Nouveaux lundis/Théophile Gautier

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Lundi 16 novembre 1863.



THÉOPHILE GAUTIER.




POÉSIES. — VOYAGES. — SALONS. — CRITIQUE DRAMATIQUE.

— ROMANS : Le Capitaine Fracasse[1].




C’est une dette que je me reprochais de n’avoir pas encore payée à l’un de nos confrères les plus distingués en art et en poésie, connu et aimé de tous, pas assez connu et apprécié, ce me semble, dans quelques-unes de ses branches les plus rares et les plus perfectionnées. Gautier critique, Gautier auteur des charmants feuilletons qu’on lit chaque jour, a fait tort à Gautier poëte. Il y a bien un Gautier universellement accepté, qui est celui des voyages ; celui-là, on le vérifie à chaque pas, dès qu’on met le pied dans les pays qu’il nous a rendus Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/269 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/270 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/271 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/272 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/273 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/274 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/275 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/276 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/277 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/278 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/279 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/280 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/281 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/282 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/283 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/284 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/285 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/286 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/287 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/288 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/289 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/290 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/291 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/292 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/293 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/294 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/295


Lundi 23 novembre 1863.



THÉOPHILE GAUTIER.

POÉSIES. — VOYAGES. — SALONS. — CRITIQUE DRAMATIQUE. — ROMANS : Le Capitaine Fracasse.


(suite.)


On n’est pas impunément poëte en ce temps-ci : à peine a-t-on prouvé qu’on l’était bien et dûment, avec éclat ou distinction, que chacun à l’envi vous sollicite de cesser de l’être. La prose, de toutes parts, sous toutes les formes, vous sourit, vous invite, vous tente, et finalement vous débauche. Je n’en sais, parmi les poëtes de ce temps-ci, qu’on seul, Brizeux, qui fasse exception et qui ait tenu bon jusqu’au bout pour la vertu poétique immaculée. Je me rappelle qu’en 1831 ; vers le temps où parut sa gracieuse idylle de Marie, comme je le visitais en compagnie d’un ami, directeur d’un journal, nous le trouvâmes au lit, dans une assez pauvre chambre d’hôtel où il logeait, et assez mécontent du Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/297 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/298 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/299 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/300 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/301 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/302 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/303 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/304 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/305 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/306 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/307 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/308 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/309 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/310 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/311 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/312 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/313 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/314 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/315 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/316 Page:Sainte-Beuve - Nouveaux lundis, tome 6.djvu/317


Lundi 30 novembre 1863.



THÉOPHILE GAUTIER.

POÉSIES. — VOYAGES. — SALONS. — CRITIQUE DRAMATIQUE. — ROMANS : le Capitaine Fracasse.


(suite et fin.)


I.


La critique d’art, la manière dont il l’a exercée et comprise, constitue l’une des innovations et l’un des talents spéciaux de Théophile Gautier. Depuis que Diderot et Grimm ont inauguré en France la critique des Salons, ce sont presque toujours des littérateurs qui ont rendu compte des expositions de statues ou de tableaux, et presque toujours ils l’ont fait plus ou moins au point de vue de la littérature. C’était le cas surtout pour les critiques d’art qui écrivaient sous la Restauration. M. Delécluze seul avait manié le pinceau ; mais 316 ’ NOUVEAUX LUNDIS’

son instruction, très-réelle et estimable quand elle se tenait dans le domaine historique, ne servit guère à lui afiiner le goût. Les autres auteurs remarqués pour leurs jugements ou leurs comptes rendus de Salons, M. Guizot, M. ’l’hiers, Stendhal, — Jal, expression de l’opinion moyenne, — avaient pu se rencontrer souvent et causer ‘avec des artistes, mais à la ne Vétaient pas eux-mêmes. Ce ne fut guère qu’après 1830 que la critique d’art acquit, avecnun développement croissant, un plus haut degré de précision et de compétence en chaque branche spéciale. Les juges, a force d’examiner et de voir de près, achevèrent de se former. Et ceux qui y apportaient une philosophie élevée de l’art comme Vitet, e. ceux qui y introduisaient une psychologie ingénieuse comme Peisse, ne cessaient de voir et de comparer. Charles Lenormant mériterait d’être cité aussi à côté d’eux, s’il avait eu autant de goût que d’avidité de savoir et de zèle. Uétroite union qui existait dans le groupe romantique entre les poëtes et les peintres tourna vite au profit de la critique qui dès lors se fit de plus en plus en parfaite connaissance des procédés de Fatelier. Chez Gustave Planche, la morgue habituelle compromettait trop souvent le bon sens ; chez d’autres moins hautains, l’étude constante venait à l’appui de la finesse des aperçus et donnait toute valeur à la sagacité des analyses : les Paul Mantz, les Chennevières se sont formés de la sorte. Une publication à la fois spéciale et répandue, VArtiste, sous la direction d’Arsène Houssaye, conviait les jeunes plumes et préparait le goût de plus d’un expert. La Gazettedes THÉOPHILE GAUTIER. 311

Bea-uæ-Arts ouvrit son cadre aux gens du métier. Mais je ne puis nommer tous ceux qui ont marqué depuis quinze ans et plus dans cette voie, et je n’ai point qualité pour les ranger : deux, entre autres, ont été signalés hors ligne, et ici même (1), pour leur science intelligente et leur universalité : Charles Blanc et Théophile Gautier. Celui-ci yijoint et y apporte en sus un talent pratique, un art de description qui n’est qu’il lui. ‘

