeté Agrapard, et le combat a lieu. Il va sans dire que Huon est vainqueur. Agrapard se rend à merci et lui remet son épée. Huon offre galamment ce glaive à l’amiral et lui demande, pour prix de son triomphe, de lui octroyer une faveur. L’amiral l’accorde d’avance. Eh bien, la grâce que Huon implore du père de son Esclarmonde, c’est de jeter le turban aux orties et de se faire chrétien. À cette proposition, Gaudisse entre en fureur. Lui, abjurer Mahom ! lui, se séparer de son turban ! il aimerait mieux se défaire de toutes ses dents et de tous les poils de sa barbe ! Il accable Huon d’injures, le traité de mécréant, et ordonne à ses gardes de l’arrêter, pour le replonger dans les cachots. Mais, au moment où la soldatesque va mettre la main sur lui, Huon prend son cor et en extrait une si formidable fanfare, que tout le royaume de féerie en retentit. Obéron entend l’appel de son protégé. Cette fois, il n’a plus de rancune : il regarde le mensonge de Huon comme suffisamment expié par sa longue captivité. Aussi, à peine le cor d’ivoire a-t-il frémi, que le roi de féerie accourt à la tête de son armée de sylphes et de lutins. Toute la garde sarrasine est couverte de chaînes. Une voix effrayante, qui semble sortir du ciel, somme Gaudisse de se convertir. L’amiral répond par un blasphème. Alors une main invisible lui enlève son propre cimeterre et le décapite. Aussitôt, se rappelant le vœu qu’il a fait, Huon ramasse la tête de l’amiral et en arrache une poignée de barbe et les quatre dents mâchelières. Mais comment déposer en lieu sur ces gages si importants de sa victoire ? Obéron a une idée lumineuse. C’est au fidèle Gérasme qu’il faut les confier, et pour plus de sécurité, c’est dans le corps même de Gérasme qu’il faut les insérer. Aussitôt dit, aussitôt fait. Gérasme se sent au côté droit une tumeur singulière. Le roi de féerie lui a tout bonnement mis dans le flanc la barbe et les dents de Gaudisse. Qui diable irait les chercher là ?

Ayant ainsi rempli, grâce à l’intervention d’Obéron, la mission que lui avait imposée Charlemagne, le duc de Guyenne n’avait plus qu’à quitter Babylone, et à ramener en France sa fiancée Esclarmonde. Mais il n’était pas au bout de son odyssée. Une imprudence qu’il commit le jeta dans de nouvelles épreuves. Au moment de le quitter, le vertueux Obéron lui avait bien recommandé de s’interdire toute familiarité avec Esclarmonde, avant que le Saint Père eût béni leur union. Mais, à peine embarqué, Huon avait trouvé l’interdiction fort gênante. Bah ! ne sont-ils pas unis par l’amour ? Cet Obéron est vraiment par trop rigide ! L’occasion était si favorable ! les deux cabines étaient si proches et le regard de la fiancée si tendre !… Bref, quelques heures après qu’on eut levé l’ancre, Huon avait manqué à sa promesse ; et quoique toujours aussi belle, Esclarmonde n’était pourtant, plus la plus belle pucelle du monde.

Les amants expièrent bien vite cette faute. Un orage formidable, qu’on ne peut comparer qu’à la tempête soulevée par Prospero, éclata. Le vaisseau fut brisé contre les écueils d’une île déserte, qui est évidemment du même archipel que celle que Shakespeare découvrit plus tard. Les lames engloutirent le cor et le gobelet magique que Huon avait reçus d’Obéron ; et, de même que Ferdinand, le prince de Guyenne fut obligé de se jeter à la nage ; mais, plus heureux que lui, il aborda sur la plage tenant dans les bras sa Miranda. L’espace me manque pour vous raconter en détail toutes les péripéties qui suivirent. Des corsaires, plus féroces que Caliban, enlevèrent Esclarmonde, qui, placée dans le sérail d’un certain amiral d’Anfalerne, eut toutes les peines imaginables à défendre sa vertu contre les tentations de cet homme jaune. Quant à Huon, déposé nu sur un rivage ignoré, il fut réduit à devenir valet d’un ménétrier et à porter une malle aussi lourde que les bûches de Ferdinand. Heureusement, le talent qu’il avait aux échecs le fit distinguer de l’amiral Yvoirin, oncle d’Esclarmonde, qui finit par le prendre pour champion dans sa querelle avec l’amiral Galafre, ravisseur de ladite Esclarmonde. Armée d’une vieille épée rouillée, dont personne n’avait voulu, et qui se trouvait être une des sœurs de Durandal et de Courtain, Huon commença par pourfendre le propre neveu de Galafre, et attendit de pied ferme le second adversaire qui lui fut opposé dans le champ-clos. Mais à peine ce second combat était-il commencé que Huon vit son ennemi tomber, sans que pourtant il l’eût blessé. Étonné de ce succès trop facile, Huon s’avance vers le vaincu, relève la visière de son casque, et qui reconnaît-il ?… Gérasme ! le bon, le fidèle Gérasme ! Gérasme qui, séparé de son maître par la tempête, avait gagné la côte d’Anfalerne, et qui s’était habilement insinué dans la confiance de Galafre ! À peine les deux amis se sont-ils reconnus, qu’ils se redressent, mettent l’épée à la main, et, appelant à eux une douzaine de chevaliers chrétiens que Gérasme a ramenés de Palestine, courent sus aux Sarrasins, tombent à la fois sur l’armée d’Yvoirin et sur l’armée de Galafre, les taillent en pièces, et rentrent triomphants dans Anfalerne. Esclarmonde est délivrée, Huon la presse dans ses bras et l’emmène immédiatement à bord d’un navire où Gérasme et ses douze chevaliers s’embarquent après lui. Et vogue la galère !

Enfin, après avoir abordé en Italie et s’être arrêté à Rome pour recevoir des mains du pape le sacrement de rigueur, l’illustre couple arrive en France.

Bien des événements s’étaient passés dans la Guyenne depuis que Huon l’avait quittée. Sa mère, la princesse Alix, était morte, et son frère Girard lui avait succédé à la régence. Girard, qui n’était jadis qu’un enfant espiègle, était devenu un méchant homme. Le retour subit du duc légitime de Guyenne le déconcerta vivement, si vivement que, comme l’Antonio de La Tempête, il résolut de se défaire de son frère aîné. — Pour y réussir, il s’embusque, avec une bande de brigands, dans un bois que le duc et la duchesse doivent traverser en se rendant à Bordeaux, et, au moment venu, il fond sur la petite escorte, massacre les douze chevaliers qu’il jette dans le Rhône, renverse Gérasme, le garrotte, ainsi que Huon et Esclarmonde, et les fait tous trois jeter dans une prison de Bordeaux. Ce bel exploit terminé, Girard se rend au plus vite à Paris, auprès de Charlemagne, pour lui raconter l’histoire à sa façon. À l’en croire, Huon n’est qu’un scélérat qui, sans avoir accompli la mission dont il était chargé, n’est revenu en Guyenne que pour la soulever contre l’empereur. Charlemagne, prévenu contre Huon qu’il regarde comme le meurtrier de son Charlot, n’hésite pas à croire le récit de Girard, que confirme, d’ailleurs, la déposition édifiante de deux bons moines. L’empereur, voulant donner au procès toute la solennité désirable, se rend en personne à Bordeaux pour y tenir ses assises. Huon, Esclarmonde et Gérasme comparaissent devant la cour des pairs, pour répondre à l’accusation capitale. Le moment étant venu de prononcer l’arrêt, la moitié des jurés, entraînés par le sage duc de Bavière, se prononcent pour l’acquittement des trois prévenus. Mais Charlemagne décide la condamnation par son vote. Huon et Gérasme doivent être empalés, et la belle Esclarmonde brûlée vive. Les fourches et le bûcher sont dressés sous les fenêtres mêmes du palais où réside l’empereur. Charlemagne a invité les pairs à un dîner solennel, dont ces trois supplices doivent être le dessert : Huon, Esclarmonde et Gérasme se préparent à mourir. Soudain tous les yeux se portent au fond de la vaste salle à manger. Une table, chargée de cinq couverts et portant un cor d’ivoire et un gobelet, a surgi, sur une estrade, derrière le fauteuil de l’empereur, qu’elle domine de deux pieds. Au même instant, des milliers de fanfares se font entendre. La grande porte s’ouvre, et l’on voit entrer d’un pas majestueux le roi de féerie, Obéron, constellé de pierreries et couronné de rayons. Il passe à côté de Charlemagne sans même se détourner, et se dirige vers la table nouvellement dressée. D’un signe, il invite Huon, Esclarmonde, Gérasme et le duc de Bavière à s’asseoir à côté de lui, et présente à ses quatre convives le gobelet, qui se remplit pour eux de la plus exquise liqueur ; en suite, il le fait passer à Charlemagne. Dès que l’empereur y a mis la main, le gobelet se vide. Alors Obéron, apostrophant Charlemagne d’une voix tonnante, lui reproche l’injustice dont il vient de se rendre coupable et le menace de révéler au monde tous les crimes dont sa conscience est chargée. — L’empereur, humilié, se tait ; le représentant de la justice humaine se courbe sous l’arrêt de la justice supérieure. Girard, tremblant devant cet être formidable qui lit dans les âmes, avoue sa félonie. Sur l’ordre d’Obéron, la potence étend son bras pour étrangler le fratricide et les deux moines. C’est en vain que Huon intercède pour son frère ; le roi de féerie est inflexible. Il faut que la sentence retournée reçoive son exécution ; il faut que les condamnés soient acquittés et que les absous soient condamnés. À Girard, la corde ; à Huon, le trône légitime de Guyenne et l’amour, bien légitime aussi, d’Esclarmonde. Le roman finit comme la comédie ; et Obéron ne retourne dans son royaume, avec son cortége de sylphes, qu’après avoir accordé aux nouveaux époux sa prestigieuse bénédiction.

(7) Toute l’Angleterre souffrit, en 1593 et en 1594, de ce trouble des saisons, que Shakespeare attribue ici aux querelles de Titania et d’Obéron, et que les prédicateurs, plus orthodoxes, expliquèrent par la colère de Dieu. Dans les Annales de Strype, on trouve l’extrait suivant d’un sermon prêché à York par le révérend J. King : « Souvenez-vous que le printemps a été très-désagréable, à cause des pluies abondantes qui sont tombées. Notre juillet a été comme un février, notre juin comme un avril ; si bien que l’air en dut être infecté. » Plus loin, après avoir parlé des trois années de disette qui viennent de s’écouler, le docteur ajoute : « C’est le Seigneur qui nous menace par ces temps hors de saison et ces tempêtes de pluie. Le cours des saisons est tout à fait interverti. Nos années sont sens dessus dessous ; nos étés ne sont pas des étés, nos récoltes ne sont pas des récoltes ; nos jours de semailles ne sont plus des jours de semailles. »

La coïncidence qui existe entre ces paroles et la description faite par Titania a paru frappante à tous les commentateurs. Et Malone n’a pas hésité, en conséquence, à fixer à l’année 1594 la première représentation du Songe d’une Nuit d’été.

(8) Une mystérieuse légende est attachée à ces paroles d’Obéron. Dans le récit fort intéressant que le chroniqueur Laneham nous a laissé des fêtes offertes à Élisabeth par Leicester au château de Kenilworth pendant le mois de juillet 1575, il est fait mention d’une pièce mythologique qui fut représentée devant la reine sur l’étang que dominait alors le château. « Triton, sous les traits d’une sirène, » et « Arion, assis sur le dos d’un dauphin, » figurèrent dans cet intermède et chantèrent, en l’honneur de la royale visiteuse, une chanson composée par Leicester lui-même, et que Laneham trouve « incomparablement mélodieuse » (incomparably melodious). Élisabeth sut grand gré à son hôte de ce compliment poétique ; elle redoubla d’attentions et de prévenances envers lui, et accepta, dans le château du comte, une hospitalité de dix-huit jours. Cette faveur parut si grande, que toute la cour crut que la reine allait faire passer Leicester de la main gauche à la main droite et changer l’amant en mari. Ce qui confirma cette croyance, ce fut la rupture, alors décidée, des négociations pendantes pour le mariage de la reine avec le duc d’Alençon, frère du roi de France. — En même temps que ces bruits couraient, certains seigneurs, mieux informés que les autres, parlaient à mots couverts d’une intrigue que le tout-puissant favori avait, à ce moment-là même, avec une grande dame, la comtesse d’Essex. Un de ces seigneurs, plus audacieux que les autres, et qui, quoique vassal du comte, avait refusé de porter sa livrée, eut le courage de parler tout haut des relations adultères qu’il avait surprises, affirmait-il, entre Robert de Leicester et Lettice d’Essex. Ce gentilhomme portait le même nom que la mère de Shakespeare : il s’appelait Édouard Arden. Leicester se vengea plus tard de ses propos en le faisant pendre sous prétexte de conspiration catholique. Mais la dénonciation avait porté coup : la reine apprit l’infidélité de son amant, et renonça à l’idée de l’épouser. Le mariage d’Élisabeth et de Leicester, que toute la cour croyait certain, fut à jamais rompu, et à sa place eut lieu une autre union que nul ne soupçonnait, — le mariage de Leicester et de lady Essex. En effet, au moment où se donnaient les fêtes de Kenilworth, lord Essex existait encore. Mais quelque temps après, il était mort, empoisonné mystérieusement, et lady Essex, devenue veuve, devint lady Leicester.

