Nouvelle

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Nouvelle
traduit par J. Porchat





NOUVELLE.




L’épais brouillard d’une matinée d’automne enveloppait encore la vaste cour du château du prince, mais déjà l’on commençait à voir, à travers le voile moins sombre, toute la chasse à pied et à cheval s’agiter pêle-mêle. On voyait distinctement les plus proches faire à la hâte leurs préparatifs, allonger ou raccourcir les étriers, se passer des fusils et des gibecières, endosser la carnassière de blaireau, tandis que les chiens impatients menaçaient d’entraîner les hommes qui les tenaient en laisse. Çà et là, un cheval se démenait plus vivement, poussé par son ardeur naturelle ou par l’éperon du cavalier, qui, même dans cette demi-obscurité, ne pouvait dissimuler quelque vaine fantaisie de se mettre en évidence. Cependant tous attendaient le prince, qui, prenant congé de sa jeune épouse, tardait longtemps à paraître.

Unis depuis peu de temps, ils goûtaient déjà le bonheur de s’entendre : tous deux étaient d’humeur vive et agissante ; l’un s’intéressait volontiers aux goûts et aux désirs de l’autre. Le père du prince avait pu voir encore et mettre à profit l’époque où il devint manifeste que les membres de l’État devaient tous également passer leurs jours dans le travail, l’activité, l’industrie, et, chacun à sa manière, amasser d’abord et jouir.

À quel point la chose avait réussi, il fut aisé de s’en apercevoir en ces jours, où le grand marché, qu’on pouvait bien appeler une foire, venait justement de s’ouvrir. Le prince avait fait, la veille, une promenade à cheval avec son épouse parmi les flots des marchandises entassées, et lui avait fait observer comme la montagne faisait là d’heureux échanges avec la plaine ; il savait, sur les lieux mêmes, la rendre attentive à l’activité de ses domaines.

Ces jours-là, le prince ne s’entretint guère avec ses alentours que de ces objets, qui l’absorbaient, et il travailla surtout assidûment avec le ministre des finances. Cependant le grand veneur ne perdit pas ses droits, et, sur ses représentations, il fut impossible de résister à la tentation de mettre à profit ces jours d’automne, pour entreprendre une chasse déjà différée, et se donner à soi-même, et aux nombreux étrangers qui étaient arrivés, une fête rare et singulière.

La princesse fut très-fâchée de rester au logis. On avait résolu de pénétrer bien avant dans la montagne, et de troubler, par une expédition inattendue, les paisibles habitants de ces bois.

À son départ, le prince ne négligea point de proposer à la princesse une promenade à cheval, qu’elle devait faire en la compagnie de Frédéric, l’oncle du prince.

« Je te laisse encore, ajouta-t-il, comme écuyer et page, Honorio, qui aura soin de tout. »

En conséquence, il donna, en descendant l’escalier, les ordres nécessaires à un beau jeune homme, et disparut bientôt avec ses hôtes et sa suite.

La princesse, qui avait suivi des yeux son époux jusque dans la cour, et l’avait salué en agitant son mouchoir, se retira dans les chambres de derrière, d’où se découvrait, sur les montagnes, une perspective d’autant plus belle, que le château même, s’élevant du pied à quelque hauteur, présentait, soit par devant, soit par derrière, divers points de vue remarquables. La princesse trouva l’excellent télescope comme on l’avait laissé la veille, après s’être amusé à observer, par-dessus les montagnes et la cime des bois, les hautes ruines de l’antique manoir de famille, qui ressortaient admirablement aux derniers rayons du soleil, les grandes masses d’ombre et de lumière pouvant alors donner l’idée la plus claire de ce remarquable monument des vieux âges. Ce matin encore, l’instrument faisait paraître d’une manière frappante les teintes d’automne répandues sur les arbres de tout genre qui, durant de longues années, avaient poussé sans trouble et sans obstacles entre les murs. Cependant la belle dame dirigea la lunette un peu plus bas, vers une plaine déserte et rocailleuse, que la chasse devait traverser : elle attendit ce moment avec patience et ne s’abusa point, car la netteté et la force de l’instrument permirent à ses beaux yeux de reconnaître parfaitement le prince et le grand veneur ; elle ne put même s’empêcher d’agiter encore son mouchoir, quand elle vit ou crut voir les chasseurs faire une courte halte et jeter un regard en arrière.

L’oncle Frédéric, s’étant fait annoncer, survint alors avec son dessinateur, qui portait sous le bras un grand portefeuille.