La description de Théophile Gantier, en présence des tableaux qu’il nous fait voir et qu’il nous dispense presque d’aller reconnaître, a cela de particulier qu’elle est exclusivement pittoresque et nullement littéraire, et qu’elle ne se complique pas, tant‘ qu’elle dure, de remarques critiques et de jugements. Les critiques même, s’il en vient après quelquïme, sont des plus légères. Est-ce a dire que Théophile Gantier, en nous montrant les tableaux, ne les différencie pas à nos yeux-et ne nous avertisse pas du degré d’estime qu’il y attache ? Loin delà, nul, en nous faisant pénétrer dans le talent de chaque peintre, dans la nature et dans l’intention de chaque‘ œuvre, ne nous met plus à même de les qualifier.

Dans les nombreux Salons qu’il a faits et qu’il est loin d’avoir tous recueillis en volumes, je prendrai presque au hasard quelques exemples pour bien définir sa manière et expliquer son procédé. ‘ A-t-il a parler d’lngres, de Delacroix, voyez comme (1) Article de M. Ernest Chesneau, dans le Constitutionnel du A novembre 1863.

18. 318 NOUVEAUX LUNDIS.

il sait, dans le choix même des termes employés à décrire et à caractériser leurs œuvres, impliquer l’éloge et le limiter à ce qui est dû. Dans lngres, c’est l’idéal et le style, c’est la beauté absolue et en quelque sorte abstraite, — chez Delacroix, c’est la couleur non moins absolue, le mouvement et la passion, qu’il s’attache à démontrer en chaque toile par une reproduction des plus fidèles. Chaque peinture, chaque fresque, on croit la voir à la lumière dont il la décrit, et on la voit non-seulement dans son projet et sa disposition, 11iais dans son effet et son ton on sa ligne. Le système de Gantier, en décrivant, est un système de transposition, une réduction exacte, équivalente, plutôt qu’une traduc ? tion. De même qu’on réduit une symphonie au piano, il réduit un tableau l’article. Et tout ainsi que pour la symphonie transposée et réduite, ce sont toujours des sons qu’on entend, de même dans ses articles ce n’est pas de l’encre qu’il emploie, ce sont des couleurs et des lignes ; il a une palette, il a des crayons. Les gammes de nuances « qui se font valoir les unes les autres n sont indiquées et observées quand il expose les tableaux de Delacroix ; et dans les apothéoses d’lngres qu’il nous rend, la simplicité hardie, le tranché nu et sculptural, les poses héroïqes, les contrastes d’or et d’azur, sont mis en relief et accusés de façon à venir vous heurter et vous remplir le regard ; Ce sont là de ces comptes rendus qui parlent et qui vivent. En fait d’art, ‘montrer plutôt encore que‘ juger est peut-être, de toutes les formes de critique, la plus utile. Il n’est rien de tel, pour faire l’éducation du public, que THÉOPHILE GAUTIER. s10

de lui apprendre avant tout ‘à voir et à regarder. Gantier a appliqué ici aux tableaux peints le même procédé qu’il a suivi à l’égard des tableaux naturels et des climats : la SOILWLÊSSÏON’absolue à l’objet. Il rend cet objet sans réagir et le réfléchit sans lui résister. Il a en cela une vue plus sérieuse et plus lointaine qu’on’né le supposerait. Les tableaux, hélasl tous sans distinction, les plus belles toiles comme les plus médiocres, doivent disparaître dans un temps donné ; la gravure perpétuera la composition et les traits, non les couleurs. Imaginez ce que ce serait si un Pausanias, un Pline, avaient fait autrefois pour les tableaux des anciens exactement ce que Théophile Gautierfait aujourd’hui pour les nôtres : les érudits seraient dispensés de tant conjecturer sur ce qu’ils ne savent pas bien. On ne connaît plus les tableaux grecs ; il faut les deviner. Au lieu d’appliquer le Quintilien à la peinture, que n’y a-t-on appliqué à temps le ’l’héophile Gantier, sauf à laisser les Quintilien d’alors crier à la confusion des genres, à la corruption du goût et à la décadence ? Et puis il faut tout dire : comme lui-même, si humble et si soumis de scripteur qu’il soit, il n’est, après tout, dans cette tâche dont il s’acquitte si ‘en conscience, qu’un peintre et un poëte dévoyé, il est juste qu’il se ménage de temps à autre de petites satisfactions et jouissances, dest-à-dire des morceaux d’exécution. Il profitera donc des tableaux qu’il décrit comme d’un prétexte. À Il faut bien, dit-il, se donner quelques dédommagements et des consolations ;-il faut aussi montrer son petit talent, essayer dans son art quelque ».