S’il faut en croire une tradition séculaire, le récit qu’Obéron fait à Puck se rapporterait à ces événements. La sirène portée sur le dos d’un dauphin, que le roi des fées avait entendue, du haut d’un promontoire, proférer un chant si doux et si harmonieux, ne serait autre que la sirène dont parle Laneham, et qui, sur le lac de Kenilworth, chanta les vers dédiés par Leicester à Élisabeth. Le trait lancé par Cupidon sur la belle vestale qui trône à l’occident figurerait les hommages passionnés adressés par le favori à la fille de Henry VIII. Le même trait enflammé s’éteignant dans les chastes rayons de la lune humide symboliserait l’échec de Leicester et la résistance de la reine. L’impériale prêtresse passant, pure d’amour, dans sa virginale rêverie, ce serait Élisabeth elle-même, décidée pour toujours à être appelée par son peuple la Reine vierge. Enfin, la flèche de Cupidon allant frapper une petite fleur, jusque-là blanche comme le lait, mais désormais empourprée par la blessure de l’amour, serait une allusion aux faiblesses qu’avait eues pour Leicester la noble comtesse d’Essex, restée pure jusque-là, mais désormais souillée par une passion criminelle.

Ce qui augmente la vraisemblance de ces conjectures, c’est que Shakespeare a fait, dans la même pièce, d’autres allusions aux fêtes de Kenilworth. La grotesque comédie de Pyrame et Thisbé est évidemment une parodie de la représentation burlesque donnée dans ce château par la troupe de Coventry. Cette troupe était composée d’artisans et ressemblait, à s’y méprendre, à la compagnie dont Bottom est le chef : bande de paillasses, artisans grossiers, qui travaillent pour du pain dans les boutiques d’Athènes. Le capitaine Cox, ce fameux maçon dont Laneham vante tant le savoir, et qui faisait répéter les comédiens de Coventry, a plus d’un rapport avec Bottom le tisserand. Quand Thésée, prêchant l’indulgence à Hippolyte, lui parle du trouble qui saisissait ceux qui, dans ses voyages, venaient lui adresser leurs compliments, quand il nous peint ces rustiques orateurs frissonnant, pâlissant, et s’arrêtant tout court au milieu d’une phrase, il nous raconte un incident du voyage d’Élisabeth à Kenilworth, où l’on vit une des divinités, chargées de féliciter la reine à son arrivée, rester court au beau milieu de sa harangue de bienvenue.

Les fêtes de Kenilworth ont laissé dans l’esprit de Shakespeare une impression si durable, qu’il est permis de croire que le poëte en fut, dans son enfance, le témoin oculaire. William avait onze ans alors, et Kenilworth n’est qu’à quelques lieues de Stratford-sur-Avon. Sans supposer, comme le fait Tieck, que Shakespeare ait joué le rôle d’Écho dans la pastorale du lac, sans supposer non plus, comme le fait Walter Scott par un anachronisme singulier, qu’Élisabeth ait salué le poëte en lui citant un de ses vers, on peut croire que les fêtes, qui attirèrent toute l’Angleterre à Kenilworth, y attirèrent également maître John Shakespeare, petit bourgeois de Stratford, et que le petit William y accompagna son père. Heureux l’enfant, s’il connaissait quelque valet de cuisine ou d’écurie qui pût l’introduire dans cette noble demeure, et s’il a pu, juché sur quelque humble épaule, apercevoir de loin, derrière la haie des gardes, au milieu du cortége de ses vassaux, la dédaigneuse reine entrant sous la grande porte du château !

(9) La reine des fées était connue de l’Angleterre shakespearienne sous deux noms différents : Titania et Mab. Titania est un nom d’origine latine que la reine paraît avoir hérité de Diane, car Ovide appelle souvent ainsi cette déesse. Il est certain que, dans la religion populaire du Moyen Âge, la reine des fées avait succédé à la déesse antique, et le roi Jacques Ier nous le dit lui-même dans sa Démonologie : « L’esprit que les gentils appelaient Diane, et sa cour errante, s’appelle parmi nous la Fée (That sprite guhilk by the gentiles was called Diana, and her vandering court, is amongst us called the Phairie). Mab est un nom d’origine septentrionale, et il est infiniment probable qu’avant la Renaissance, qui confondit la mythologie et la féerie, la reine des fées était toujours ainsi désignée. C’est sous ce nom que Shakespeare nous la présente dans le célèbre récit de Mercutio, à la scène iv de Roméo et Juliette.

(10) Ces paroles de Bottom sont une nouvelle allusion à un incident des fameuses fêtes de Kenilworth. Dans un manuscrit de Nicolas Lestrange, publié par la société Cambden, on lit l’anecdote curieuse que voici : « Un spectacle sur l’eau fut offert à Élisabeth ; parmi ceux qui y figurèrent était Harry Coldingham, chargé de représenter Arion sur le dos d’un dauphin. Au moment de jouer, il trouva que sa voix était très-enrouée et fort désagréable : alors il déchira son costume, jura qu’il n’était pas Arion, mais bien l’honnête Harry Goldingham ; et cette brusque révélation plut beaucoup plus à la reine que s’il avait continué son rôle jusqu’au bout. »

(11) C’était une opération magique fort ancienne que de transformer une tête d’homme en tête d’âne. Albert le Grand indique lui-même le moyen dans ses Secrets : Si vis quod caput hominis assimiletur capiti asini, sume de semine aselli, et unge hominem in capite et sic apparebit. Autrement dit : « Si tu veux qu’une tête d’homme soit assimilée à une tête d’âne, prends de la semence d’ânon, frottes-en l’homme à la tête, et il apparaîtra sous la forme voulue. » Reginald Scot, dans ses Révélations sur la Sorcellerie, nous donne une recette plus détaillée : « Coupez la tête d’un cheval ou d’un âne (avant qu’ils soient morts ; autrement, la puissance du charme serait moins efficace) ; prenez un vase de terre assez large pour la contenir, et remplissez-le avec l’huile et le gras de la bête. Fermez le vase hermétiquement et enduisez le couvercle de glaise. Faites mitonner sur un feu doux pendant trois jours consécutifs, jusqu’à ce que la chair bouillie se fonde en huile et jusqu’à ce que vous voyiez les os nus ; réduisez le poil de la peau en poudre, et mêlez cette poudre à l’huile du vase ; puis frottez de ce mélange les têtes des assistants, et ils sembleront avoir des têtes d’ânes ou de chevaux. » (Scot, Discovery of Witchcraft, chap. xix.)

Shakespeare a pu lire, dans la biographie du célèbre sorcier Faust, avec quelle facilité celui-ci pratiquait cette métamorphose sur ses amis : « Les convives s’étant attablés et ayant bien mangé et bien bu, le docteur Faust lit que chacun d’eux eut une tête d’âne, avec de larges et longues oreilles. Tous se mirent à danser dans cet état, pour passer le temps jusqu’à minuit. Après quoi ils s’en allèrent, et, aussitôt qu’ils furent hors de la maison, ils reprirent chacun leur forme naturelle et revinrent tranquillement se coucher. (Histoire de la vie damnable et de la mort méritée du docteur Jean Faust, chap, xiii.)

(12) Ho ! ho ! ho ! — C’est par ce cri, on l’a vu déjà, que Puck trahissait sa présence. De là ce proverbe encore aujourd’hui usité dans le comté de Norfolk : Rire comme Robin Goodfellow.

(13) Thésée a toujours été représenté comme un grand chasseur par les traditions du Moyen Âge. C’est ainsi que le peint Chaucer dans son beau Conte du Chevalier.

He for to hunten is so desirous,
And namely at the grete hart in may,
That in his bed ther dawelh him no day
That he n’is clad, and redy for too ride
With hunte and horne and houndes him beside.
For in his hunting hath he swiche delite,
That a is all his joye and appetite
To ben himself the grete hartes bane,
For after Mars he serveth now Diane.


Il est si désireux de chasser,
Surtout le grand cerf en mai,
Que jamais le jour ne le surprend dans son lit.
Déjà il est vêtu et prêt à chevaucher,
Au son du cor, suivi d’une meute de limiers.
À la chasse il trouve de telles délices,
Que c’est toute sa joie et tout son appétit
D’être lui-même le fléau des grands cerfs,
Car, après Mars, c’est Diane qu’il sert !

(14) C’était jadis une opinion universelle qu’on pouvait apercevoir distinctement dans la lune un homme suivi d’un chien et portant un fagot sur ses épaules. Les savants d’alors ne mettaient pas cette opinion en doute ; ils se divisaient seulement sur la question de savoir qui était cet homme. Selon certains théologiens, l’être qu’on voyait dans la lune n’était autre que le bon Isaac, portant sur son dos le fagot qui devait servir à son propre sacrifice. Mais cette version était aisément réfutée par des clercs plus orthodoxes, qui prouvaient, le livre saint à la main, qu’Abraham et Isaac reposent dans le sein du Seigneur, comme des justes qu’ils sont. Ceux-ci prétendaient que le personnage dont il s’agit était le pécheur dont il est parlé dans le livre des Nombres (chap. xv, v. 32), et qui fut surpris ramassant du bois le jour du Sabbat, malgré l’ordonnance divine qui enjoint de se reposer le septième jour. Cette croyance paraît être devenue populaire en Angleterre, car on la retrouve mentionnée dans un vieux poëme du quatorzième siècle, attribué à Chaucer et intitulé le Testament de Cressida :

Next after him came lady Cynthia,
The laste of al, and swiftest in her sphere,
Of colour blake buskid with hornis twa,
And in the night she listith best t’appere,
Hawe as the lead of colour nothing clere,
For al the light she borowed at her brother
Titan, for of herselfe she hath non other.
Her gite was gray and ful of spottis blake
And on her brest a chorle painted ful even,
Bering a bush of thornis on his bake,
Which for his theft might clime no ner the heven.


Après lui venait dame Cynthia,
La dernière de toutes et la plus prompte en sa sphère,
Chaussée de noir et portant deux cornes.
C’est dans la nuit qu’elle aime le mieux paraître,
Terne comme le plomb aux couleurs sombres,
Car elle emprunte toute sa clarté à son frère
Titan, n’en ayant pas d’autre par elle-même.
Son teint était gris et plein de taches noires,
Et sur sa poitrine était peint en pied,
Portant un fagot d’épines sur son dos,
Le paysan qui, pour son larcin, ne montera pas au ciel.

D’après une autre légende plus terrible, l’être que les générations passées voyaient dans l’astre nocturne n’était autre que Caïn, chassé de la terre par la malédiction céleste et condamné, pour son crime, à devenir le Juif Errant de la lune. Cette opinion était générale en Italie, ainsi que le prouve ce verset du Dante :

« Mais viens désormais, car déjà Cain avec son fardeau d’épines occupe la limite des deux hémisphères et touche la mer sous Séville. Et déjà hier, dans la nuit, la lune était ronde, tu dois bien t’en souvenir, car elle t’a servi plus d’une fois dans la sombre forêt. » (L’Enfer, chant xx).