« Ma chère nièce, dit le vieux et robuste seigneur, nous vous apportons les vues du manoir de famille, que l’on a dessinées pour montrer, de divers côtés, comme ce puissant château fort a résisté, depuis des siècles, au temps et aux orages, et comme ses murailles ont dû toutefois céder ça et là, ça et là s’écrouler en affreuses ruines. Nous avons fait maints travaux pour rendre abordable ce lieu sauvage : il n’en faut pas davantage pour jeter dans l’étonnement, dans l’extase, tous les voyageurs et les touristes. »

Le prince poursuivit, en montrant les dessins l’un après l’autre :

« En cet endroit, où l’on monte par le chemin creux, entre les murs extérieurs d’enceinte, pour arriver devant le château proprement dit, s’élève devant nous un rocher des plus puissants de toute la montagne ; sur ce rocher, une tour est bâtie, mais nul ne saurait dire où la nature finit, où l’art et le travail de l’homme commencent. Plus loin, on voit des murs qui flanquent le côté, et des remparts qui descendent en forme de terrasses. Mais je ne m’exprime pas exactement, car c’est proprement un bois qui environne cet antique sommet. Depuis cent cinquante ans, la hache n’a point retenti dans ce lieu, et des arbres puissants se sont élevés de toutes parts. Où que l’on veuille approcher des murs, l’érable poli, le chêne rude, le pin élancé, opposent leurs tiges et leurs racines ; il faut serpenter alentour et suivre avec précaution le sentier. Voyez comme le crayon de notre maître a rendu parfaitement le caractère du paysage ! comme se distinguent les différentes espèces de tiges et de racines, entremêlées avec la maçonnerie, et les fortes branches qui passent à travers les brèches ! C’est un désert sans pareil, un site accidenté d’une manière unique, où les traces antiques de la force humaine, dès longtemps disparue, se montrent dans la lutte la plus sévère avec la nature vivante et agissante éternellement. »

Le prince, présentant une autre feuille, poursuivit en ces termes :

« Que dites-vous maintenant de la cour du château, que la chute de la porte et de sa vieille tour avait rendue inaccessible, et dans laquelle, de mémoire d’homme, personne n’avait pénétré ? Nous l’avons prise de côté, nous avons percé des murs, fait sauter des voûtes, et pratiqué de la sorte un chemin commode, mais secret. Au dedans il n’a pas été nécessaire de déblayer : là se trouve une roche disposée par la nature en plate-forme ; toutefois de grands arbres ont réussi à prendre racine ; ils ont crû lentement, mais hardiment ; aujourd’hui ils étendent leurs branches jusque dans les galeries où le chevalier passait et repassait autrefois ; elles ont même envahi, par les portes et les fenêtres, les salles voûtées, d’où nous ne prétendons point les chasser. Elles en ont pris possession et peuvent y demeurer. Après avoir enlevé d’épaisses couches de feuilles, nous avons trouvé le sol aplani de cette place remarquable, qui peut-être n’a pas au monde son égale.

« Un détail bien curieux encore, et qu’il faut voir sur les lieux, c’est un érable, qui a pris racine sur les degrés par lesquels on monte à la grande tour, où il est devenu un arbre si fort, que l’on ne peut sans beaucoup de peine passer auprès, pour arriver au sommet de la tour, d’où l’on découvre une immense perspective. Mais on s’y trouve aussi à l’ombre commodément, car c’est ce même arbre qui s’élève merveilleusement sur tout l’ensemble.

« Remercions l’artiste de talent qui, dans ses divers dessins, nous donne l’idée de tout, comme si nous étions en présence des objets ; il a consacré à ce travail les plus belles heures du jour et de l’année, et, durant des semaines, il a tourné autour de ces ruines. Dans cet angle est disposé, pour lui et pour le garde que nous lui donnons, un agréable petit logement. Vous ne sauriez croire, ma chère nièce, quelles vues et quels aspects admirables il s’est ménagés sur le pays, sur la cour et les murailles. Mais à présent que tout se trouve esquissé d’une manière si pure et si caractéristique, il l’achèvera ici à son aise. Nous ornerons de ces tableaux le pavillon de notre jardin, et quiconque promènera ses regards sur nos parterres réguliers, nos berceaux et nos allées ombreuses, souhaitera d’aller se livrer là-haut à la méditation, et contempler en réalité le vieux et le nouveau, le rigide, l’indomptable, l’indestructible et le flexible, le vivant, l’irrésistible. »

Honorio vint annoncer que les chevaux étaient prêts, et la princesse, se tournant vers son oncle :

« Montons au manoir, dit-elle, et que je voie en réalité ce que vous m’avez ici montré en images. Depuis mon arrivée, j’entends parler de cette entreprise, et je suis enfin curieuse de voir de mes yeux ce qui me semblait impossible, à l’entendre conter, et que je trouve encore invraisemblable dans ces esquisses.

— Pas encore, ma chère, répondit le prince. Ce que vous avez vu est ce qui peut être, ce qui sera : bien des choses sont seulement commencées ; il faut que l’art achève d’abord son œuvre, pour n’être pas exposé à rougir devant la nature.

— Dirigeons du moins notre promenade vers les hauteurs, dussions-nous aller seulement jusqu’au pied. J’ai grande envie aujourd’hui de porter au loin mes regards.

— Comme il vous plaira.