3 ?0 NOUVEAUX LUNDIS.

chose de ce queFartiste dont on parle a fait dans le sien. n Et c’est ainsi que, terminant le premier article sur Eugène Delacroix lors de Plixposition universelle de 1855, il disait : l

a Outre leur mérite intrinsèque, les Femmes dällger marquent un événement d’importance dans la vie de M. Delacroix, son voyage en Afrique, qui nous a valu tant de toiles charmantes et d’une fidélité si locale. — Oui ce sont bien la les intérieurs garnis, à hauteur d’homme, de carreaux do faïence formant des mosaïques comme dans les salles de l’Alhambra, les fines nattes de joncs, les tapis de Kabylie, les piles de coussins et les belles femmes aux sourcils rejoints par le furmeli, aux paupières bleuies de kbiol, aux joues blanches avivées d’une couche de fard, qui, nonchalamment accoudées, furent le narguilé ou prennent le café que leur olIre, dans une petite tasse a soucoupe de filigrane, une négresse au large rire blanc. »

C’est sur cet admirable petit tableau que finissait le premier article (i). Lui aussi il est peintre, et il le sait. Il a toute raison de dire avec un juste sentiment de sa valeur : u Nous faisons notre art a travers notre métier. » v

Un autre petit finale d’article des plus achevés en son genre, qui me revient en mémoire, est dans le compte rendu des peintres anglais, à propos d’un tableau de Hook qui a pour sujet Venise telle qu’on la rêve. Ici le poële prend laparole et semble prier pour (1)11 n’a pas pris soin (Yobserver la division dans son volume les Beauœ-Arts en Eyrope, et il a mis les deux articles sur Delacroix bout à bout. Personne n’est plus négligent que lui de ses pages, une fois écrites et envolées., THÉOPHILE GAUTIER.’. 32-1

un moment le peintre de lui céder la place ; car, pour ces poëtes déclassés, la critique est comme une lucarne qu’on leur ouvre, et il leur est diiñcile, quand la chose les intéresse un peu vivement, de ne pas passer la tête a la fenêtre pour dire : Me voici ! et pour venir chanter à leur tour leur petit couplet et leur chanson. À propos donc de ce tableau anglais, Venise telle qu’on la rêve, Théophile Gantier ne peut s’empêcher d’intervenir et de dire :.

« Pour notre part, nous Yavons fait souvent, le rêve de M. Hook. — Plus d’une fois elle a passé devant les yeux de notre âme cette barque qui porte un négrillon a la poupe et de beaux jeunes gens vêtus de sveltes costumes dont Vitlore Carpaccio habille ses Magnifiques ; plus d’une fois aussi nous avons vu en songe se pencher du haut des terrasses blanches ces belles filles aux tresses d’or crespelées, aux robes de brocart d’argent, aux colliers et aux bracelets de perles, qui jettent un baiser avec une fleur au galant haussé sur la pointe du piedl

« C’est ainsi en effet qu’on la rêve, la Vénus de VAdrÏatique, séchant sur sa rive de marbre son corps rose et blanc, humide encore des caresses de la nuit ; — et M. Hook, de ce sentiment d’une poésie presque banale, a fait un tableau délicieux. »

Jusqu’ici tout est bien ; mais écoutez la fin, qui est d’une mélancolique poésie :

« Cependant l’enduit rouge des palais s’écaille comme le fard aux joues d’une courtisane ; la vase et les herbes marines envahissent les canaux déserts ; des linges sèchent aux fenêtres bouchées de planches, et le crabe monte sur les marches 322 ‘ NOUVEAUX LUNDIS.

où Violante et la reine Cornaro (1) posaient leur pantoufle d’or. n

Et le feuilleton du Moniteur finit là-dessus. Cela s’appelle de nos jours de la critique. C’est de la poésie toute pure, du lacryma-christi qu’on vous verse à chaque coin de rue, sur un comptoir d’argent. Et plaignez-vous l

II.

Théophile Gantier s’est fait, de la peinture une idée particulière qui.n’est pas celle de tous, et qu’on ne saurait omettre en parlant de lui sous peine de tout confondre. Il ne ferait pas de cas d’un peintre qui se contenterait de prendre. fût-ce le plus dextrêment du monde. la ressemblance exacte des choses, et de la jeter sur la toile, telle quelle, avec une couleur congrue et suffisante z il veut que l’artiste ait en lui un monde en petit ou en grand, une sorte de glace magique où tout se réfléchisse, se transforme et ressorte ensuite, quand on l’y considère, avec une harmonie nouvelle qui constitue proprement la création et l’originalité. Il UÙSÏlglË pas, pour le véritable artisteLde tout copier, de tout reproduire et ‘de se livrer en peignant à cet infini de détails qui est le triomphe du daguerréotype. u (Je n’est pas la nature qu’il faut (1) Catarina Cornaro, dans la Reine de Cltypre, d’Halévy, et Violante, la maîtresse du ‘fitien. THÉOPHILE GAUTIER. 323

rendre ; mais l’apparence et la physionomie de la nature. Tout lfart est là.v» ‘

Dans l’appréciation’des tableaux, il a toujours maintenu l’importance ou mieux la prédominance absolue du point de vue pittoresque. Il l’a dit, une fois entre autres, en termes excellents, à propos de Meissonier : a Tout prend une valeur sous son pinceau et s’anime de cette mystérieuse vie de l’art, qui ressort d’une contre-basse, d’une bouteille, d’une chaise, aussi bien que d’un visage humain. Quoiqu’il puisse sembler ne pas avoir de compositions dans le æns vulgaire du mot, comme, au point de vue pittoresque, il arrange ses tableaux ! Comme il sait choisir le pu ? pitre, le tabouret, le papier do musique, le livre, la table, le chevalet ou le carton, selon la figure qu’il représente ! Quelle‘ harmonie entre- les accessoires et le personnage, et quelle pénétrante impression de la scène ou de l’époque, obtenue sans eflbrtl n