Malgré ces divergences nationales, tous les peuples du Moyen Âge s’accordaient à regarder la lune comme un astre sinistre et comme un satellite de malheur. Cette idée, que Fourier a reprise et développée depuis, se retrouve fréquemment dans les pièces de Shakespeare. Dans le Songe d’une Nuit d’été, le poëte nous dit que, « lorsque la lune est pâle de colère, » les rhumes abondent. Dans Othello, il nous dit que, « quand elle approche de la terre plus près que de coutume, » elle « rend les hommes fous. » Dans Antoine et Cléopâtre, il l’appelle magnifiquement « la souveraine maîtresse de la mélancolie. »

(15) Les dernières paroles, que Shakespeare met dans la bouche d’Obéron, confirment d’une manière splendide le pouvoir providentiel que la tradition populaire du Moyen Âge attribue à la race féerique. Les fées étaient alors dénoncées par l’orthodoxie chrétienne comme des créatures plus que suspectes, qui payaient à l’enfer un tribut. Shakespeare réfute ici cette calomnie, et, quand il fait parler Obéron, c’est au nom du ciel.

Un autre poëte, contemporain de Shakespeare, a consacré tout un poëme à la réhabilitation de ces esprits méconnus. Certes, s’il est un livre dont les fées doivent être fières, c’est le livre d’Edmond Spenser, intitulé : The Faerie queene. Là, en effet, elles sont présentées comme des puissances tutélaires et chevaleresques, qui redressent partout les torts et prennent partout la défense des opprimés. Spenser incarne dans ses héros féeriques ce que la morale a de plus noble et de plus pur. Quant à la reine des fées, elle est pour le poëte la plus auguste personnification. « Dans la reine des fées, dit-il à Raleigh, je désigne la Gloire. » C’eût été une bonne fortune pour la critique de pouvoir comparer la Titania de Shakespeare à la Gloriana de Spenser. Malheureusement, le livre qui était spécialement consacré à la reine des fées a été perdu. La perte est d’autant plus regrettable que ce livre, le douzième et dernier du poëme, était sans contredit le plus important de tous. Il contenait non-seulement le dénoûment, mais le nœud même de l’intrigue si compliquée et si obscure qui remplit les premiers livres. Lisez, à ce sujet, ce que Spenser écrivait à Walter Raleigh le 23 janvier 1593 :

« Le commencement de mon histoire, si elle était dite par un historien, serait le douzième livre, qui est le dernier. Là, j’imagine que la reine des fées donne sa fête annuelle de douze jours, et que, dans chacun de ces douze jours, arrive l’occasion de douze aventures distinctes qui sont entreprises par douze chevaliers et racontées dans mes douze livres. Le premier jour, voici ce qui se passe. Au commencement de la fête, se présente un jeune rustre, grand gaillard, qui se jette aux pieds de la reine des fées et lui demande pour faveur de lui confier la première aventure qui s’offrira pendant la fête. La demande étant accordée, il s’assied par terre, sa rusticité lui interdisant une meilleure place. — Aussitôt entre une belle dame en habits de deuil, montée sur un âne blanc, suivie d’un nain qui tient la lance d’un chevalier et qui mène un cheval de bataille portant une armure. Elle tombe aux genoux de la reine des fées, se plaint de ce que son père et sa mère, jadis roi et reine, sont depuis longues années retenus par un énorme dragon dans un château de bronze d’où ils ne peuvent sortir, et supplie la reine des fées de désigner quelqu’un de ses chevaliers pour les délivrer. Immédiatement, le rustre se redresse et réclame l’aventure ; et la reine, malgré sa surprise et les réclamations de la dame, finit par céder à son désir. À la fin, la dame lui dit que, s’il n’emploie pas l’armure qu’elle a apportée (c’est-à-dire l’armure du chrétien, spécifiée par saint Paul), il ne réussira pas dans son entreprise. Sur quoi le jeune homme, ayant revêtu la panoplie complète, semble le cavalier de meilleure mine et plaît beaucoup à la dame. Bientôt, admis à la chevalerie, il monte sur son étrange coursier et part avec l’inconnue pour entreprendre l’aventure. Là commence le premier livre. — Le second jour, arrive un pèlerin portant dans ses mains ensanglantées un enfant dont les parents, assure-t-il, ont été tués par une enchanteresse appelée Acrasia. Il supplie la reine de choisir quelque chevalier pour les venger ; et l’aventure est confiée à sire Guyon, qui s’éloigne avec le pèlerin. Là est le commencement et tout le sujet du second livre. — Le troisième jour, arrive un palefrenier qui se plaint, devant la reine des fées, de ce qu’un vil enchanteur, appelé Burirane, a en son pouvoir une très-belle dame appelée Amoretta, qu’il retient dans les plus affreux tourments parce qu’elle ne veut pas lui céder la jouissance de son corps. Sur quoi sire Scudamour, amant de cette dame, se charge de sa délivrance. Mais, des enchantements terribles l’ayant empêché de réussir, il finit, après de longues épreuves, par rencontrer Britomart, qui le secourt et sauve sa bien-aimée… »

Le livre de Spenser, que je regrette de ne pouvoir analyser ici, est peut-être le monument le plus caractéristique de cette époque mixte qu’on a appelée la Renaissance. La tradition du Moyen Âge s’y confond de la plus étonnante manière avec la tradition de l’Antiquité. Le poëte évoque à la fois dans son poëme les êtres de raison que la scolastique a créés, les allégories qu’a mises en vogue le Roman de la Rose, les divinités du panthéisme païen, les chevaliers des fabliaux chrétiens, les fées de la légende populaire. Il faut lire le poème pour avoir une idée de ce fantastique pêle-mêle. Spenser unit sans hésiter le dogme de l’Évangile à la morale de Platon et à la psychologie de Pythagore. Il mêle l’histoire au roman, et, ne tenant nul compte des invasions barbares, il donne pour père aux Anglais Iulus, petit-fils d’Ascagne. Pour Spenser, la race britannique n’est pas, comme le croit le vulgaire, sortie du mélange des Celtes, des Germains et des Scandinaves. Fi donc ! elle a de bien plus nobles aïeux ! Elle descend des héros d’Homère en ligne directe, et Londres est une nouvelle Troie, l’illustre Troynovant. De même, exalté par son enthousiasme pour l’Antiquité, Spenser ne veut pas que la race féerique dont il est le chantre ait son origine dans la superstition barbare. Il ne veut pas qu’elle soit sortie des forêts druidiques. La reine des fées est une trop grande dame, et Obéron est un trop grand seigneur, pour être nés sous les chênes de la Gaule et de la Germanie. Spenser est le roi d’armes de la cour invisible des esprits, et voici comment il établit leur généalogie :

« … Tout d’abord, Prométhée créa un homme, composé de différentes parties des bêtes, et ensuite vola le feu du ciel pour animer son ouvrage. Ce pour quoi Jupiter le priva lui-même de la vie et lui fit arracher par un aigle les cordes du cœur.

» L’homme ainsi fait fut appelé Elfe (Sylphe), c’est-à-dire Rapide, et fut le premier père de la race sylphe. Errant à travers le monde d’un pied lassé, il rencontra dans les jardins d’Adonis une splendide créature, qui apparut à sa pensée, non comme un être terrestre, mais comme un esprit ou un ange, auteur de la race féminine. Aussi, il l’appela la Fée (Foi), et c’est d’elle que toutes les fées descendent et tirent leur lignée.

» Du Sylphe et de la Fée, il naquit vite un peuple immense, et des rois puissants qui conquirent tout l’univers et se soumirent toutes les nations. Le premier et l’aîné qui porta ce sceptre, fut Elfin. À lui toute l’Inde obéit » et tout ce pays que les hommes appellent maintenant Amérique. Après lui, vint le noble Elfinan qui jeta les fondements de Cléopolis[3]. Mais ce fut Elfilin qui l’entoura d’un mur d’or.

» Son fils fut Elfinell qui vainquit les méchants lutins en bataille sanglante. Mais Elfant fut le plus renommé, qui construisit Panthée toute de cristal. Puis vint Elfar qui tua deux frères géants, dont l’un avait deux têtes et l’autre trois. Puis Ellinor qui fut habile en magie. Il construisit par l’art sur la mer miroitante un pont de cuivre dont le son imitait la foudre du ciel.

» Il laissa trois fils qui régnèrent successivement, et eurent leurs descendants pour légitimes successeurs. En tout, sept cents princes qui maintinrent par de puissants exploits leurs divers gouvernements. Il serait trop long et peu intéressant de rappeler ici leurs actes infinis. Pourtant ce seraient des monuments fameux et de beaux exemples de pouvoir martial et civil pour les rois et les empires.

» Après eux tous, Elficléos régna, le sage Elficléos, à la majesté grande, qui soutint puissamment ce sceptre, et par de riches dépouilles et des victoires fameuses rehaussa la couronne féerique. Il laissa deux fils. Le bel Elféron, le frère aîné, mourut avant l’âge, et le puissant Obéron remplit sa place vide, au lit nuptial et sur le trône.

» Il surpassa par la puissance et par la gloire tous ceux qui, avant lui, s’étaient assis sur le siége sacré, et aussi sa renommée est-elle restée immense. Il laissa en mourant la belle Tanaquil pour lui succéder, en vertu de sa volonté dernière. Nulle vivante à cette heure n’est plus belle et plus noble. Nulle ne l’égale en grâce, en habileté savante. Aussi appelle-t-on Gloriana cette glorieuse fleur. Puisses-tu, Gloriana, vivre en gloire et grand pouvoir[4] ! »

Telle est, selon Spenser, la Genèse de la féerie. Les fées ont une origine titanique ; Prométhée a été pour elles ce que le Dieu de la Bible est pour nous. Le premier sylphe et la première fée se sont rencontrés dans les jardins d’Adonis, comme le premier homme et la première femme dans le Paradis Terrestre. Mais qu’est-ce donc que cet Éden nouveau, découvert par le poëte ? C’est le lieu primitif qu’a entrevu Platon. C’est le jardin dont le sol est éternel et la flore infinie. C’est l’endroit mystérieux où la forme variable s’unit à la substance immuable et où, dans un hymen prestigieux, Vénus, la beauté, s’unit à Adonis, la matière.


(16) La Tempête a été imprimée pour la première fois sept ans après la mort de l’auteur, dans la grande édition in-folio que publièrent en 1623 Héminge et Condell, comédiens de la troupe de Shakespeare. Cette édition, qui ne fut tirée qu’à 250 exemplaires, contient toutes les pièces du poëte aujourd’hui reconnues pour authentiques ; elle est devenue fort rare. J’ai eu le bonheur de feuilleter à loisir un de ces exemplaires qu’un libraire de Guernesey a bien voulu mettre à ma disposition. Et, après un examen attentif, je suis arrivé à cette conclusion que les éditeurs de l’in-folio de 1623 n’ont pas eu pour l’œuvre qu’ils publiaient tout le respect qu’ils devaient avoir. L’excuse de ces deux hommes, c’est que probablement ils étaient trop occupés de leurs propres affaires pour surveiller sérieusement la publication entreprise par eux. Héminge et Condell, ainsi que je l’ai dit, étaient comédiens, et le premier cumulait avec cette profession l’état d’épicier. En supposant chez eux la meilleure volonté du monde, il est difficile de croire qu’ils aient eu tout le loisir nécessaire pour corriger convenablement les épreuves d’un volume in-folio qui ne contient pas moins de mille pages, imprimées chacune sur double colonne, épreuves composées en partie sur un texte imprimé, en partie sur un texte manuscrit. Aussi, l’édition de 1623 porte-t-elle partout les traces d’une impression hâtive. On peut voir, par exemple, que la comédie de Troylus et Cressida avait été d’abord omise et oubliée : car les éditeurs, l’ayant intercalée après coup, n’ont pas même pris le soin d’en paginer les feuillets ni de l’indiquer par son titre dans le catalogue général qui sert de table. Le texte est partout défiguré par des erreurs grossières que les commentateurs les plus respectueux pour l’in-folio ont été obligés eux-mêmes de corriger. La ponctuation est faite presque au hasard ; les virgules sont prodiguées avec une négligence inouïe ; les noms des personnages sont souvent imprimés de plusieurs façons. Ainsi, dans le Marchand de Venise, Salarino s’appelle successivement Slarino, Salanio, Solanio et Salino. Dans Beaucoup de bruit pour rien, Dogberry et Verges s’appellent tout à coup Kempe et Cowley, du nom des deux acteurs chargés de jouer les deux personnages. (Ce qui prouve, par parenthèse, que la pièce a été imprimée sur le manuscrit du souffleur.) La manière dont sont écrits tous les mots latins prouve l’ignorance complète des éditeurs. Ils ne connaissent même pas la structure des vers ni la règle de la prosodie anglaise ! Aussi, les fautes se comptent, non par centaines, mais par milliers.