— Mais passons par la ville et la grande place du marché, ou des boutiques sans nombre ont formé comme une petite ville, un camp. On dirait que les besoins et les travaux de toutes les familles du pays d’alentour se sont déployés, assemblés, dans ce centre, et montrés au jour ; car l’observateur attentif y voit tout ce que l’homme produit, tout ce qui lui est nécessaire : on peut se figurer, un moment, que l’argent est inutile, qu’ici chaque marchandise peut être écoulée par échange, et, dans le fond, c’est ainsi que les choses se passent. Depuis hier, que le prince m’a fourni l’occasion de ces remarques, j’aime à réfléchir comme en ce pays, où la montagne et la plaine confinent l’une à l’autre, elles expriment clairement leurs besoins et leurs vœux. Si le montagnard sait transformer de mille manières le bois de ses forêts, appliquer le fer à mille usages différents, de l’autre part, les gens viennent à lui avec les marchandises les plus diverses, dans lesquelles on peut reconnaître à peine la matière et le but.

— Je sais, repartit le prince, que mon neveu donne à cet objet la plus grande attention, car c’est précisément dans cette saison qu’il importe surtout de recevoir plus qu’on ne livre ; parvenir à ce résultat est, au fond, l’essentiel dans le gouvernement de l’État, comme dans le plus petit ménage. Mais excusez-moi, ma chère nièce, je n’aime pas à chevaucher à travers la foire ou le marché ; on est arrêté ou retenu à chaque pas ; et puis mon imagination se retrace en traits de flamme l’affreuse catastrophe qui laissa dans mes yeux comme des traces brûlantes, ce jour où je vis réduit en cendres un pareil amas de richesses et de marchandises. Je m’étais à peine....

— Ne perdons pas ces belles heures, » dit vivement la princesse, que le digne homme avait déjà fatiguée plus d’une fois avec la description détaillée de ce malheur : comme quoi, faisant un grand voyage, et s’étant couché un soir, bien fatigué, dans la première auberge qui donnait sur la place du marché, alors animée par la grande foire, des cris et des flammes, qui roulaient contre l’auberge, lui avaient apporté un affreux réveil.

La princesse monta lestement sur son cheval favori, et, au lieu de prendre par la porte de derrière et le côté de la montagne, elle sortit du côté d’en bas, par la porte de devant, entraînant son compagnon contrarié, mais résigné à la suivre. Eh ! qui n’aurait chevauché volontiers à côté d’elle ? qui ne l’aurait suivie volontiers ? Honorio lui-même avait renoncé de bon cœur à la chasse, auparavant si désirée, pour être tout entier aux ordres de la princesse.

Comme on devait s’y attendre, les cavaliers ne purent traverser la place qu’au petit pas. L’aimable dame égayait toutes les haltes par quelque remarque spirituelle.

« Je répète ma leçon d’hier, disait-elle, puisque la nécessité veut mettre notre patience à l’épreuve. »

Et véritablement, la foule pressait de telle sorte les cavaliers, qu’ils ne pouvaient continuer que lentement leur marche. Le peuple contemplait avec joie la jeune dame, et l’on pouvait lire sur tous ces visages épanouis la franche satisfaction de voir que la première femme du pays en était aussi la plus agréable et la plus belle.

On voyait mêlés ensemble des montagnards, qui avaient leurs tranquilles demeures parmi les rochers, les pins et les sapins ; des campagnards, venus des collines, des champs et des prairies ; des artisans de petite ville, enfin des gens de toute sorte. Après avoir promené sur l’ensemble un regard tranquille, la princesse fit observer à son compagnon, que tous ces gens, d’où qu’ils fussent venus, avaient employé pour leurs vêtements plus d’étoffe qu’il n’était nécessaire, plus de drap et de toile, plus de rubans pour les garnitures. On aurait dit que les femmes ne pouvaient assez faire d’étalage et les hommes assez se pavaner.

« Passons-leur cela, dit l’oncle : à quelque objet que l’homme emploie son superflu, il y trouve son plaisir, surtout s’il le consacre à se parer et s’ajuster. »

La princesse fit un signe d’approbation. Peu à peu ils étaient arrivés à une place libre qui menait au faubourg ; là, à la suite des boutiques et des échoppes sans nombre, leurs yeux rencontrèrent une baraque plus grande, d’où ils entendirent aussitôt sortir des rugissements qui déchiraient les oreilles. Apparemment l’heure était arrivée où l’on donnait la pâture aux bêtes sauvages que l’on montrait en spectacle : le lion faisait retentir avec la plus grande force sa voix, terreur des forêts et des solitudes ; les chevaux frémissaient, et l’on dut observer comme le roi du désert s’annonçait terriblement au milieu du mouvement et de la vie paisible du monde civilisé. Arrivés plus près de la baraque, ils ne pouvaient manquer de jeter un coup d’œil sur les peintures colossales qui représentaient, avec des couleurs tranchantes et des formes énergiques, les animaux étrangers, et devaient inspirer à la foule paisible l’irrésistible désir de les voir. Le tigre, furieux et terrible, s’élançait sur un More et semblait prêt à le déchirer ; un lion était couché, d’un air grave et majestueux, comme ne voyant devant ses yeux aucune proie digne de lui ; auprès de ces deux monstres, d’autres bêtes, diverses et singulières, méritaient peu d’attention.