Il le redit, non moins excellemment, dans un article sur Ary Scheffer, en faisant remarquer que cet esprit si distingué et si élevé n’a pas assez compris que la’ pensée pittoresque n*avait rien de commun avec ‘la pensée poétique : « Un effet d’ombre ou de clair, une ligne d’un tour rare, une attitude nouvelle, un type frappant par sa beauté ou sa bizarrerie, un contraste heureux de couleur, voilà des pensées comme en trouvent dans le spectacle des choses les peintres de tempérament, les peintrès-nés. » Aussi, tout en rendant justice aux sentiments et aux intentions épurées de Ace a poëte de la peinture » comme il l’appelle, il ne l’a louéentoute sincérité et franchise que pour certains portraits où lé 324 NOUVEAUX LUNDIS.

sens moral n’a fait qu’aiguiser l’observation et donner plus de vie à la vérité.

Théophile Gautier, dans sa critique des peintres, n’apporte donc aucun des préjugés de l’homme de lettres, pas plus qu’il ne partage, aucune des illusions de la foule. D’ailleurs, on n’est pas plus ouvert que lui a tous les genres, ni plus sensible à toutes les natures de talents. Il sïngénie à trouver pour chacun les formes de définition les plus agréables comme les plus vraies, en tirant la description le plus qu’il peut du côté de l’éloge. La où d’autres seraient rudes et blessants d’expression, même sans le vouloir, il a des délicatesses qui tiennent à une qualité morale ; il a des égards de confrère. Il se met à la place des autres. Ainsi sur le peintre belge M. Leys, à qui il était si aisé, pour sa manière archaïque, de dénier l’originalité en le déclarant un disciple pur et simple d’AlbertDurer, Théophile Gautier s’y prend avec plus de ménagement ; il a toute une théorie pour le cas particulier, et il entre dans les explications les plus appropriées comme les plus favorables : ‘

a S’il est permis, dit-il, de ressembler à quelqu’un, c’est sans doute à son père, et M. Leys est dans ce cas : chez lui il n’y a pas imitation, mais similitude de tempérament et de race ; c’est un peintre du XVl° siècle venu deux cents ans plus tard, voilà tout... M. Leys n’est pas un imitateur, mais un semblable. »

De même sur tous, dès qu’il y a jour. Théophile Gautier évite en jugeant tout ce qui est morgue et ce TnEoriuLu GAUTIER. s25

qui pourrait blesser. Il n’est pas de ceux (connue il y en a) qui vous marchent sur le pied sans s’en apercevoir ou en disant : Taitt pis ! Quand il fait une critique, il se "représente ce qu’il dirait à l’auteur en personne. « Pourquoi, remarque-t-il, écrire le matin sur un honnête homme ce que l’on ne dirait pas, lui présent, le soir à dîner ? De ce qu’on est lu par cinquante mille personnes, ce n’est pas une raison pour être impoli et blessant. » Il est vrai que cela gêne un peu. Mais, le dirai-je ? si le critique perd par là en fermeté et autorité, le talent de l’écrivain gagne à ces précautions tout humaines, et l’on en est récompensé en finesses heureuses. Jamais, — et ici mon observation s’étend à toute la critique de Théophile Gantier, — jamais un sentiment mauvais, soit de hauteur, soit de jalousie mesquine, n’est entré dans l’âme de ce critique sagace autant que bienveillant. Avec des antipathies profondes de genres, il a toujours adouci l’expression de son peu de goût à l’égard des œuvres et des personnes. Et quand il s’est agi d’apprécier, dans des genres voisins du sien, ceux qu’on pouvait lui opposer et qu’on lui préférait, jamais un mouvement de retour sur lui-même ne lui a fait atténuer la louange. Qu’on lise plutôt ce qu’il a écrit de charmant, d’aimable et d’expansif au sujet d’Un caprice d’Alfred de Musset, lorsqu’on représenta pour la première fois à Paris ce petit acte si délicat (novembre 18117).

Les jugements ou définitions pittoresques que Gautier a donnés de tant de peintres d’hier, hommes de Vl. ’ 19 326 NOUVEAUX LUNDIS.

mérite dans les seconds, et de Léopold Robert, et du loyal Schnetz, a qui est un Léopold Robert historique, visant moins haut et plus sain, » et de tous les jeunes modernes que nous savons, de ceux du jour si vivants et si présents, Gérome, Hébert, Fromentin..., tous ces jugements-portraits sont aussi vrais que distingués de couleur et de ton.

Dans des articles déjà assez anciens sur Diaz, je crois avoir remarqué une des formes habituelles de son ingénieux et bienveillant procédé. Il aurait pu le critiquer, il ne le fait pas ; mais, en décrivant comme amoureusement ses tableaux, il énerve à dessein son expression, il la subtilise et Peffrange pour ainsi dire, il la rend plus diaphane ou plus miroitante que de raison ; il donne à son propre style quelques-uns de ces agréables défauts du peintre, s’inquiétant peu, pourvu qu’il les exprime, qu’on l’accuse ensuite de les partager :

« M. Diaz, dit-il, vit dans un petit monde enchanté où les

couleurs s’irisent, où les rayons lumineux traversent des feuillages de soie, où les objets sont baignés dune atmosphère d’or ; le ciel ressemble à l’or bleu du col des paons, les gazons se mordorent, la terre scintille comme un écrin, les étoffes miroitent ou self rangent en fanfreluches étincelantes, etc‘, etc‘ »Il vous montre, en un mot, Diaz tel qu’il était en cette première manière ; à force d’être exact, il le contrefait et le grime : voyez, jugez ensuite ! il ne vous a pas trompés. Mais n’allez pas croire, cependant, d’après la caresse de sa description, qu’il ait lui-même été tout THÉOPHILE GAUTIER., 327

à fait dupe. Il vous a fait passer sous les yeux une image fidèle, une merveille de réduction toute brillantée, et il vous laisse à vous, l’homme sévère, l’arbitre inexorable du goût, l’honneur facile de prononcer, si vous y tenez, le jugement qu’il a amené, pour ainsi dire, sur vos lèvres.