Au surplus, la négligence n’est pas le seul crime qu’on ait à reprocher aux éditeurs de l’in-folio de 1623. S’ils s’étaient bornés à ne pas corriger les épreuves du livre, il n’y aurait eu que demi-mal. Ce qu’il a de pis, c’est qu’ils ont trop corrigé l’œuvre du glorieux défunt. Oui, ils ont osé modifier la pensée du maître ! Ils ont osé écourter, émonder le texte sacré ! Ils ont raturé les interjections qui leur paraissaient malsonnantes ! Dominés par le bigotisme puritain, ils ont retranché, comme autant de blasphèmes, toutes les invocations à la divinité ! Ils ont élagué du livre tout ce qui leur paraissait faire longueur au théâtre : ils ont effacé trois cents vers dans Hamlet, quatre-vingts dans Othello, etc., etc. Ce n’est pas tout. Ils ont soumis la plupart des pièces de Shakespeare à l’uniforme division en cinq actes, sans se préoccuper de l’étendue de chacune de ces pièces et sans se soucier de l’endroit où ils établissaient leur division. C’est ainsi que, dans leur édition, La Tempête, plus courte de moitié qu’Hamlet, compte autant d’actes qu’Hamlet.

Il suffit de feuilleter l’in-folio original pour se convaincre que cette division par actes a été faite à la légère. Dans nombre de pièces, notamment dans Othello, dans le Roi Lear, dans Macbeth, les éditeurs de 1623 ont haché l’action au milieu des développements les plus dramatiques ; ils ont rompu l’unité scénique au moment où cette unité était le plus nécessaire. — Après une étude approfondie, je suis persuadé, quant à moi, que la division en cinq actes, imposée au drame de Shakespeare par tous les éditeurs modernes, est une division arbitraire, contraire à la pensée du poëte, contraire à son génie.

Écoutez ce que déclare à ce sujet le docteur Johnson dans la préface de son édition de Shakespeare : « J’ai conservé, dit le célèbre critique, la commune distribution des pièces en cinq actes, bien que je la croie dépourvue d’autorité dans presque toutes les pièces. Quelques-unes des pièces qui sont ainsi divisées dans les récentes éditions sont imprimées sans division dans l’in-folio, et celles qui sont ainsi divisées dans l’in-folio n’ont aucune division dans les exemplaires originaux. La règle établie du théâtre exige quatre intervalles dans une pièce, mais bien peu des compositions de notre auteur peuvent être convenablement distribuées de cette manière. Un acte est toute la portion de l’action d’un drame qui se passe sans intervalle de temps ou sans changement de lieu. Toute pause fait un nouvel acte. Dans toute action réelle, et conséquemment dans toute action imitative, les intervalles pouvant être plus ou moins nombreux, la restriction des cinq actes est accidentelle et arbitraire. Shakespeare savait cette vérité, et il l’a mise en pratique ; ses pièces ont été écrites et imprimées originairement dans une continuité non interrompue et devraient être représentées aujourd’hui avec de courtes pauses, répétées aussi souvent que l’exigent les changements de scène ou les intervalles de temps considérables. Cette méthode ferait immédiatement justice de mille absurdités. »

La méthode recommandée par Johnson est la mienne. Jamais, je l’affirme avec Johnson, Shakespeare ne s’est soumis aux règles classiques. Jamais il n’a reconnu cet ukase de la poétique latine :

Neve minor neu sit quinto productior actu
Fabula.

Shakespeare n’obéissait pas plus à Horace qu’à Aristote. Il n’acceptait pas plus la loi des cinq actes que la loi des vingt-quatre heures. Le théâtre de Shakespeare est libre comme le théâtre d’Eschyle.

On ignore à quelle date précise La Tempête a été jouée pour la première fois. Cette date a été l’objet de débats sans fin. Selon Vertue, La Tempête aurait été représentée tout d’abord par Héminge et les comédiens du roi, devant le prince Charles (plus tard Charles Ier), madame Élisabeth et le prince Électeur Palatin, au commencement de l’année 1613. Chalmers incline vers cette opinion, et croit voir dans la douleur du roi de Naples Alonso une allusion à la douleur du roi Jacques, qui venait de perdre son fils Henry en 1612. Selon Malone, ce titre, La Tempête, aurait été adopté par Shakespeare, comme titre de circonstance quand toute l’Angleterre était encore émue du naufrage de sir Georges Sommers aux îles Bermudes. Cette aventure est ainsi racontée par un contemporain.

« En l’an 1609, la Compagnie des Aventuriers et la compagnie de Virginie expédièrent de Londres une flottille de huit navires, chargés d’émigrés destinés à la colonisation de la Virginie. Sir Thomas Gates, sir Georges Sommers, comme amiral, et le capitaine Newport, comme vice-amiral, montaient un navire de 300 tonneaux, portant en outre 160 passagers. Le vaisseau amiral navigua de conserve avec le reste de l’escadre jusqu’à la hauteur du 30e degré de latitude. Là on fut surpris par un ouragan qui dispersa toute l’expédition. Les autres navires regagnèrent heureusement les côtes de la Virginie ; mais le vaisseau amiral, quoique tout neuf et de beaucoup le plus solide, fit eau. Il fallut un effort incessant de tout l’équipage pour l’empêcher de couler. Nonobstant le jeu continuel des pompes, l’eau finit par remplir la cale ; les hommes étaient épuisés, et un grand nombre d’entre eux, dans un accès de désespoir, s’abandonnèrent à la merci des vagues. Sir Georges Sommers, assis au gouvernail, voyant le navire perdu sans ressources, s’attendant à chaque instant à ce qu’il coulât bas, aperçut une terre que, d’accord avec le capitaine Newport, il jugea devoir être la terrible côte des Bermudes. Toutes les nations regardent, en effet, ces îles comme enchantées, et pensent qu’elles sont habitées par des sorciers et par des démons qui prospèrent là au milieu de tempêtes monstrueuses et de coups de tonnerre. En outre, la côte est si merveilleusement dangereuse avec ses rochers, que peu d’hommes peuvent l’aborder autrement que par le hasard inouï d’un naufrage. — Sir Georges Sommers, sir Thomas Gates, le capitaine Newport et le reste de l’équipage furent d’accord, entre deux maux, pour choisir le moindre. Et ainsi, dans une sorte de résolution désespérée, on gouverna droit sur ces îles. Grâce à la Providence divine, la marée étant haute, le navire courut droit entre deux rocs, entre lesquels il s’enfonça sans se briser. On eut ainsi le loisir de mettre un bateau à la mer. Tous, matelots et soldats, furent débarqués en sûreté. Une fois descendus à la côte, ils furent bien vite rétablis et reprirent courage, le sol étant très-fertile et la température très-délicate dans cette île. »

Malone constate victorieusement que, dans ce récit comme dans la pièce de Shakespeare, il est question d’un ouragan, d’un naufrage, des Bermudes, et d’une île enchantée ; et, comme l’aventure eut lieu en 1609, il conjecture que la pièce dut être jouée entre l’automne de 1610 et l’automne de 1611.

L’origine de la fable de La Tempête est restée aussi incertaine que la date de sa première représentation, et les patientes recherches faites à ce sujet par les érudits ont été jusqu’ici complètement infructueuses. Le commentateur Warton raconte qu’un M. Collins, étant devenu fou, lui dit avoir eu dans les mains et lu un roman italien dont les péripéties rappelaient exactement celles de la pièce. Ce roman, intitulé Amélie et Isabelle, aurait paru en 1588, et aurait été traduit en français et en anglais. On n’a jamais pu le retrouver ; mais Warton n’en affirme pas moins que l’idée de La Tempête a été prise dans une nouvelle italienne, et que, dans le trouble de la folie, sa mémoire lui faisant défaut, M. Collins a dit un titre pour un autre.

Un autre critique, M. Thoms, croit être arrivé à la découverte de la vérité. Dans un intéressant ouvrage (Les premiers drames d’Angleterre et d’Allemagne), M. Thoms analyse, d’après Tieck, un certain nombre de pièces de théâtre représentées en Allemagne au commencement du dix-septième siècle et traduites de l’anglais par un certain Jacob Ayrer, notaire de Nuremberg. Une de ces pièces, intitulée La belle Sidée, offre de nombreuses analogies avec La Tempête, et M. Thoms en conclut que la comédie de Shakespeare et la comédie d’Ayrer sont toutes deux l’imitation d’un ouvrage antérieur, aujourd’hui disparu. Voici cette curieuse dissertation :

« L’origine de la fable de La Tempête est, pour le présent, un mystère shakespearien : telles sont les expressions qu’emploie M. Hunter, dans son savant travail sur cette comédie. Le mystère, je le considère, quant à moi, comme expliqué. Tieck n’a pas de doute à cet égard, et j’espère établir la chose de manière à vous prouver la justesse du point de vue de Tieck. Venons au fait. Shakespeare a évidemment tiré l’idée de La Tempête d’un drame primitif, aujourd’hui perdu, mais dont une version allemande a été préservée dans une comédie d’Ayrer intitulée : La belle Sidée. La preuve de ce fait est la ressemblance même des deux pièces, ressemblance beaucoup trop frappante et trop minutieuse pour être le résultat d’un hasard. Il est vrai que la scène où se passe la pièce d’Ayrer et les noms des personnages ne sont pas les mêmes que dans La Tempête ; mais les principaux incidents du drame y sont presque identiquement semblables. — Par exemple, dans le drame allemand, le prince Ludolph et le prince Leudegart ont les rôles de Prospero et d’Alonso. Ludolph est un magicien, comme Prospero, et, comme Prospero, a une fille unique, Sidée, la Miranda de La Tempête. Il a pour serviteur un esprit qui, pour n’être pas exactement Ariel ou Caliban, peut être considéré comme le type original qui a inspiré à la ravissante fantaisie de notre grand poëte ces deux créations si puissamment et si admirablement contrastées. Peu après le commencement de la pièce, Ludolph, ayant été vaincu par son rival et jeté dans une forêt avec sa fille Sidée, gronde celle-ci d’accuser la fortune, et évoque ensuite l’esprit Runcifal pour apprendre de lui leur destinée future et les moyens de vengeance qu’il doit employer. Runcifal, qui est quelque peu boudeur comme Ariel, annonce à Ludolph que le fils de son ennemi va bientôt devenir son prisonnier. — Après un incident comique, introduit très-probablement par l’auteur allemand, nous voyons le prince Leudegart avec son fils Engelbrecht, le Ferdinand de La Tempête, chassant dans la même forêt. Pendant la chasse, Engelbrecht se sépare du reste de la cavalcade et s’égare avec un des courtisans, nommé Famulus. En essayant de retrouver leur route, tous deux rencontrent soudainement Ludolph et sa fille. Ludolph somme le prince et son compagnon de se rendre prisonniers. Ceux-ci refusent et font mine de tirer l’épée. Alors, de même que Prospero dit à Ferdinand :

Ne reste pas en garde :
Car je puis te désarmer avec ce bâton-ci,
Et faire tomber ta lame,

» de même Ludolph retient les épées aux fourreaux sous le charme de sa baguette, paralyse Engelbrecht et le force à avouer que “ses nerfs sont redevenus ceux d’un enfant et n’ont plus de vigueur.” Puis il livre le jeune prince comme esclave à Sidée et l’emploie à porter des bûches. La ressemblance entre cette scène et la scène parallèle devient plus frappante quand, à la fin de la pièce allemande, Sidée, émue de pitié pour les fatigues d’Engelbrecht lui dit, comme la Miranda de Shakespeare :

Je serai votre femme si vous voulez m’épouser.

» Le mariage à la fin se conclut heureusement et amène la réconciliation de leurs parents, les princes rivaux. »

D’après cette analyse, on ne peut s’empêcher de reconnaître avec M. Thoms que l’analogie entre la pièce de Shakespeare et la pièce d’Ayrer est frappante. Mais je ne vois pas pourquoi il faut conclure de cette analogie que les deux pièces ont été faites d’après un modèle antérieur, aujourd’hui disparu.

Tout porte à croire au contraire que Shakespeare est bien réellement l’auteur de la fable originale, et qu’Ayrer, qui avait déjà traduit en allemand plusieurs pièces anglaises, a tout bonnement calqué La Belle Sidée sur La Tempête. À cette opinion on objecte que Shakespeare est resté parfaitement inconnu en Allemagne jusqu’à la fin du dix-septième siècle, et que, si Ayrer l’avait imité, il l’aurait fait connaître au public germanique.