« À notre retour, dit la princesse, nous mettrons pied à terre et nous irons voir ces hôtes curieux.

— C’est une chose étrange, dit le prince, que l’homme demande toujours des émotions aux spectacles horribles. Le tigre est couché là dedans tranquille dans sa cage, et il faut qu’il se jette ici avec fureur sur un More, afin que l’on imagine de voir là dedans la même chose. Nous n’avons pas assez de meurtres et de carnage, d’incendies et de ruines ; il faut que les chanteurs de foire les répètent à tous les coins de rue. Les bonnes gens veulent être effrayés, afin de sentir après combien il est agréable et doux de respirer librement. »

Mais toutes les impressions pénibles que ces affreuses images pouvaient avoir laissées s’effacèrent aussitôt que, parvenus à la porte de la ville, les cavaliers s’avancèrent dans les plus riantes campagnes. La route longeait d’abord la rivière, étroite encore, il est vrai, et ne portant que de légers bateaux, mais qui, sans perdre son nom, devait, par degrés, devenir un grand fleuve et vivifier des pays lointains. Ensuite on s’élevait insensiblement, en traversant des vergers et des jardins de plaisance, et l’on se voyait, de proche en proche, dans un pays ouvert et peuplé ; enfin des bouquets d’arbres, puis un petit bois, s’ouvrirent pour la cavalcade, et les détails les plus pittoresques bornèrent et réjouirent ses regards ; puis elle fut gracieusement accueillie par un vallon gazonné, qui s’élevait en pente et qui, fauché récemment pour la seconde fois, semblait un tapis de velours, arrosé par une source vive, jaillissant à grands flots dans la partie supérieure. Ils gagnèrent ainsi une halte plus élevée et plus découverte, qu’ils atteignirent en s’éloignant de la forêt, et gravissant rapidement la pente. Alors ils virent, à une distance considérable encore, par-dessus de nouveaux massifs, le vieux château, le terme de leur pèlerinage, s’élever comme une cime rocheuse et bocagère. Derrière eux (car on n’arrivait jamais à cette place sans se retourner), ils aperçurent vers la gauche, dans les intervalles accidentels des grands arbres, le château du prince, éclairé par le soleil matinal ; les belles constructions de la ville haute, qu’enveloppait un léger nuage de fumée, puis, à droite, la ville basse, quelques sinuosités de la rivière, avec ses prairies et ses moulins, et, vis-à-vis, une vaste et fertile contrée.

Lorsqu’ils se furent rassasiés de cette vue, ou plutôt, comme cela nous arrive quand, de ces lieux élevés, nous promenons nos regards autour de nous, lorsqu’ils en vinrent à désirer une vue plus vaste et plus ouverte encore, ils gagnèrent une grande plaine rocailleuse, où la puissante ruine leur apparut comme un sommet couronné de verdure, avec quelques vieux arbres autour de ses pieds, dans la profondeur ; ils franchirent l’espace et se trouvèrent précisément devant le côté le plus escarpé et le moins abordable. Là s’élevaient des masses de rochers aussi vieilles que le monde, invulnérables à toutes les révolutions, solides, bien assises, et montant ainsi comme des tours. Les ruines écroulées dans les intervalles gisaient, en grandes masses et en plates-formes irrégulières, les unes sur les autres, comme pour interdire toute approche aux plus hardis. Mais les pentes ardues, les escarpements, semblent sourire à la jeunesse ; les aborder, les prendre d’assaut, les conquérir, est pour des membres agiles une jouissance. La princesse témoigna le désir de faire une tentative. Honorio était tout prêt ; l’oncle, déjà plus paresseux, se laissa néanmoins persuader et ne voulut pas sembler invalide ; on laissa les chevaux sous les arbres, au pied de la ruine, et l’on se proposa de gravir jusqu’à une certaine hauteur, où un rocher en saillie offrait une esplanade : de ce lieu, la vue se présentait déjà à vol d’oiseau, cependant elle formait encore une suite de plans assez pittoresques.

Le soleil touchait au méridien et répandait la plus vive lumière ; le château du prince, avec ses diverses parties, son corps de logis, ses ailes, ses coupoles et ses tours, se présentait majestueusement, ainsi que la ville haute, dans toute son étendue ; la vue pénétrait aussi aisément dans la ville basse ; et, avec le secours de la lunette, on distinguait même les boutiques sur la place du marché. Honorio ne manquait jamais de se munir d’un si précieux instrument ; on remontait, on descendait le cours de la rivière ; en deçà, un territoire montueux, entrecoupé en forme de terrasses ; au delà, un pays fertile, s’élevant en pentes douces et sillonné de légères collines ; des villages innombrables, car il était d’usage immémorial de disputer sur le nombre qu’on en pouvait distinguer de cette place. Sur cette immense étendue régnait un joyeux silence, le silence de midi, pendant lequel, au dire des anciens, le dieu Pan sommeillait, et toute la nature retenait son haleine pour ne pas l’éveiller.