Lisez-le bien dans cette suite de descriptions auxquelles ou impute une teinte d’indulgence trop uniforme : le degré de blâme ou d’approbation résulte, pour les lecteurs attentifs, du- degré d’attention et de développement qu’il y met, et aussi de la qualité de couleur qu’il y apporte. Cela dit, il est évident qu’il est un critique unique et sans pareil en son genre, le critique patient, imitatif et à toute épreuve, nullement irritable et sans colère. En ce qui est d’un jugement direct, il ne fait pas comme nous en certains moments où les nerfs nous prennent et sont les plus forts z’il n’éclate jamais. ä

III’

Les peintres anglais, lors de l’Exposition "universelle de 1855, ont été un des thèmes favoris autour desquels sa plume s’est le plus jouée. En général, littérature ou peinture, Théophile Gautier est un Français légèrement révolté, un réfractaire. Certes, il aime d’un sincère amour et Rabelais et llonsard, — le Ronsard lyrique, -’et quelques poëtes de Louis XIII, Saint-Amand, son homonyme Théophile, etc. — La Bruyère seul (cela est ä 328 NOUVEAUX LUNDIS.

noter) obtient grâce et lui plaît de prédilection entre tous les auteurs dits du grand siècle. — Mais, pour la plupart du temps, ses vrais goûts sont ailleurs : Shakespeare, Gœthe, Heine, peuplent son ciel et sont ses dieux ; il sent plus volontiers le chef-d’œuvre étranger que le chef-d’œuvre national. Cette manière de sentir se répète eu peinture. Il y a une sorte de gris (c’est son mot) dans l’art français, qu’il peut estimer, mais qui ne Yenflamme guère. Il lui faut plus de soleil ou de neige, la clarté tropicale ou boréale ; Les extrêmes lui vont mieux que le tempéré. Ce que nous appelons netteté, limpidité, ne le séduit pas prodigieusement. Je ne suis pas très-sûr que des peintres comme Horace Vernet, des écrivains comme Voltaire (Iwrrasco referens) lui fassent l’effet d’être des peintres ou des écrivains. Le ragoût le tente. Il aime enfin tout ce qui a saveur et couleur. Cette disposition l’a conduit à unseutiment très-vif de l’art anglais, à le prendre depuis Reynolcls jusqu’à Landseer. La peinture anglaise, à l’état d’école libre et individuelle, produisit sur lui dès l’abord une très-grande impression, et il a été des premiers en 1855 à lui rendre justice, tout en luttant de lustre et d’éclat avec elle, dans une série d’articles de son meilleur et de son plus neuf vocabulaire. Il est allé renouveler et rafraîchir cette impression àsa source, et il l’a exprimée de plus belle dans toutes ses finesses et tous ses chatoiements, lors de Plîxposition de Londres, en 1862.

J’ai prononcé le mot de vocabulaire : Théophile Gautier a le sien qui est inépuisable et qui fait l’étonneo

THÉOPHILE GA UTIER. s29

ment des connaisseurs par la précision et la distinction des nuances. Il est aisé d’y relever quelques excès et de l’abus. La langue ne gardera ou if adoptera pas tous les termes, d’art qu’il y a versés journellement ; mais il suffit pour son honneur qu’il en ait introduit un bon nombre et qu’il ait rendu impossibles après lui les descriptions vagues et ternes dont on se-contentait auparavant. Une beauté incomparable, merveilleuse, ineffable, extraordinaire, incroyable, toutes ces qualifications indécises et commodes, si chères au grand siècle, à lll" ? de Scudéry et à son admirateur, M. Cousin, qui n’est qu’évoquent et nullement peintre, ne sont plus de mise aujourd’hui. Le mot indicible n’est plus français, depuis que ce nouveau maître en fait de vocabulaire a su tout dire. Un jour, les théâtres chômaient ; le courant dramatique était à sec ; il n’y avait pas à l’horizon, aussi loin que la longue-vue pouvait porter, la plus petite voile de vaudeville, pas un trois-mâts de mélodrame qui se laissât apercevoir ; Théophile Gantier s’en revenait de Neuilly par le bois de Boulogne, pensif, méditant son sujet de feuilleton, et tout résigné déjà à n’en pas faire : il entre au Jardin (Pacclimatation, il visite ÏÀqtlüTllVïllù. son sujet est trouvé, et à peine arrivé au lllonlleui‘, debout, sur le coin d’un bureau selon son habitude, il écrit de sa plus jolie écriture et au courant de la plume, sans rature aucune, ce feuilleton de lŸAqitariimt (9 décembre 1861) où tous les mystères sous-marins sont racontés, — un petit chef d’œuvre de diction scientifique et descriptive. Car vous noterez, encore que ce qui paraît un tour de force n’en 330 NOUVEAUX LUNDIS.