Il est vrai que le nom de Shakespeare n’a été prononcé en Allemagne que vers 1680, à l’époque où le critique allemand Benthem fit du poète l’étrange biographie que voici : « William Shakespeare était né à Stratford, dans le Warwickshire. Son savoir était très-petit, et par conséquent il ne faut pas s’étonner qu’il ait été un très-excellent poëte. Il avait une tête ingénieuse et spirituelle, pleine de drôlerie, et fut si heureux dans la tragédie comme dans la comédie qu’il eût fait rire Héraclite et pleurer Démocrite. » Mais, parce que la renommée de Shakespeare au delà du Rhin ne date que de la fin du dix-septième siècle, ce n’est pas une raison pour affirmer qu’Ayrer n’a pas pu l’imiter dès le commencement du même siècle. Rien n’empêche de supposer que l’écrivain allemand, dans un voyage fait en Angleterre sous le règne de Jacques Ier, soit allé au théâtre du Globe, y ait vu jouer La Tempête, ait été frappé de la pièce et l’ait imitée plus tard, sans même connaître le nom de l’auteur, qu’on n’avait pas alors l’habitude d’indiquer sur une affiche. Et, en admettant même qu’Ayrer ait connu dès lors ce nom, plus tard si glorieux, rien n’empêche de supposer encore qu’il ait gardé le secret pour lui, afin que sa comédie eût, pour le public germanique, le mérite d’une œuvre originale.

(17) Ainsi que le dit Prospero, Caliban est le fils du diable et de la sorcière Sycorax. Cette paternité n’avait rien d’extraordinaire pour le public auquel s’adressait Shakespeare. Les savants de ce temps-là citaient beaucoup d’exemples de filles, même honnêtes et vertueuses, ainsi rendues mères par le démon. Ils s’appuyaient sur l’autorité de saint Augustin pour affirmer que l’infernal séducteur étreignait les femmes dans le cauchemar sous la forme effrayante de l’Incube. Le célèbre publiciste Bodin disait à ce sujet dans un livre dédié au président de Thou : « Nous lisons en l’histoire de saint Bernard qu’il y eût une sorcière qui avoit ordinairement compagnie du diable auprès de son mary, sans qu’il s’en apperceut. Ceste question (à sçavoir si telle copulation est possible), fut traictée devant l’Empereur Sigismond et, à sçavoir si de telle copulation il pouvoit naistre quelque chose. Et fut résolu, contre l’opinion de Cassianus, que telle copulation est possible et la génération aussi ; suivant la glose ordinaire, et l’advis de Thomas d’Aquin sur le chap. vii de Genèse qui dict que ceux qui en proviennent sont d’autre nature que ceux qui sont procréés naturellement. Nous lisons aussi au liv. I, chap, xxviii. des histoires des Indes occidentales que ces peuples là tenoyent pour certain que leur dieu Cocoto couchoit avec leurs femmes : car les dieux de ces pays-là n’estoient autres que diables. Aussi les docteurs ne s’accordent pas en cecy : entre lesquels les uns tiennent que les Damons Hyphialtes, ou succubes, reçoivent la semence des hommes, et s’en servent envers les femmes en Damons Ephialtes, ou incubes, comme dit Thomas d’Aquin, chose qui semble incroyable : mais quoy qu’il en soit, Spranger escript que les Alemans (qui ont plus d’expérience des sorciers pour y en avoir eu de toute ancienneté, et en plus grand nombre qu’ès autres pays) tiennent que de telle copulation il en vient quelquefois des enfants qu’ils appellent Vechselkind, ou enfans changés, qui sont beaucoup plus pesans que les autres, et sont toujours maigres, et tariroient trois nourrices sans engresser. L’an 1565 au bourg de Schemir qui est soubs la seigneurie de Vratislans de Berustin, les consuls et sénat de la ville d’Olimik ont fait mettre par escript le procès-verbal fait d’une sorcière, qui confessa avoir plusieurs fois couché avec Satan en guyse de son mary duquel elle estoit veufve qui engendra un monstre hideux sans teste et sans pieds, la bouche et l’espaule senestre de couleur comme un foye qui rendit une clameur terrible quand on le lavoit : estant enfoui en terre, la sorcière pria qu’on le bruslast, autrement qu’elle seroit toujours tourmentée de Satan, ce qui fut fait, et alors il sembloit qu’il tonnait autour de la maison de la sorcière, tant on ouyt de bruit et de clameurs de chiens et de chats. » De la Démonomanie, p. 105 et 106. — Éd. 1582.

(18) La passion brutale de Caliban pour Miranda rappelle un épisode fort intéressant qui occupe le troisième et le quatrième livre de La Reine des Fées. Là, seulement, ce n’est pas d’une simple mortelle que le fils de la sorcière est épris, c’est d’une créature féerique. En lisant avec attention le poëme de Spenser, on serait tenté de croire que Shakespeare s’en est inspiré, tant il y a de rapports entre l’amoureux de Miranda et l’amoureux de Florimel ! Le lecteur en jugera lui-même par la citation qui suit. Ne semble-t-il pas que Spenser ébauche le type de Caliban dans « ce fainéant qui n’était bon à rien et, toujours vautré dans la paresse, n’avait jamais eu l’idée de mériter un éloge ou de s’adonner à quelque honnête métier ; qui passait tout le jour à s’étendre au soleil ou à dormir à l’ombre indolente, et que la fainéantise avait rendu lascif et niais ? » Et plus loin, les attentions que ce rustre a pour sa bien-aimée ne rappellent-elles pas les moyens auxquels a recours Caliban pour se faire bien venir ? Afin de séduire Florimel, le fils de la sorcière lui apporte « des fruits sauvages dont les joues empourprées sourient toutes rouges, et souvent des petits oiseaux qu’il a dressés à chanter sur une suave mélodie les louanges de sa maîtresse. » Cette manière rustique de faire sa cour ne ressemble-t-elle pas aux procédés que Caliban sait employer lorsque, pour séduire cet imbécile de Trinculo, il lui promet de « lui cueillir des baies, de le mener à l’endroit où croissent les pommes sauvages, de lui montrer un nid de geais ? » N’y a-t-il pas là une analogie frappante dans le détail même ?

Au surplus, ce rapprochement, si curieux en lui-même, est une occasion pour moi de mettre sous les yeux du public français un admirable tableau de genre, une peinture à la Salvator Rosa de l’habitation désolée choisie par la sorcière. En regardant la sinistre cabane dessinée par Spenser, le lecteur se figurera aisément qu’elle peut servir de demeure à la hideuse Sycorax, mère de Caliban.

Le bruit s’est répandu à la cour des fées que le beau Marinel, petit-fils de Nérée, a été tué dans une rencontre par quelque méchant chevalier. Le fait est qu’il n’a pas reparu depuis cinq jours. Inquiète sur le sort de son amant, la fée Florimel s’échappe de la cour et erre à l’aventure pour retrouver Marinel, mort ou vif. Pendant quatre jours et quatre nuits, elle court le monde sans s’arrêter, au grand galop de son cheval. Mais il est une limite à la vigueur du palefroi féerique, comme aux forces d’un destrier terrestre. La fatigue gagne le cheval ainsi que l’écuyère. Malgré l’ardeur que lui donne l’amour, la pauvre fée sent le besoin de se reposer sous quelque toit hospitalier. La nuit arrive. Seule, sans écuyer qui l’accompagne, Florimel s’est engagée dans une sombre forêt. Elle frissonne « à chaque ombre qu’elle voit, à chaque bruit qu’elle entend… » Enfin elle aperçoit une fumée et se croit sur la trace de quelque demeure humaine.

« À travers la cime des grands arbres elle découvrit une fumée dont la vapeur mince et légère tourbillonnait, en s’exhalant, jusqu’au ciel : ce fut pour elle l’heureux signal que quelque créature vivante habitait là. Aussitôt elle dirigea ses pas de ce côté, et arriva enfin, épuisée de lassitude, à l’endroit où la guidait l’espoir de trouver un asile et de reposer ses lianes harassés.

» Là, dans un triste vallon, elle aperçut une petite cahutte, bâtie de branches et de roseaux, d’apparence misérable, et, tout autour, crépie de mottes de terre. Une sorcière y demeurait, vêtue d’ignobles haillons, dans un dénûment volontaire et dans l’insouciance de tout besoin. Elle avait choisi cette retraite solitaire, éloignée de tous voisins, afin de cacher au monde ses actes diaboliques et ses pratiques infernales, et de pouvoir de loin, inconnue à tous, frapper ceux qu’elle haïssait.

» Aussitôt arrivée, la demoiselle entra et trouva la stryge, assise par terre, occupée, à ce qu’il lui sembla, de quelque affreux trébuchet. Aussitôt que celle-ci aperçut la nouvelle venue, elle se redressa légèrement au-dessus du sol poudreux, et, de ses yeux farouches, comme stupéfaite, elle fixa sur elle un regard cave et funèbre ; ne disant pas un mot, dans son ébahissement, mais montrant par des signes visibles la peur qui la possédait.

» À la fin, sa frayeur se changeant en rage folle, elle lui demanda ce qui diable l’avait amenée ici, — et qui elle était et quel sentier perdu l’avait guidée, la malvenue ! l’indiscrète ! À quoi la demoiselle, pleine d’inquiétude, lui répondit humblement : « Belle dame, ne vous fâchez pas contre une vierge naïve que le hasard a amenée dans votre demeure, à son insu et malgré elle, et qui ne demande qu’un peu de place pour se reposer tandis que la tempête souffle. »

» À ces mots, de ses yeux de cristal elle laissa doucement tomber quelques larmes qui ruisselèrent, pures et brillantes, comme deux perles d’Orient, sur sa joue de neige, et elle soupira si douloureusement que l’être le plus bestial, le cœur le plus sauvage, sympathique à tant de détresse, eût été attendri et ébranlé par la pitié. Aussi, l’infâme sorcière, bien qu’elle fit ses délices de toute souffrance, fut-elle émue par un spectacle si touchant.

» Elle se mit à la consoler à sa rude manière, et, prise d’une compassion féminine pour tant d’affliction, elle essuya les pleurs de ses yeux inondés, et lui dit de s’asseoir pour reposer un peu ses membres défaillants et accablés. Elle, sans répugnance, sans dédain pour une hospitalité si grossière, puisqu’elle était contrainte par la dure nécessité, s’assit sur-le-champ dans la poussière, aussi heureuse de ce pauvre reposoir, que l’oiseau, de l’orage passé.

» Puis elle ramassa ses vêtements déchirés, et rajusta ses boucles échevelées avec une guirlande d’or et de splendides ornements. Dès que la méchante vieille la vit ainsi, elle fut éblouie de son éclat céleste, et, hésitant à la prendre pour une créature terrestre, pensa qu’elle était déesse ou de la suite de Diane, et fut tentée de l’adorer dans une humble pensée : adorer une si divine beauté n’était que juste.

» Cette méchante femme avait, un méchant fils, la consolation de son grand âge et de ses vieux jours, un fainéant qui n’était bon à rien, et qui, toujours vautré dans la paresse, n’avait jamais eu l’idée de mériter un éloge ou de s’adonner à quelque honnête métier ; il passait tout le jour à s’étendre au soleil ou à dormir à l’ombre indolente. Une telle fainéantise l’avait rendu lascif et niais.

» Étant rentré vers le crépuscule, il trouva la plus belle créature qu’il eût jamais vue, assise par terre à côté de sa mère. En la voyant, il fut grandement intimidé, et son âme basse fut frappée intérieurement de terreur et d’effroi. De même que celui qui a regardé fixement le soleil, sans y penser, se hâte de détourner ses faibles yeux éblouis de trop d’éclat, de même, l’ayant regardée, il resta longtemps ébahi.

» À la fin, il demanda timidement à sa mère quelle était cette maîtresse créature, d’où elle sortait, masquée sous un si étrange déguisement, et par quel hasard elle était venue là. Mais elle, comme ayant presque perdu l’esprit, ne lui répondit que par des regards effarés ; pareille à un spectre qui, à l’instant, serait ressuscité des bords du Styx où il errait naguère. Ainsi tous deux s’extasiaient d’elle, et tous deux, l’un de l’autre.

» Mais la belle vierge était si avenante et si douce qu’elle daigna abaisser vers eux sa bonne grâce. À leur raison égarée elle adressa ses plus gentilles paroles, et, en peu de temps, elle devint familière à ce lieu désolé. Bientôt le rustre, séduit par sa bienveillance et par sa courtoisie, conçut pour elle une passion vile, et se mit à l’aimer dans son âme bestiale, non pas d’amour, mais de l’appétit brutal, naturel à cette brute.