« Ce n’est pas la première fois, dit la princesse, que, me trouvant dans un lieu élevé, d’où la vue s’étend au loin de toutes parts, je réfléchis que la brillante nature semble parfaitement pure et paisible, et fait naître l’impression qu’il ne peut rien arriver de fâcheux dans le monde ; et, lorsqu’on retourne dans les demeures des hommes, qu’elles soient hautes ou basses, larges ou étroites, il s’y trouve toujours quelques luttes à soutenir, quelques différends à aplanir et à régler. »

A ce moment, Honorio, qui avait regardé la ville avec la longue-vue, s’écria :

« Voyez ! voyez ! du feu sur la place du marché ! »

Ils regardèrent et virent un peu de fumée : le jour éteignait la flamme.

« Le feu s’étend ! » s’écrièrent-ils, en continuant de regarder avec la lunette.

La princesse, avec sa vue excellente, put même distinguer à l’œil nu le sinistre. De temps en temps on apercevait une rougeur ardente ; la fumée montait et l’oncle dit :

« Retournons ! Cela va mal : j’ai toujours craint de voir une seconde fois un pareil malheur. »

Quand ils furent descendus, ils retournèrent à leurs chevaux, et la princesse dit au vieux seigneur :

« Allez bien vite, mais non pas sans l’écuyer. Laissez-moi Honorio, nous vous suivons à l’instant. »

L’oncle sentit la sagesse, la nécessité de cet avis ; il descendit, avec toute la vitesse possible, la pente rocailleuse et sauvage. Quand la princesse fut à cheval, Honorio lui dit :

« Altesse, je vous en prie, allez lentement ; dans la ville comme au château, les secours contre l’incendie sont dans le meilleur ordre ; cet accident, tout imprévu et tout extraordinaire qu’il est, ne causera aucun trouble. Le sol est mauvais : ce sont de petits cailloux et une herbe courte ; il est dangereux d’aller vite ; d’ailleurs, avant que nous arrivions, on sera maître du feu. »

La princesse ne l’écoutait pas ; elle voyait la fumée s’étendre ; elle crut avoir vu briller un éclair, avoir entendu une explosion : alors s’éveillèrent dans son imagination tous les effrayants souvenirs que le bon oncle n’avait que trop profondément gravés dans son âme par ses récits répétés de l’incendie de la foire.

Cette catastrophe avait été sans doute assez effroyable, assez soudaine et menaçante, pour laisser, pendant toute la vie, une appréhension inquiète de voir le retour d’un pareil malheur : au milieu de la nuit, dans la grande place du marché, couverte de boutiques, un incendie subit avait dévoré magasin après magasin, avant que ceux qui dormaient dans l’intérieur ou auprès de ces baraques légères, eussent secoué le sommeil. Le prince lui-même, fatigué de son voyage, et qui venait de s’endormir, s’élance à la fenêtre : il voit tous les objets éclairés d’une lumière sinistre ; à droite et à gauche, flammes sur flammes, soulevées, serpentent contre lui ; déjà les maisons du marché, rougies par le reflet, paraissent brûlantes, menaçant d’un moment à l’autre de s’embraser en effet et d’éclater en flammes. Là-bas, rien n’arrêtait la fureur de l’incendie ; les planches craquaient, les lattes éclataient, les toiles volaient, et leurs noirs lambeaux, découpés en languettes enflammées, tournoyaient dans l’air, comme si les malins esprits, transformés de mille manières en leur élément, avaient voulu se consumer dans leurs danses folâtres, et çà et là surgir encore de l’embrasement. Ensuite, avec des clameurs aiguës, chacun sauvait ce qu’il trouvait sous sa main ; maîtres et serviteurs s’efforçaient de traîner les ballots hors des flammes, d’arracher quelque chose encore à l’étalage brûlant, pour l’enfermer dans les caisses qu’ils devaient finir par laisser en proie aux flammes rapides. Plusieurs ne demandaient qu’un moment d’arrêt au feu qui s’approchait avec fracas ; ils cherchaient quel parti ils pourraient prendre, et soudain ils se voyaient envahis avec tout leur avoir ; déjà tout brûlait et flambait d’un coté, quand de l’autre régnait encore une nuit sombre. Des caractères obstinés, des hommes à volonté forte, résistaient avec fureur à l’ennemi furieux, et sauvaient quelques objets aux dépens de leurs sourcils et de leurs cheveux brûlés. Hélas ! cette affreuse confusion se représentait à la vive imagination de la princesse ; la pureté de l’horizon lui semblait obscurcie ; un voile se répandait sur sa vue ; les forêts et les prairies avaient un air d’angoisse extraordinaire.