est pas un pour lui : on croirait que ce style savant et dont chaque mot a sa valeur de ton est des plus tra- vaillés, il est improvisé et facile; il coule de source.

le sais tout ce qu’o'n peut dire, tout ce que peut-être j’ai dit moi-même, sur cette peinture écrite. ll y a du trop; il y a des jours où la couleur est disproportion- née aux choses et où elle déborde. Le bon Homère sommeille quelquefois. ll peut arriver en certains cas que Fhabitude de peindre donne le change non-seule- ment à la critique, mais encore au sujet. C’est ainsi qu'un jour, étant allé à Fontainebleau pour assister aux funérailles du peintre Decamps, Théophile Gantier, peintre lui-même, s’oublia un peu; il fut comme saisi du paysage, et le deuil f‍it place insensiblement sous sa plume à une charmante inatiilée de soleil dans la forêt. D’artis1e à artiste, cette oraison funèbre, après tout, en vaut une autre. La fête de la nature autour d’une tombe qui s’ouvre a aussi sa philosophie vraie : c'est celle du poète qui sait qu'il chante sous la feuillée comme l’0i— seau et qu’il n’a à lui que quelques printemps.

1V.

- Je m’attarde, je m'attende, et le Capitaine Fracasse

»m’appelle.

Et je n’ai pas parlé des ballets-pamotnimes de Théo- phile Gantier, à commencer par Gisclle : singulier début au théâtre pour un homme de style qu'un genre muet, une composition ou l'on danse et où l'on ne (lit mot.

n Giselle, qu’il fit pour Carlotta Grisi (1841), et qui a été le plus grand succès de ballet en notre temps, était tiré d’un livre de Henri Heine, l’un des trois ou quatre poètes qui dardèrent le plus en plein sur lui leur rayon. Heine lui plaît surtout par sa fantaisie dégagée de tout lieu commun. Le compte rendu de Giselle par Gautier est sous la forme d’une lettre adressée à Heine.

Je n’ai point parlé non plus de cette joute de la Croix de Berny, de ce roman de société où il fut un des quatre tenants avec Mme de Girardin, Méry et Jules Sandeau, chacun faisant son personnage et reprenant le roman à l’endroit juste où l’autre l’avait poussé. C’était une gageure, et chacun la tint à ravir. Théophile Gautier envoya sa dernière lettre du camp de Aïu-El-Arba, en Afrique, où il était alors (1845).

Je n’ai point parlé de cette quantité. de jolies nouvelles attirantes dans leur étrangeté : La Morte amoureuse, qui vient bien après Une Larme du Diable ; Une Nuit de Cléopâtre, Le Roi Candaule, qui me font l’effet d’être du pur Gérome en littérature ; — de Jean et Jeannette, récit léger d’un genre tout différent, une manière d’agréable pastel du xviiie siècle, une sorte de duel serré avec Marivaux et la reprise en roman des Jeux de l’Amour et du Hasard.

Théophile Gautier, comme romancier, a jugé bon plus d’une fois de profiter de son talent de voyageur et de rendre avec une entière vérité plastique différents pays et différentes époques de sa connaissance ou de son rêve. Il aime à donner à ses récits, pour fond et pour premier plan, un lieu, une contrée précise qui 332 à NOUVEAUX LUNDIS.

elle-même fait une bonne partie de l’intérêt. Ainsi, dans Militona, il nous a montré de nouveau Pllspagne ; dans Arria’Jllarcella, il a figuré et ressuscité l’antique Pompéi ; ainsi dans la Zllomie, l’Égypte. Il n’a pas vu de ses yeux l’Égypte, ’mais il l’a si bien étudiée dans les monuments, dans les dessins, qu’il l’a imaginée comme elle était et comme elle devait être. Ce roman tout rétrospectif n’offre rien qui fasse froncer le sourcil aux vrais savants et aux initiés. M. de Rougé a paru content. En 18h8, la situation deîliéophile Gantier, cet artiste et ce feuilletoniste de luxe, avait nécessairement reçu un coup violent. Il ne s’en est jamais plaint. Il ne prit part a la révolution de Février que par des pertes. Il fut exempt de toute sottise affichée alors sur les murailles. On demandait à Sieyès ce qu’il avait fait pendant la l’erreur ; il répondit : u J’at’ vécu. n Si l’on demande à ’I’héophile Gautier ce qu’il a fait en 18118, il répond : à Je ne me suis porté nulle part. » C’était alors une singularité, même chez les gens de lettres. Lui, dans son feuilleton de théâtre, se déconcertant le moins possible, il parla d’art et dïdéal le lendemain comme la veille, après comme avant. Il choisit précisément ce temps d’orage, qui lui laissait plus d’un loisir forcé, pour graver par contraste ses Émauæ et Camèes (1852), une poésie toute d’art et de délicate transfiguration. Il compléta et rangea son écrin. De toutes ses manières, de toutes ses notes poétiques, les Émauæ et Cantèes sont la dernière, la plus marquée, et je ne serais pas étonné si l’on me disait que dest celle qui lui tient le plus à cœur et qui lui est la plus chère. THÉOPHILE GAUTIER. 333