» La flamme impure lui brûla secrètement les entrailles, et devint vite un feu outrageant. Pourtant il n’avait pas le cœur ni la hardiesse de lui déclarer son désir. Sa chétive pensée n’osait pas aspirer si haut. Mais, par de doux soupirs et des airs aimables, il tâchait de lui faire deviner toute son affection. Il avait pour elle maintes attentions et maints tendres procédés.

» Souvent de la forêt il apportait des fruits sauvages dont les joues empourprées souriaient toutes rouges ; et souvent des petits oiseaux qu’il avait dressés à chanter les louanges de sa maîtresse sur une suave mélodie ; tantôt c’étaient des guirlandes de fleurs que pour ses beaux cheveux il arrangeait, toutes coquettes ; tantôt un écureuil sauvage qu’il lui apportait, et qu’il avait conquis —, captif, pour elle ; compagnon de servitude, pour lui. Tout cela, elle l’acceptait de lui d’un air paisible et doux.

» Mais, après quelque temps, dès qu’elle vit le moment favorable pour quitter cette demeure solitaire, elle songea à s’évader secrètement, pour prévenir le mal qui, à ce qu’elle prévoyait, pouvait lui être fait par la sorcière ou par son fils, et remis le fier harnais en cachette à son palefroi impatient, bien rétabli maintenant par une longue pâture, et tout prêt à remesurer ses récentes courses aventureuses.

» Puis, de bonne heure, avant que l’aube eût paru, elle sortit et se mit en route. Elle partit à tout risque, effrayée du moindre bruit et de chaque ombre qui se présentait. Car elle craignait toujours d’être rattrapée par l’affreuse sorcière ou par son fils malappris. Dès que ceux-ci, trop tard éveillés, reconnurent que leur belle visiteuse était partie, ils se mirent à pousser des gémissements excessifs, comme s’ils étaient perdus[5]. »

(19) On sait, par les récits du voyage d’Hackluyt, que Setebos, dieu de la sorcière Sycorax, était aussi le dieu des Patagons, qui l’ornaient dans leurs temples de cornes diaboliques.

(20) Allusion à Amphion.

(21) Voici certainement un des faits les plus curieux de l’histoire littéraire : Shakespeare traduisant Montaigne ! Ouvrez les Essais, et lisez, dans le premier livre, l’admirable chapitre intitulé : Des Cannibales. Montaigne veut donner aux Français du seizième siècle une leçon de modestie, et leur prouver que les peuples primitifs de l’Amérique, qualifiés par ceux-ci de sauvages, sont, après tout, beaucoup plus civilisés qu’eux. « Les lois naturelles, dit-il, commandent encores à ces peuples, mais c’est en telle pureté, qu’il me prend quelquefois desplaisir de quoy la cognoissance n’en soit venue plus tost, du temps qu’il y avoit des hommes qui en eussent sçeu mieux juger que nous ; il me desplait que Lycurgue et Platon ne l’ayent eue ; car il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces nations-là surpasse non-seulement toutes les peinctures de quoy la poësie a embelly l’aage doré, et toutes ses inventions feindre une heureuse condition d’hommes, mais encore la conception et le désir mesme de la philosophie. »

Et après ce préambule, Montaigne fait de l’état social du peuple américain une description que Shakespeare reproduit presque mot pour mot :

« C’est une nation en laquelle il n’y a aulcune espèce de traficque, nulle cognoissance de lettres, nulle science de nombres, nul nom de magistrat ny de supériorité politique, nul usage de service, de richesse ou de pauvreté, nuls contrats, nulles successions, nuls partages, nulles occupations qu’oisives, nul respect de parenté que commun, nuls vêtements, nulle agriculture, nul métal, nul usage de vin ou de bled : les paroles mesmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la détraction, le pardon, inouyes. Combien Platon trouveroit la république qu’il a imaginée, esloignée de cette perfection ! »

On le voit, c’est presque dans les mêmes termes que Montaigne et le bon Gonzalo expriment leur enthousiasme. Et le philosophe français doit prendre sa bonne part des railleries dont Antonio et Sébastien accablent l’honnête conseiller napolitain. Mais Montaigne ne se tient pas pour battu aussi facilement que Gonzalo. N’en déplaise aux défenseurs de la civilisation européenne, il poursuit éloquemment son dithyrambe en l’honneur de la société primitive. À ceux qui reprochent aux Indiens d’Amérique de manger leurs ennemis après les avoir tués, il fait cette réponse triomphante : « Je pense qu’il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort ; à deschirer par torments et par géhennes un corps encores plein de sentiment, le faire rostir par le menu, le faire mordre et meurtrir aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non-seulement leu, mais veu de fresche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et concitoyens, et, qui pis est, sous prétexte de piété et de religion), que de le rostir et manger après qu’il est trespassé. » On le voit, le philosophe a la réplique terrible, et les bourreaux de la Saint-Barthélémy n’ont pas beau jeu à le railler. Ce ne sont pas les cannibales qui sont les cannibales, ce sont les massacreurs du 24 août 1572 !

Plus j’y réfléchis, moins je suis étonné que Shakespeare ait mis dans la bouche d’un de ses personnages les plus honnêtes et les meilleurs une partie de cet éloquent plaidoyer de Montaigne en faveur de la société « sauvage. » L’utopiste des Essais plaidait cette cause avec une conviction qui devait gagner facilement l’utopiste de Comme il vous plaira. Montaigne avait étudié de près ces hommes primitifs ; il avait bu de leur boisson et mangé de leur pain ; il savait par cœur leurs chansons d’amour et de guerre ; il conservait pieusement dans son château des meubles, des armes, des instruments de musique faits par eux. Il connaissait particulièrement trois Indiens qui se trouvaient à Rouen tandis que Charles IX y était, et qui causèrent même avec le roi. Quand les fêtes données à cette occasion furent terminées, quelqu’un leur demanda « ce qu’ils y avoient trouvé de plus admirable. » Les trois Indiens répondirent : « qu’ils trouvoient en premier lieu fort estrange que tant de grands hommes portants barbe, forts et armez, qui estoient autour du roy (il est vraysemblable qu’ils parloient des Souisses de sa garde), se soubmissent à obéir à un enfant, et qu’on ne choisissoit plustost quelqu’un d’entre eulx pour commander. Secondement qu’ils avoient aperceu qu’il y avoit parmy nous des hommes pleins et gorgez de toutes sortes de commoditez, et que leurs moitiez estoient mendiants à leurs portes, descharnez de faim et de pauvreté ; et trouvoient estrange comme ces moitiez icy necessiteuses pouvoient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prinssent les aultres à la gorge, ou meissent le feu à leurs maisons… Tout cela ne va pas trop mal, dit en terminant Montaigne : mais quoi ! ils ne portent point de hault de chausses ! »

Le lecteur ne me saura pas mauvais gré d’avoir analysé ici ce chapitre des cannibales dont s’est inspiré l’auteur de La Tempête. Il y a vingt ans, on ignorait encore si Shakespeare avait copié Montaigne sur le texte original ou sur le texte de la traduction anglaise qui parut en 1603. Aujourd’hui, la question semble résolue. En 1838, le British Museum a acquis pour 2,500 francs, un exemplaire de la traduction des Essais par Florio, qui a appartenu au poëte anglais. Ce précieux volume, qui, à l’insu du monde entier, était resté depuis soixante ans dans la possession d’un ministre protestant, le Rev. Edward l’atteson, est maintenant déposé au musée britannique dans la collection de choix : Kειμήλια. Il paraît infiniment probable que Shakespeare l’avait sous les yeux, lorsqu’il a extrait de l’œuvre de Montaigne les phrases mises par lui dans la bouche de Gonzalo.

Ce qui explique, en effet, le haut prix auquel cet exemplaire a été acquis par le British Museum, est qu’il contient, sur sa première page, une des six signatures connues de Shakespeare.

Jusqu’en 1838, on ne connaissait que cinq signatures de l’auteur d’Hamlet.

La première, mise au bas d’un acte de vente, lequel a été acheté en 1841 par la Corporation de Londres pour une somme de 145 livres st. (3,725 fr.).

La seconde apposée à un contrat hypothécaire, daté du 11 mars 1613, lequel fut donné à Garrick par un avocat anglais et est aujourd’hui perdu.

Les trois autres apposées au testament du poëte, lequel est conservé aux archives du Prerogative Office, Doctors’ Commons[6].

Les différences entre ces signatures, qui toutes sont dissemblables les unes des autres, ont donné lieu à des discussions intéressantes ayant pour but de fixer l’orthographe de ce glorieux nom : Shakespeare.

Pendant tout le dix-septième siècle et jusqu’à la seconde moitié du dix-huitième, le public lettré d’Angleterre, de France et d’Allemagne avait constamment écrit ce nom ainsi, Shakespeare. Cette épellation avait été adoptée notamment par Letourneur, lorsqu’il publia cette traduction qui fit, au siècle dernier, une sensation si profonde.

Toutefois, en l’an de grâce 1778, le commentateur Malone et le commentateur Steevens, à la veille de publier une grande édition des œuvres de Shakespeare, conçurent des doutes sur l’authenticité de cette orthographe, universellement adoptée. Pour éclaircir leurs doutes, ces deux critiques résolurent d’examiner ensemble le testament du poëte et de s’assurer par eux-mêmes de la manière dont l’auteur de La Tempête écrivait son nom. Ils étaient décidés à mettre en tête de leur édition l’orthographe indiquée par le maître lui-même.

Cette résolution arrêtée, Malone et Steevens se mirent à étudier religieusement les trois signatures du testament, la première apposée au coin droit de la première page, la seconde apposée au coin gauche de la seconde page, la troisième mise à la fin du document, avant les noms des exécuteurs testamentaires, au milieu de la troisième page. Steevens prit un crayon et, sous les yeux de son collègue, calqua exactement ces trois signatures. Après une longue méditation, les deux critiques décidèrent que, sur les deux premières pages de son testament, le poëte avait signé : Shakspere, et, sur la troisième page : Shakspeare. Entre ces deux orthographes différentes, laquelle choisir ? L’embarras était grand. La signature : Shakspere, était répétée deux fois, ce qui était un grand argument en sa faveur. Mais la signature : Shakspeare, était à l’endroit le plus solennel, à la fin du testament, ce qui était pour elle un titre non moins grand. À la fin, cependant, les deux arbitres se mirent d’accord et convinrent que la seconde signature serait adoptée par eux comme la plus authentique et aurait désormais le privilége de désigner au monde entier le plus grand poëte du Moyen Âge. Conformément à cette convention, Malone copia cette signature, la mit en tête de sa grande édition, et pour la première fois, le nom de l’auteur d’Hamlet fut imprimé ainsi : Shakspeare.

Malone s’était tellement infatué de cette orthographe qu’en 1790, voulant faire faire par son graveur un fac-simile de la signature que possédait Garrick, il n’hésita pas, bien que cette signature fût tronquée, à la publier avec les mêmes lettres : Shakspeare.

Cependant, vers 1793, quand le monde littéraire eut adopté l’épellation fixée par les deux critiques, Malone reçut une lettre d’un correspondant anonyme qui l’accusait d’avoir induit le public en erreur. Au reçu de cette lettre écrite évidemment par un admirateur du poëte, l’honnête critique conçut des scrupules. Il examina de nouveau les écritures, puis déclara qu’il s’était trompé, que Steevens s’était trompé, que l’orthographe Shakspeare, que tous deux croyaient avoir vue au bas du testament, n’existait en réalité que dans leur imagination, et que la véritable orthographe était Shakspere. Dans un ouvrage intitulé : Inquiry, Malone n’hésita pas à se confesser publiquement de sa faute. Voici cet intéressant aveu : « En l’an 1776, M. Steevens, en ma présence, traça avec l’exactitude la plus minutieuse les trois signatures apposées par le poëte à son testament. Tandis que nous crûmes lire Shakspere dans les deux premières, nous nous figurâmes qu’il y avait une variante dans la troisième et qu’un a existait dans la seconde syllabe. En conséquence, nous avons constamment, depuis cette époque, ainsi publié le nom du poëte : Shakspeare. Certainement cela aurait dû nous frapper comme une circonstance extraordinaire qu’un homme eût écrit son nom sur le même papier de deux façons différentes. Il n’en fut rien toutefois. Je n’avais pas encore soupçonné notre méprise lorsque, il y a environ trois ans, je reçus une lettre très-sensée d’un correspondant anonyme qui me démontra très-clairement que, bien que le poëte, probablement à cause du tremblement de sa main, eût donné un coup de plume superflu en écrivant la lettre, il n’existait pas d’a perceptible dans la seconde syllabe, et que la signature finale était écrite comme les deux autres : Shakspere. En revenant par la pensée sur cette affaire, cette idée me vint à l’esprit que, dans le fac-simile de son nom donné par moi en 1790, mon graveur s’était trompé en indiquant un a au-dessus de la seconde syllabe du nom et que ce qu’on avait pris pour un a était simplement un signe d’abréviation qu’un jambage de trop faisait ressembler à cette lettre… Si, M. Steevens et moi, nous avions eu l’intention malicieuse de tendre un piége au graveur, nous ne nous y serions pas pris plus adroitement… Nonobstant cette autorité, je continuerai à écrire le nom du poëte : Shakspeare. Mais, que je me trompe ou non, il est manifeste que lui-même l’écrivait : Shakspere. »

Ainsi, la fameuse orthographe : Shakspeare, qu’après Malone presque tous les éditeurs modernes ont acceptée, et que les plus grands écrivains de notre époque ont adoptée, cette orthographe a été désavouée, reniée publiquement par son inventeur. Elle est le résultat d’une méprise !… Le graveur s’est trompé ! Il a pris pour un a un signe d’abréviation ! C’est Shakspere, et non Shakspeare, que le poëte avait écrit !