Arrivés dans la paisible vallée, sans prendre garde à sa fraîcheur salutaire, ils avaient fait à peine quelques pas au-dessous de la source vive qui formait le ruisseau voisin, quand la princesse aperçut dans les buissons, au bas de la prairie, quelque chose d’étrange, qu’elle reconnut à l’instant pour le tigre. Il accourait en bondissant, comme elle l’avait vu peu auparavant en peinture ; et cette image, après les images affreuses qui l’avaient tout à l’heure occupée, produisit sur elle la plus étrange impression.

« Fuyez, madame ! s’écrie Honorio ; fuyez ! »

Elle tourna bride du coté de la montagne escarpée, par le chemin qu’ils venaient de suivre. Le jeune homme courut au monstre, prit son pistolet et tira, quand il se crut assez proche ; mais, par malheur, il manqua la bête : elle fit un saut de coté, le cheval s’arrêta, le tigre, furieux, poursuivit son chemin, montant sur la trace de la princesse. Elle courait, de toute la force de son cheval, sur la pente escarpée et pierreuse, songeant à peine que le délicat animal, qui n’avait point l’habitude de pareils efforts, ne pourrait les soutenir. Il se força, pressé par l’écuyère en détresse ; il broncha une fois, puis une autre, contre les petits cailloux roulant sur la pente, et, après de violents efforts, il tomba épuisé sur la terre. La belle dame, agile et résolue, ne manqua pas de se retrouver hardiment sur ses pieds ; le cheval aussi se releva ; mais le tigre approchait, non pas cependant avec une extrême vitesse : le sol inégal, les pierres pointues, semblaient arrêter son élan, et la poursuite d’Honorio, qui galopait sur sa trace, puis montait à ses côtés, en mesurant sa marche, semblait seule aiguillonner et stimuler sa force. Les deux coureurs atteignirent en même temps le lieu où la princesse était arrêtée à cheval : le cavalier se penche, tire, et, de son deuxième coup, transperce la tête du monstre, qui tombe aussitôt. Ce fut lorsqu’on le vit couché de toute sa longueur, qu’on put juger la force redoutable dont il ne restait plus que la masse gisante. Honorio avait sauté à bas de son cheval, et, le genou sur le tigre, il amortissait ses derniers mouvements, tenant à la main son couteau de chasse. Le jeune homme était beau ; il était accouru au galop, comme la princesse l’avait vu dans les joutes de lances et les courses de bagues : c’était ainsi qu’au manège, tandis qu’il passait au galop, sa balle frappait au milieu du front, sous le turban, la tête de Turc plantée sur le poteau ; c’était ainsi qu’en courant à bride abattue, il enlevait de terre, à la pointe du sabre, la tête de More ; il était heureux et adroit à tous ces exercices, ce qui vint alors très à propos.

« Donnez-lui son reste, dit la princesse : je crains qu’il ne vous blesse encore avec ses griffes.

— Pardon, madame, répliqua le jeune homme, il est assez mort comme cela, et je ne veux pas gâter la fourrure, qui doit briller l’hiver prochain sur votre traîneau.

— Point de bravade ! dit la princesse : tout ce qu’on a de piété dans le fond du cœur se déploie dans un pareil moment.

— Et moi aussi, dit Honorio, je ne me sentis jamais une piété plus fervente ; c’est pourquoi mon esprit s’arrête à la plus joyeuse pensée : je ne vois plus dans cette fourrure que son usage pour vos plaisirs.

— Elle me rappellerait toujours ce terrible moment.

— Est-il, repartit le jeune homme, avec la flamme au visage, est-il un plus innocent trophée, que de faire porter en triomphe devant le vainqueur les armes de l’ennemi tué ?

— Je me souviendrai de votre adresse et de votre courage, et je n’ai pas besoin d’ajouter que vous pouvez compter, pour la vie, sur ma reconnaissance et sur la faveur du prince. Mais levez-vous. L’animal est sans vie, songeons au reste. Avant tout, levez-vous.

— Puisque me voilà à genoux, dit le jeune homme, puisque je me trouve dans une attitude qui, de toute autre manière, me serait interdite, laissez-moi vous demander en ce moment l’assurance de la faveur, de la grâce que vous m’accordez. J’ai déjà souvent sollicité de votre auguste époux un congé et la permission de faire un grand voyage. Celui qui a le bonheur de s’asseoir à votre table, celui à qui vous accordez l’honneur de se mêler aux entretiens de votre cour, doit avoir vu le monde. Les voyageurs affluent ici de toutes parts, et, si l’on parle de quelque ville, de quelque point important du globe, on demande chaque fois à votre serviteur s’il les a visités. On ne croit du bon sens qu’à celui qui a vu tout cela. Il semble qu’on ne doive s’instruire que pour les autres.