C’est aussi de tous ses volumes de vers celui qui a le plus réussi, et peut-être, à" y bien regarder, est-ce le recueil qui depuis les grands succès des Musset, des Hugo, des Lamartine, a eu le plus de débit ; il y en a eu jusqu’à quatre éditions. Toutes les pièces, moins une, y sont en vers de huit syllabes et divisés en couplets de quatre vers. On a cru remarquer que cette forme a prévalu depuis et a fait école : Palexandrin est fort négligé des débutants. Dans ce recueil la sensibilité se dérobe volontiers sous l’image ou sous l’ironie : ce n’est pas à dire qu’elle soit absente. Les Vieuœ de la Vieille, par exemple, souvenir’de la rentrée des Cendres de Napoléon, sont une des pièces où le calme du dilettante s’est le plus démenti et où le sourire est le plus près desnpleurs. Un jour que IWW J... du ‘théâtre-Français récitait la pièce dans une soirée, l’auteur présent, celui-ci surpris lui-même et gagné au sentiment que sa poésie recélait se mit tout d’un coup à éclater en sanglots. Bravo ! ô- stoïcien de l’art, qui affectez parfois plus dïtnpassibilité que vous n’en avez ; ne vous repentez pas d’avoir obéi un moment à la nature et d’avoir trahi cette source du cœur qui est en vous ! Cet air de parfaite insensibilité (vous le savez mieux que moi) ne provient souvent que d’une pudeur extrême de la sensibilité la plus tendre, qui rougirait de se laisser soupçonner aux yeux du monde et des indifférents. 19. 334 NOUVEAUX LUNDIS’

V.

Le Capitaine Fracasse est un roman rétrospectif, comme rhéophile Gantier‘ en a déjà fait plusieurs. Jeune, il a aime à la passion l’époque de Louis X111 ; il l’a fort étudiée, et son volume des Grotesques (181111) renferme une suite de portraits originaux et singuliers de ce temps-là. Ces portraits, notamment ceux de Théophile, de Saint-Amant, de Cyrano, de Scarron, fort piquants de parti pris et dR-exécution, peuvent offrir quelques inexactitudes en ce qui est de l’érudition et de la biographie. Je crois me souvenir dfen avoir relevé quelques-unes autrefoisÄ ’l’héophile Gantier n’a pas, — n’avait pas alors toute la patience et tous les instruments pour être un historien littéraire. Il prend aujourd’hui sa revanche comme peintre. En exécutant enfin ce Capitaine Fraaassadont il avait, il y a quelque vingt-cinq ans, donné le simple titre à son libraire, il a tenu encore une gageure des plus difficiles, laquelle consistait à composer un roman presque pastiche qui parut suffisamment de la date ancienne où la scène se passe, et qui eût en même temps ce je ne sais quoi de frais et de neuf, indispensable signature de toute œuvre moderne. Il a refait à un certain point de vue le Roman cantique de Scarron, mais après lui avoir fait prendre un bain de jeunesse et d’art dans la fontaine de Castalie, comme dirait le Pédant de son livre, cet excellent Blazius. Ses personnages principaux sont des comédiens THÉOPHILE. GAUTIER. 33s

de campagne, une troupe ambulante, les prédécesseurs immédiats de la jeunesse de Molière. Par un effet de ce grand goût qu’il a pour l’art et un certain art de convention, il a mieux aimé étudier la vie dans la comédie que de retrouver la comédie dans la vie. Cela lui imposait tout un langage et un style continu, une sorte de gamme et d’échelle harmonique où, la clef une fois donnée, rien ne fit fausse note et ne détonnàt. Il s’en est acquitté à merveille. La première, partie du roman surtout est en ce genre un chef-d’œuvre ; c’est le classique du romantique.

Une troupe de comédiens honnêtes gens, dest-à-dire qui prennent leur profession et leur métier au sérieux, errant la nuit par un désert de Gascogne, aperçoivent une clarté qui les dirige jusqu’à un château habité par le jeune baron de Sigognac. Mais quel château ! le vrai château de la misère. On n’a jamais exprimé avec un plus saisissant reliefula poésie de la ruine et du délabrement. Sigogtiac n’a pour toute bienvenue à offrir à la troupe comique que le gîte et le foyer z eux, en retour, ils lui apportent le souper et la victuailles ; leur chariot, à ce moment, est des mieux fournis. Une sorte de fraternité s’établit à l’instant entre les hôtes ; les beaux yeux d’Isabelle, Pingénue de la troupe (et véritablement honnête en effet), n’y nuisent pas. Au moment de se quitter, le baron se décide tout à coup à les suivre, à profiter de leur offre et de leur chariot pour aller jusqu’à Paris. Ce sont les détails de toutes ces journées de marche qu’il faut lire : la première station à l’auberge très-suspecte du Soleil bleu, le guet336 NOUVEAUX LUNDIS.