Cependant, remarquons-le bien, bien que le poëte ait écrit : Shakspere, Malone continue de l’appeler Shakspeare. Pourquoi cette contradiction ? C’est qu’au fond de sa conscience, Malone n’est sûr d’aucune de ces deux orthographes. Il ne sait pas « s’il se trompe ou non. » Il reconnaît que l’auteur d’Hamlet écrivait son nom en l’abrégeant par un signe particulier. — Or, si le poëte abrégeait son nom, il a pu y retrancher plus d’une lettre, et alors le vrai nom n’est pas Shakspere, mais il n’est peut-être pas non plus Shakspeare.

Or, je le déclare, si c’est d’après les signatures manuscrites du poëte qu’il faut fixer l’orthographe de son nom, la certitude est impossible, car aucune de ces signatures ne se ressemble.

J’ai sous les yeux un fac-simile exact des six signatures écrites de la main du poëte ; et, pour que le lecteur juge la question par lui-même, je vais les analyser toutes l’une après l’autre :

Première signature (apposée à un volume de la traduction de Montaigne par Florio, 1603). Écriture courante très-ferme. Seules lettres distinctes dans le nom et dans le prénom : WILLM SHAKSPERE.

Seconde signature (apposée au document possédé par la corporation de Londres). Écriture très-serrée. Seules lettres distinctes : WILLIAM SHAKS P R.

Troisième signature (apposée au document possédé par Garrick et aujourd’hui perdu). Écriture plus serrée encore que la précédente. Seules lettres distinctes : WM SHAKSPR.

Quatrième signature (apposée à la première page du testament). Le papier étant usé, les lettres du prénom : WILLIAM, sont seules distinctes.

Cinquième signature (apposée à la seconde page du testament). Écriture très-tremblée. Seules lettres distinctes : WILLM SHA K SP R.

Sixième signature (apposée au bas du testament). Écriture très-tremblée. Seules lettres distinctes : WILLIAM SHAKSP.

Telle est l’analyse fidèle et minutieuse des six signatures qu’a laissées l’auteur d’Othello. Si c’est d’après ces indications que Malone a voulu trouver la certitude, certes je comprends son embarras. Mais je ne puis m’expliquer l’utilité d’une pareille recherche.

Pour savoir comment écrire le nom de l’auteur de La Tempête, est-il besoin de fouiller les archives du British Museum ou de la corporation de Londres ?

Quand Malone eut la malencontreuse idée de la réformer, l’orthographe de ce nom fameux avait été fixée depuis près de deux siècles par une série de documents authentiques. Dix-huit pièces avaient été publiées du vivant du poëte avec ce nom imprimé en grosses lettres sur la première page : SHAKESPEARE.

Le théâtre complet du poëte avait été publié, en 1623, par ses deux camarades Heminge et Condell, dans un gros volume in-folio, sur le titre duquel resplendissait ce nom en majuscules monumentales : WILLIAM SHAKESPEARE.

Dira-t-on que cette orthographe est le résultat d’une méprise ? Que les dix-huit pièces imprimées du vivant de leur auteur ont paru à son insu ? Objectera-t-on que la grande édition de 1623 a paru sept ans après la mort du poëte et que ses camarades avaient oublié son nom ? Eh bien, on n’a qu’à consulter les documents contemporains. Tous s’accordent à répéter la même orthographe.

Voici le critique Meres qui écrit, en 1598, dans son Trésor de l’Esprit : « As Plautus and Seneca are accounted the best for comedy and tragedy among the Latines, so Shakespeare, among the English, is the most excellent in both kinds for the stage. — De même que Plaute et Sénèque sont regardés comme les meilleurs pour la tragédie et la comédie parmi les Latins, de même Shakespeare, parmi les Anglais, est le plus parfait dans les deux genres pour la scène. »

Voici le roi Jacques Ier qui, en 1603, accorde à la troupe du Globe une licence ainsi conçue :

« Pro Laurentio Fletcher et Wilhelmo Shakespeare et aliis. A. D. 1603. Pat.

» 1. Jac., p. 2, m. 4. James by the grace of God, etc., to all justices, mayors, sheriffs, constables, et other our officiers and loving subjetes, greeting. Know you that we, of our special grace, by these presents, do license and authorise, these our servants, Laurence Fletcher, William Shakespeare, Richard Burbage, etc. — Jacques, par la grâce de Dieu, etc., à tous juges, maires, shériffs, constables, et à nos autres officiers et bien aimés sujets, salut. Sachez que, en vertu de notre grâce spéciale, nous donnons par ces présentes licence et autorisation à nos serviteurs Laurent Fletcher, William Shakespeare, Richard Burbage, etc.

Voici Ben Jonson, l’ami du poëte, celui qui s’attablait avec lui à la taverne d’Apollon, qui joue avec le nom de Shakespeare (shake, agiter, speare, lance) et fait sur lui ces deux vers connus :

He seems to shake a lance
As brandished at the eyes of ignorance.


Il semble agiter une lance
Et la brandir aux yeux de l’ignorance.

Voici le même Ben Jonson qui chante ainsi son maître mort :

My Shakespeare, rise! I will not lodge thee by
Chaucer, or Spenser, or bid Beaumont lie
A little further off, to make thee room:
Thou art a monument without a tomb,
And art alive still, while thy book live…


Lève-toi, mon Shakespeare ! je ne te logerai pas près
De Chaucer, ou de Spenser, et je ne dirai pas à Beaumont
De se coucher un peu plus loin, pour te faire place :
Tu es un monument sans tombe,
Et tu es vivant toujours, tant que ton livre vit…

Voici, — une génération plus tard, — Milton qui, lui aussi, appelle tendrement l’auteur de La Tempête : my Shakespeare ! dans cette ode admirable où il dit « que des rois voudraient mourir pour avoir une pareille tombe ! »

That kings for such a tomb would wish to die!

En présence de tous ces documents, veut-on rester incrédule ? veut-on contester l’orthographe adoptée par les dix-huit éditeurs des in-quarto, par les deux éditeurs de l’in-folio ? Dira-t-on que Meres s’est trompé ? que Ben Jonson s’est trompé ? que le roi Jacques s’est trompé ? que Milton s’est trompé ? Soit.

Eh bien, il y a un témoignage que nul ne récusera. C’est celui de Shakespeare lui-même.

Quand, en 1796, Malone affirmait que l’auteur de La Tempête écrivait son nom Shakspere, Malone oubliait qu’il existe deux lettres, écrites et signées par le poëte, et imprimées sous ses yeux à la fin du seizième siècle.

La première lettre[7] parut en 1593, en tête du poëme intitulé Vénus et Adonis. Elle est adressée au très-honorable Henry Wriothesly, comte de Southampton et baron de Titchfield, et signée WILLIAM SHAKESPEARE.

La seconde lettre parut en 1594 en tête du poëme intitulé : Le viol de Lucrèce. Elle est adressée au même comte de Southampton et signée de même : WILLIAM SHAKESPEARE.

WILLIAM SHAKESPEARE, telle était la signature authentique du poëte. En présence de ces deux documents, on s’étonne de la légèreté de Malone affirmant que l’auteur d’Hamlet écrivait toujours son nom Shakspere. — Au reste, comme il était facile de le prévoir, la réaction s’est faite contre l’orthographe indiquée si étourdiment par le critique du dix-huitième siècle. On revient de nouveau à la vieille épellation indiquée par l’in-folio de 1623. Les éditions les plus récemment parues en Angleterre, la savante édition de M. Collier et la ravissante édition illustrée avec tant de talent par M. Gilbert ont remis toutes ses lettres à ce grand nom estropié, et j’ai suivi cet exemple en appelant le glorieux poëte comme il s’appelait : WILLIAM SHAKESPEARE.

(22) Allusion au proverbe anglais : « Il faut une longue cuiller pour manger avec le diable. »

(23) Il faut traduire exactement le mot mooncalf, veau de la lune. Le veau de la lune, selon Pline, est un animal informe, engendré de la femme seule.

(24) Shakespeare croyait, sans aucun doute, qu’il y a des hommes ayant la tête dans la poitrine. Ce n’est pas seulement le naïf Gonzalo qui en parle, c’est Othello, l’héroïque aventurier, qui affirme les avoir vus, devant le sénat de Venise. Cette crédulité n’avait rien d’extraordinaire alors ; elle pouvait invoquer l’imposant témoignage d’un grand savant de l’époque. Dans le récit qu’il publia, en 1595, de son voyage en Guyane, Walter Raleigh écrivait très-sérieusement ce qui suit.

« L’Arvi (fleuve que la géographie indiquait alors comme se jetant dans l’Orénoque) a pour affluents deux rivières, l’Atoïca et le Caova ; au bord de l’affluent appelé Caova, est une nation d’hommes dont la tête n’apparaît pas au-dessus de leurs épaules. Bien qu’on puisse croire que c’est une pure fable, je suis, pour ma part, convaincu que c’est vrai. Tous les naturels des provinces d’Arromaia et de Canuri l’affirment positivement. — Ces hommes-là sont appelés Ewaipanoma. On rapporte qu’ils ont les yeux dans les épaules, la bouche au milieu de la poitrine et une longue chevelure qui leur pousse sur le dos. »

(25) Il faut connaître les usages de l’époque pour bien comprendre cette phrase de Gonzalo. Avant d’envoyer une expédition au delà des mers, les négociants faisaient assurer, non-seulement leur navire et leur cargaison, mais les hommes qui devaient monter à bord. Plus le voyage était périlleux, plus la prime d’assurance était élevée. Un voyageur assuré à cinq pour un partait pour quelque contrée inconnue, d’où il avait peu de chance de revenir. Pour un écu payé par lui avant son départ, la compagnie d’assurance lui promettait cinq écus au retour.

(26) Tout cet épisode de La Tempête semblerait être inspiré par le drame étrange intitulé : Le Docteur Faust. Comme le Caliban de Shakespeare, le Benvolio de Marlowe veut se venger de l’enchanteur qui l’a humilié. Benvolio a résolu de tuer Faust, comme Caliban de tuer Prospero, et, pour l’exécution du complot, il s’associe Frédéric et Martino, de même que Caliban s’associe Trinculo et Stephano. Benvolio est sur le point de réussir, comme Caliban. Mais, au moment décisif, Faust fait surgir une légion de démons, ainsi que Prospero évoque une meute d’esprits, qui donnent la chasse aux conspirateurs. L’analogie est frappante ; le lecteur peut en juger par l’extrait suivant :

FRÉDÉRIC.

Approchons ! approchons ! L’enchanteur avance, en se promenant tout seul dans sa robe magique. Soyons prêts alors, et abattons le manant !

BENVOLIO

À moi cet honneur ! Maintenant, épée, frappe au but ! Je vais avoir sa tête !

Entre Faust, affublé d’une fausse tête.
MARTINO.

Voyez ! voyez ! Le voici !

BENVOLIO.

Plus un mot ! Ce coup termine tout ! Que l’enfer prenne son âme, son corps doit tomber avec ceci.

Il frappe Faust qui tombe à la renverse.
FAUST.

Oh !

FRÉDÉRIC.

Vous râlez, je crois, monsieur le docteur ?

BENVOLIO.