— Levez-vous, répéta la princesse. Je n’aimerais pas à former un vœu ou une prière contre la volonté formelle de mon époux ; mais, si je ne me trompe, la raison pour laquelle il vous a gardé jusqu’à présent près de sa personne, n’existera bientôt plus. Son intention était de vous voir devenu un gentilhomme mûr et formé, qui pût faire honneur à lui-même et à son prince en pays étranger, comme vous l’avez fait à la cour jusqu’à présent : or l’action que vous venez de faire serait pour un jeune homme le plus beau passe-port qu’il pût emporter dans le monde. »

La princesse n’eut pas le temps d’observer qu’au lieu d’une joie de jeune homme, une certaine tristesse parut sur le visage d’Honorio, et lui-même il n’eut pas le loisir de donner carrière à ses sentiments, car ils virent une femme, qui tenait un petit garçon par la main, gravir à la hâte la montagne et venir droit à eux. A peine Honorio, recueillant ses esprits, s’était-il levé, que la femme se jeta sur le cadavre en poussant des cris désespérés, et, à cette action, comme à son habit, d’ailleurs propre et décent, mais étrange et bariolé, on reconnut aussitôt la maîtresse et la gardienne de l’animal tué, d’autant plus que l’enfant, aux yeux noirs, aux cheveux noirs, qui tenait une flûte à la main, pleurant comme sa mère, moins violemment, mais profondément ému, se mit à genoux auprès d’elle.

L’explosion soudaine de la passion, chez cette malheureuse femme, fut suivie, par intervalles et soubresauts, d’un torrent de paroles, comme un ruisseau qui se précipite par cascades de rochers en rochers. Son langage naturel, court et entrecoupé, devint pénétrant et pathétique. On essayerait en vain de le traduire dans nos idiomes ; toutefois nous pouvons arriver à rendre à peu près le sens.

« Ils t’ont tuée, pauvre bête ! tuée sans nécessité ! Tu étais apprivoisée, tu te serais gîtée volontiers, et tu nous aurais attendus, car tes pattes étaient endolories et tes griffes n’avaient plus de force. L’ardent soleil te manquait pour les mûrir ! Tu étais le plus beau de ton espèce. Qui vit jamais un tigre royal, couché dans le sommeil, aussi superbe que te voilà gisant-mort, pour ne jamais te relever ? Quand tu t’éveillais au point du jour, et que tu ouvrais la gueule, en tirant ta langue vermeille, tu semblais nous sourire, et, tout en rugissant, tu prenais néanmoins, avec gentillesse, ta pâture des mains d’une femme, des doigts d’un enfant ! Que nous t’avons longtemps accompagné dans tes voyages ! Que ta société nous fut longtemps précieuse et profitable ! C’est à nous, à nous proprement, que la nourriture venait de ceux qui dévorent, et le doux rafraîchissement de ceux qui sont forts. Il n’en sera plus ainsi. Malheur ! malheur ! »

Elle n’avait pas achevé ses plaintes, que l’on vit, sur la moyenne pente de la montagne, au pied du château, descendre, à bride abattue, des cavaliers, que l’on reconnut sur-le-champ pour la troupe du prince, et lui-même en tête. En chassant au fond des montagnes, ils avaient vu s’élever la fumée de l’incendie, et ils avaient pris leur course, comme pour une ardente chasse à courre, dans la direction de ces sinistres indices. Arrivés au galop, à travers la rocailleuse clairière, ils s’arrêtent saisis d’étonnement, à la vue du groupe inattendu qui frappait les regards dans la plaine ouverte. Après la première reconnaissance, il y eut un moment de stupeur, et, lorsqu’on se fut un peu remis, quelques paroles expliquèrent ce que l’aspect même des choses ne disait pas. En présence de cette scène étrange, inouïe, le prince avait fait halte, environné d’un cercle de cavaliers et de gens accourus à la hâte. On ne balança point sur ce qu’on avait à faire ; le prince était occupé à donner des ordres et à les faire exécuter, quand un homme de grande taille, et qui portait, comme la femme et l’enfant, un costume bizarre et bariolé, pénétra dans le cercle. Alors la famille réunie témoigna sa surprise et sa douleur, et le mari, sans perdre contenance, dit, en restant devant le prince à une distance respectueuse :

« Ce n’est pas le moment de gémir. Hélas ! mon seigneur et puissant chasseur, le lion est aussi échappé ; il s’est aussi dirigé de ce coté dans la montagne : épargnez-le ! pitié ! qu’il ne périsse pas comme ce pauvre animal !

— Le lion, dit le prince, en sais-tu la trace ?

— Oui, monseigneur. Là-bas un paysan, qui, sans nécessité, s’était sauvé sur un arbre, m’a indiqué la gauche, plus loin, dans la montagne : alors j’ai vu devant moi cette grande troupe d’hommes et de chevaux ; la curiosité et le besoin de secours m’ont fait accourir.

— Eh bien, dit le prince, il faut que la chasse se porte de ce côté. Chargez vos armes, soyez circonspects : ce serait un malheur de le pousser au fond du bois. Mais enfin, brave homme, nous ne pourrons pas épargner votre lion. Comment avez-vous été assez imprudent pour laisser échapper vos bêtes ?