apens du brigand Agostin et cette attaque à main armée qui tourne en bonne humeur ; la rencontre du marquis de Bruyères, jeune gentilhomme aussi bien en point etaussi florissant que Sigognac est pauvre ; l’invitation et la réception des comédiens à ce brillant et confortable château de Bruyères, où ils donnent une représentation applaudie ; le congé et le départ bien rémunérés ; l’enlèvement volontaire de la soubrette à l’une des pattes d’oie du chemin ; puis la disette qui revient, la route qui s’allonge, la neige qui tombe, les rafales qui forcent le chariot de s’arrêter ; le pauvre Matamore, le plus maigrede la troupe, qui n’y peut tenir et qui succombe d’inanition et de froid ; la recherche qu’on fait de lui par ces steppes deineige, quand on s’est aperçu de sa disparition, son enterrement lugubre :- et cela s’appelle E/Ïet de neige. Lfauteur n’a pas craint de marquer par là que c’est le paysage qui domine, que c’est le pittoresque des choses qui l’emporte sur les actions des personnages. Et pourtant il n’y a pas de sa part d’insensibilité : l’humanité se retrouve dans ces pages, une humanité qui compatit aux bêtes comme aux gens, un sentiment vrai d’égalité humaine. Ce sentiment se prononce surtout lorsque Sigognac, honteux d’être à charge à ses tristes compagnons sans leur rendre aucun service, et les voyant en peine et tout désemparés depuis la perte du pauvre Matamore, s’offre ’ le remplacer lui-même, à mettre de côté sa véritable (Us ÊJ’

pée, et, sous le nom grotesque de Capitaine Fracasse, qui sera désormais le sien, à faire son rôle sur les tréteaux, en attendant fortune meilleure : un regard THÉOPHILE GAUTIER‘ ’ 331

d’Isabelle l’en récompense. Sigognac, en se faisant comédien, déroge, il ne se dégrade pas : il s’honore plutôt aux yeux du lecteur comme aux siens. La représentation dans la grange, chez Bellombre, un ancien camarade qu’ils ont retrouvé près de Poitiers, devenu riche par héritage et propriétaire, est un nouveau tableau. On va en effet dans ce roman de tableau en tableau. l] n’est pas une page qui n’en représente un tout fait ou a faire. lci, ces cavaliers qui attendent à l’embranchement du chemin pour l’enlèvement de la soubrette avec des mules à grelots et empanachées, c’est un Wouwermans tournant un peu a l’espagnol ; - cette représentation dans une grange chez Bellombre, c’est un Knaus, transporté d’Alsace en Poitou ; -cet effet de neige, c’est un souvenir russe, un paysage, si vous le voulez, de Swertchkow. ’I’ont est ainsi, et je me figure le roman comme un canevas etun prétexte à tableaux. (Yest. un roman-album à l’usage des artistes des amateurs d’estampes, des collecteurs d’Abraham Bosse ou de Callot. le laisse la série des aventures ; elles se multiplient surtout’et se compliquent après l’arrivée à Paris. L’auteur n’a pas craint, puisqu’il avait affaire à des comédiens, de leur appliquer dans la vie les aven-l tures mêmes des tragi-comédies qu’ils représentent ; il 11’a pas manqué d’employer la reconnaissance finale et subite, ordinaire à ces fabuleux dénuements, en faisant d’Isabelle la fille d’un prince. Encore une fois, l’action n’est que secondaire ; c’est le détail tout spirituel et pittoresque qui est tout ; ll paraît assez clairement que le romancier n’est pas pressé, qu’il ne tend pas au but, 338 NOUVEAUX LUNDIS.

qu’il tourne le dos à cette forme de récit courante et naturelle qui n’intéresse que par le fond et qui se fait oublier. Ne lui reprochez pas ce qui est son intention et son dessein même. Qu’y faire ? Pimmédiat, en quoi que ce soit, ne lui fait pas l’effet de l’art, Manon Lescaut lui paraît trop simple, j’en suis sùr, et, telle qu’elle est, ne le tente pas. Il la préférerait de beaucoup avec un loup de velours sur le front et chaussée d’un brodequin. Il aime mieux voir la nature à travers un léger travestissement. Il semble avoir pris partout pour devise ce mot de Jean et Jeannette.- « Le masque nous a rendus vrais. »

Mais ce qu’il faut dire pour juger ce roman à son vrai point de vue, c’est que c’est’ le chef-d’œuvre de la littérature Louis XIII qui sort de terre, après plus de deux siècles, avec tout un vernis de nouveauté. C’est la plus grande impertinence qu’on se soit permise en faveur des genres foudroyés par Boileau. Elle est un peu longue, dira-t-on, cette impertinence ; mais la’longueur même fait partie de la revanche, et le descriptif, en reparaissant, se devait à lui-même une réhabilitation complète et sur toutes les coutures. Quand on écrira désormais l’histoire littéraire de l’époque de Louis XIII, on ne pourra le faire sans y joindre cette œuvre posthume, ce ricochet qui fait bouquet. Théophile Gautier s’est incrusté par là dans la littérature du passé. Il s’est impose aux Géruzez futurs. l)ans cette espèce d’Élysée bizarre et bachique qu’on se figure aisément pour ces libres et un peu folàtres esprits d’avant Louis XIV, il me semble d’ici les voir, à cette heure de réveil, à cette nouvelle d’un regain si inattendu : l’Ombree du joyeux Saint-Amant à tressailli ; le poëte Théophile se tient pour consolé et vengé dorénavant de ses disgrâces ; Scarron a bondi d’aise sur son escabeau, et Cyrano enfin, retroussant sa moustache, passe et repasse en idée, plus fier que jamais, sur ce Pont-Neuf populeux où une double haie de bourgeois et de marauds ébahis l’admire.





  1. Librairie de Charpentier, quai de l’École, 28.