Puisse son cœur se briser à force de soupirs ! Cher Frédéric, vois, je vais de ce coup terminer immédiatement ses douleurs.

MARTINO.

Frappe tant que tu voudras. Sa tête est coupée.

BENVOLIO.

Le démon est mort. Les furies peuvent rire à présent.

FRÉDÉRIC.

Voilà donc ce visage sinistre dont le froncement terrible faisait trembler et s’agiter sous un charme impérieux le farouche monarque des esprits infernaux !

MARTINO.

Voilà donc la tête de ce damné qui par son art conspira l’humiliation de Benvolio devant l’empereur !

BENVOLIO.

Oui, voilà la tête, et voici à nos pieds le corps. Juste récompense de ses vilenies.

FRÉDÉRIC.

Allons ! cherchons quelque nouvel affront à ajouter au noir déshonneur de son nom exécré.

BENVOLIO.

D’abord, en réparation de ses insultes envers moi, clouons-lui de grandes cornes sur la tête, et pendons-les à la fenêtre où il m’a outragé, que tout le monde puisse voir ma juste vengeance.

MARTINO.

À quel usage soumettrons-nous sa barbe ?

BENVOLIO.

Nous la vendrons à un ramoneur. Elle usera dix balais, je vous le garantis.

FRÉDÉRIC.

Que ferons-nous de ses yeux ?

BENVOLIO.

Nous les lui arracherons ; et ils serviront comme boutons à ses lèvres, pour empêcher sa langue d’attraper froid.

MARTINO.

Excellente idée ! Et maintenant, messieurs, que nous l’avons dépecé, que ferons-nous du corps ?

Le corps de Faust s’agite.
BENVOLIO.

Morbleu ! le diable ressuscite !

FRÉDÉRIC.

Rends-lui sa tête pour l’amour de Dieu !

FAUST, se redressant.

Non, gardez-la ! Faust aura cent têtes et cent mains, oui, et tous vos cœurs pour punir cette action ! Ne savez-vous pas, traîtres, que ma vie sur cette terre est limitée à vingt-quatre ans ? Eussiez-vous tranché mon corps avec vos épées, haché cette chair et ces os aussi menu que du sable, qu’en une minute mon esprit serait revenu et que j’aurais animé de mon souffle un homme libre de vos blessures. Mais pourquoi retarder ma vengeance ? Astaroth, Belimoth, Mephostophilis !

Entre Mephostophilis, suivi d’autres démons.

Allons ! chargez ces traîtres sur vos croupes de feu, et transportez-les jusqu’au ciel : de là plongez-les la tête en bas au fond de l’enfer. Non, arrêtez, il faut que le monde voie leur misère, et ensuite l’enfer punira leur trahison. Va, Belimoth, emmène ce misérable et lance-le dans quelque lac fangeux et sale. — Toi, prends cet autre et traîne-le à travers les bois, à travers les fourrés les plus épineux et les ronces les plus piquantes. Pendant ce temps ce traître volera avec mon gentil Mephostophilis vers quelque roc à pic, le long duquel il roulera en se brisant les os, comme il voulait broyer les miens, le drôle ! Envolez-vous ! Exécutez mes ordres immédiatement.

FRÉDÉRIC.

Pitié ! gentil Faust ! Sauvez-nous la vie !

FAUST.

Arrière !

FRÉDÉRIC.

Il faut qu’il parte, celui que le diable emporte !

Entre les soldats qui servaient d’escorte à Frédéric.
PREMIER SOLDAT.

Allons ! messieurs, préparez-vous. Venons vite au secours de ces gentilshommes. Je les ai entendus parlementer avec l’enchanteur.

DEUXIÈME SOLDAT

Tenez, le voici ! Dépêchons-nous et tuons le maroufle !

FAUST

Qu’est ceci ? une embuscade contre ma vie ! Allons, Faust, aie recours à ta science. Vils manants, arrêtez ! Tenez, ces arbres reculent à mon commandement et se tiennent entre vous et moi comme un boulevard, pour me mettre à l’abri de votre odieuse trahison. Et, pour affronter vos faibles efforts, voici une armée qui arrive.

Faust donne un coup sur la porte. Aussitôt un diable entre en battant le tambour. Il est suivi d’un autre démon, portant un étendard, puis d’une foule d’autres portant des armes. Derrière eux arrive Mephostophilis lançant des feux d’artifice. Tous courent sus aux soldats et les chassent.
(Extrait du Faust de Marlowe.)

(27) Rien de plus solennel et de plus touchant à la fois que cet adieu de Prospero aux esprits qui l’ont aidé dans ses opérations magiques. Shakespeare a voulu que cette séparation fît sur son public une impression sympathique, et, quand Prospero a parlé, le spectateur regrette presque qu’il ait si vite congédié ses invisibles agents. Chose remarquable ! l’auteur de La Tempête n’a pas un mot de blâme pour ce commerce de l’homme avec le monde mystérieux. Ce silence est d’autant plus significatif que les poëtes contemporains de Shakespeare n’ont pas hésité, pour la plupart, à réprouver ces relations, prohibées par la religion et par la loi. L’auteur du Docteur Faust, que nous avons déjà cité, conclut son drame par cet anathème :

« Faust n’est plus. Regardez son infernale chute, et puisse sa destinée diabolique engager le sage à n’avoir que de l’étonnement pour ces choses défendues, dont l’étude approfondie entraîne les esprits aventureux à des pratiques interdites par la puissance céleste ! »

Le même anathème que Marlowe jette à Faust, le représentant de la science au quinzième siècle, — Greene le jette au moine Bacon, le représentant de la science au quatorzième. Autant, dans La Tempête, le but de la magie est élevé, autant il est vil dans la pièce de Greene, intitulée : Frère Bacon et frère Bungay. Le héros de cette pièce, qui n’est autre que le fameux Bacon, l’inventeur présumé de la poudre à canon et du télescope, joue le rôle d’entremetteur et aide le prince de Galles à séduire une pauvre paysanne. Le Bacon de Greene a inventé un miroir dans lequel il montre à ses visiteurs l’image de ceux qu’ils désirent voir. Cette invention (qui évidemment rappelle la découverte du télescope) est la cause d’un événement terrible, qui a pour conséquence le repentir de l’enchanteur et sa renonciation à la sorcellerie. Je traduis ici, pour la première fois, cet épisode éminemment dramatique d’une œuvre inconnue. La scène se passe dans le laboratoire de Bacon ; le sorcier y est enfermé avec son compère Bungay ; on frappe à la porte, et Bungay va ouvrir.

BACON.

Qui est là ?

BUNGAY.

Deux étudiants qui désirent vous parler.

BACON.

Faites entrer.

Entrent deux étudiants.

Eh bien, mes enfants, que voulez-vous ?

PREMIER ÉTUDIANT.

Seigneur, nous sommes tous deux de Suffolk, amis et voisins de campagne. Nos pères sont de riches chevaliers dont les terres se touchent. Le mien demeure à Crackfield et le sien à Laxfield. Nous sommes camarades de collége, des frères jurés ! Et nous nous aimons comme nos pères s’aiment.

BACON.

Où voulez-vous en venir ?

DEUXIÈME ÉTUDIANT.

Nous avons appris que votre honneur garde en sa cellule un miroir dans lequel les hommes peuvent voir tout ce que souhaite leur pensée ou leur cœur. Nous venons savoir comment se portent son père et le mien.

BACON.

Mon miroir est à la disposition de tout honnête homme. Asseyez-vous, et vous allez voir comment vont vos chers pères. En attendant, dites-moi vos noms.

PREMIER ÉTUDIANT.

Je me nomme Lambert.

SECOND ÉTUDIANT.

Et moi, Serlsby.

BACON, à part, à Bungay.

Bungay, je flaire quelque tragédie.

On aperçoit au fond du théâtre Lambert et Serlsby, pères des deux étudiants. Tous deux ont l’épée à la main.
LAMBERT.

Tu es exact comme un homme, Serlsby, et tu es digne de ton titre de chevalier. Cette preuve d’affection et d’amour que tu donnes à ta maîtresse indique la valeur de ton sang. Tu te rappelles les mots échangés à Fressingfield : ce sont des bravades honteuses qu’un homme d’honneur ne peut supporter. Quant à moi, je me refuse à tolérer des insultes aussi perçantes. Prépare-toi, Serlsby. Un de nous deux va mourir.

SERLSBY.

Tu le vois, je te brave sur le terrain et je maintiens tout ce que j’ai dit ! En garde ! Assez de criailleries ! Si tu me tues, songe que j’ai un fils qui vengera dans ton sang le sang de son père.

LAMBERT.

Et moi aussi j’ai un vaillant fils qui osera croiser le fer avec le tien. Allons ! dégaine.

Ils se battent.
BACON, présentant le miroir aux étudiants.

Allons ! mes gaillards, regardez dans le miroir et dites-moi si vous distinguez vos pères.

Les deux étudiants regardent dans le miroir.
PREMIER ÉTUDIANT.

Ah ! c’est cruel ! Serlsby, ton père est coupable ; il se bat avec mon père !

DEUXIÈME ÉTUDIANT.

Tu mens, Lambert. C’est ton père qui est l’offenseur, et tu le verras bien, s’il arrive malheur à mon père.

LAMBERT, au fond du théâtre

Pourquoi t’arrêtes-tu, Serlsby ? As-tu peur pour ta vie ! Allons, encore une passe, mon brave. La belle Marguerite vaut bien cela.

SERLSBY, au fond du théâtre.

Soit ! en voici une en son honneur.

Serlsby se remet en garde et touche Lambert.
SECOND ÉTUDIANT.

Ah ! bien frappé.

PREMIER ÉTUDIANT.

Oui, mais fais attention à la riposte.

La lutte continue au fond du théâtre. Lambert touche Serlsby.
SERLSBY, tombant.

Oh ! je suis tué !

LAMBERT, tombant.

Et moi aussi ! Dieu ait pitié de moi !

PREMIER ÉTUDIANT, au second étudiant.

Ton père a tué le mien. En garde, Serlsby !

SECOND ÉTUDIANT.

Ton père a tué mon père. Tu vas me payer cela, Lambert !

Les deux étudiants se battent puis tombent frappés l’un par l’autre.
BUNGAY.

Oh ! l’affreuse aventure !

BACON.

Frère, les voilà gisants dans leur sang. — Bacon, c’est la magie qui a causé ce massacre ! C’est ton art qui a fait périr ces vaillants Bretons, ces jeunes amis. Renonce donc sur-le-champ à ta magie et à ton art. Le poignard qui a terminé leur vie doit briser l’instrument de leur malheur. Que ce miroir soit à jamais terni, et qu’avec lui disparaissent les reflets que la nécromancie jetait sur son cristal !

Il brise le miroir.
BUNGAY.

Pourquoi le savant Bacon a-t-il brisé cette glace à longue vue ?

BACON.

Je le déclare, Bungay, Bacon se repent cruellement de s’être jamais mêlé de cet art. Les heures que j’ai consacrées à la pyromancie, les papiers pleins de sortiléges que j’ai froissés pendant l’horreur d’une nuit tardive, les évocations de diables et de démons que j’ai faites, revêtu de l’étole et de l’aube, à l’aide de l’étrange pentagramme, les prières sacriléges où j’ai mêlé le saint nom de Dieu, Sother, Eloïm, Adonaï, Alpha, Manoth, Tetragrammaton, à l’invocation des cinq puissances du ciel, voilà les preuves que Bacon doit être damné pour avoir employé des démons à contrecarrer Dieu ! — Pourtant, courage, Bacon, ne te noie pas dans le désespoir. Les péchés ont leur baume. Le repentir peut beaucoup. Songe que la pitié est assise sur le même siége que la justice. Les blessures, qui ont percé le flanc de Jésus, et que ta magie a fait souvent saigner encore, répandent sur toi une rosée de miséricorde qui éteindra la colère du puissant Jéhovah et te rendra l’innocente pureté du nouveau-né ! — Bungay, je passerai le reste de ma vie dans la plus parfaite dévotion, à prier Dieu de sauver cette vie que Bacon a perdue dans la vanité.

Il sort.
(Extrait de Frère Baron et Frère Bungay, par Robert Greene, 1594.)


fin des notes.
  1. Voir le Conte du chevalier dans les Contes de Canterbury.
  2. Voir cette œuvre traduite au seizième volume.
  3. Capitale de l’empire féerique.
  4. La Reine des Fées, livre II, chant x.
  5. La Reine des Fées, liv. III, chant vii.
  6. Voir la traduction au volume XV.
  7. Voir ces lettres au volume XV.