Nouveaux Essais sur l’entendement humain/II/XII

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Livre II
Des idées
Chapitre XII
Des idées complexes
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§ 17. Philalèthe. L’entendement ne ressemble pas mal à un cabinet entièrement obscur, qui n’aurait que quelques petites ouvertures pour laisser entrer par dehors les images extérieures et visibles, de sorte que si ces images, venant à se peindre dans ce cabinet obscur, pouvaient y rester et y être placées en ordre, en sorte qu’on pût les trouver dans l’occasion, il y aurait une grande ressemblance entre ce cabinet et l’entendement humain.

Théophile. Pour rendre la ressemblance plus grande il faudrait supposer que dans la chambre obscure il y eût une toile pour recevoir les espèces, qui ne fût pas unie, mais diversifiée par des plis, représentant les connaissances innées ; que de plus cette toile ou membrane, étant tendue, eût une manière de ressort ou force d’agir, et même une action ou réaction accommodée tant aux plis passés qu’aux nouveaux venus des impressions des espèces. Et cette action consisterait en certaines vibrations ou oscillations, telles qu’on voit dans une corde tendue quand on la touche, de sorte qu’elle rendrait une manière de son musical. Car non seulement nous recevons des images ou traces dans le cerveau, mais nous en formons encore de nouvelles, quand nous envisageons des idées complexes. Ainsi il faut que la toile qui représente notre cerveau soit active et élastique. Cette comparaison expliquerait tolérablement ce qui se passe dans le cerveau ; mais quant à l’âme, qui est une substance simple ou monade, elle représente sans étendue ces mêmes variétés des masses étendues et en a la perception.

§ 3. Philalèthe. Or les idées complexes sont ou des modes ou des substances ou des relations.

Théophile. Cette division des objets de nos pensées en substances, modes et relations est assez à mon gré. Je crois que les qualités ne sont que des modifications des substances et l’entendement y ajoute les relations. Il s’ensuit plus qu’on ne pense.

Philalèthe. Les modes sont ou simples (comme une douzaine, une vingtaine, qui sont faits des idées simples d’une même espèce, c’est-à-dire des unités) ou mixtes (comme la beauté), où il entre des idées simples de différentes espèces.

Théophile. Peut-être que douzaine ou vingtaine ne sont que des relations et ne sont constituées que par le rapport à l’entendement. Les unités sont à part et l’entendement les prend ensemble, quelque dispersées qu’elles soient. Cependant quoique les relations soient de l’entendement, elles ne sont pas sans fondement et réalité. Car le premier entendement est l’origine des choses ; et même la réalité de toutes choses, excepté les substances simples, ne consiste que dans le fondement des perceptions ou des phénomènes des substances simples. Il en est souvent de même à l’égard des modes mixtes, c’est-à-dire qu’il faudrait les renvoyer plutôt aux relations.

§ 6. Philalèthe. Les idées des substances sont certaines combinaisons d’idées simples qu’on suppose représenter des choses particulières et distinctes qui subsistent par elles-mêmes, parmi lesquelles idées on considère toujours la notion obscure de substance comme la première et la principale, qu’on suppose sans la connaître, quelle qu’elle soit en elle-même.

Théophile. L’idée de la substance n’est pas si obscure qu’on pense. On en peut connaître ce qui se doit, et ce qui se connaît en autres choses ; et même la connaissance des concrets est toujours antérieure à celle des abstraits ; on connaît plus le chaud que la chaleur.

§ 7. Philalèthe. À l’égard des substances il y a aussi deux sortes d’idées. L’une des substances singulières, comme celle d’un homme ou d’une brebis, l’autre de plusieurs substances jointes ensemble, comme d’une armée d’hommes et d’un troupeau de brebis ; et ces collections forment aussi une seule idée.

Théophile. Cette unité de l’idée des agrégés est très véritable, mais dans le fond il faut avouer que cette unité de collections n’est qu’un rapport ou une relation dont le fondement est dans ce qui se trouve en chacune des substances singulières à part. Ainsi ces êtres par agrégation n’ont point d’autre unité achevée que la mentale ; et par conséquent leur entité aussi est en quelque façon mentale ou de phénomène, comme celle de l’arc-en-ciel.