— Monseigneur, quand nous avons vu l’incendie éclater, nous sommes restés tranquilles et dans l’attente ; il se propageait rapidement, mais loin de nous : nous avions assez d’eau pour nous préserver ; tout à coup il se fit une explosion, qui lança des brandons jusqu’à nous et au delà : nous avons perdu la tête, et nous voilà dans la misère. »

Le prince était encore occupé à donner des ordres : soudain tout sembla suspendu un moment, lorsqu’on vit descendre et accourir précipitamment du vieux château un homme, que l’on reconnut pour le serviteur qui gardait le logement du peintre, y faisait sa demeure et surveillait les ouvriers. Il arriva hors d’haleine, mais il eut bientôt fait connaître, en peu de mots, que le lion s’était couché là-haut au soleil, derrière la haute muraille d’enceinte, au pied d’un hêtre séculaire, et qu’il se tenait tout à fait tranquille. L’homme finit par dire avec chagrin :

« Quel dommage d’avoir porté hier ma carabine à la ville, pour la faire nettoyer ! Il ne se serait pas relevé : la peau m’aurait appartenu, et, comme de juste, je m’en serais pavané toute ma vie. »

Le prince, que servait fort bien dans cette occasion son expérience militaire (il s’était déjà vu menacé plusieurs fois de périls qui avaient semblé inévitables), dit alors au maître de la ménagerie :

« Quelle garantie me donnez-vous, que, si nous épargnons votre lion, il ne portera pas dans le pays le ravage chez mes sujets ?

— Cette femme et cet enfant, répondit vivement le père, offrent de le calmer, de le contenir, jusqu’au moment où j’aurai voituré là-haut la caisse ferrée, afin que nous puissions l’emmener sans qu’il ait fait ni souffert aucun mal. »

Le petit garçon parut essayer sa flûte, qui était plutôt une sorte de hautbois : elle était à bec, comme le sifflet ; une personne exercée pouvait en tirer les sons les plus agréables. Cependant le prince avait demandé comment le lion était arrivé, et le garde répondit :

« Par le chemin creux, muré de part et d’autre, qui fut de tout temps, et qui doit être à l’avenir, le seul passage : nous avons ruiné de fond en comble deux autres sentiers par lesquels on pouvait arriver, et nul ne saurait atteindre que par ce premier passage étroit, le château magique sur lequel s’exercent l’esprit et le goût du prince Frédéric, pour en faire une merveille. »

Après un instant de réflexion, pendant lequel le prince observait l’enfant, qui n’avait pas cessé de faire entendre comme un doux prélude, il se tourna vers Honorio et lui dit :

« Tu as fait beaucoup aujourd’hui : achève ta journée ! Occupe le chemin creux ; tenez vos carabines prêtes, mais ne tirez pas, à moins que vous ne puissiez pas intimider et faire reculer l’animal : en tout cas, allumez un feu, pour l’effrayer s’il veut descendre. Que le mari et la femme se chargent du reste. »

Honorio se hâta d’exécuter les ordres du prince. L’enfant poursuivit sa mélodie, qui n’en était pas une, mais une succession de sons irréguliers, et, par cela même, peut-être plus saisissante. Les assistants paraissaient comme charmés par le mouvement d’une modulation chantante, quand le père se mit à dire avec un noble enthousiasme :

« Dieu a donné au prince la sagesse, et lui a fait connaître aussi que toutes les œuvres divines sont sages, chacune dans son espèce. Voyez le rocher, comme il est ferme et ne s’ébranle pas ! comme il brave l’orage et le soleil ! Des arbres antiques décorent sa tête, et, ainsi couronné, il regarde au loin de toutes parts : mais, si une partie s’écroule, elle ne reste pas ce qu’elle était ; elle tombe brisée en mille pièces qui couvrent la pente. Là même, elles ne veulent pas s’arrêter ; elles bondissent vivement jusqu’au pied de la montagne ; le ruisseau les reçoit et les porte à la rivière ; sans résister, sans regimber, non pas anguleuses, mais polies, arrondies, elles vont plus vite leur chemin, et, de rivière en rivière, elles arrivent enfin à l’Océan, où les géants passent en troupes, où les nains foisonnent dans les profondeurs.

« Mais qui célèbre la gloire du Seigneur, que les étoiles magnifient d’éternité en éternité ? et pourquoi regardez-vous au loin ? Observez ici l’abeille, qui, dans les derniers jours d’automne, moissonne encore diligemment, et comme un maître et un ouvrier, se bâtit une maison régulière. Considérez la fourmi : elle connaît sa route et ne la perdra point ; elle se bâtit une demeure avec des brins d’herbe, des miettes de terre et des feuilles de sapin. Cependant c’est en vain qu’elle travaille : le cheval foule et disperse tout. Voyez, il écrase les poutres, il disperse les planches ; impatient, il ronfle et ne peut rester en repos ; car le Seigneur a fait du cheval le compagnon du vent et l’escorte de la tempête, afin qu’il porte l’homme où il veut et la femme où elle désire. Mais le lion s’est avancé dans la forêt de palmiers ; il a parcouru le désert d’une marche grave ; là, il règne sur tous les animaux, rien ne lui résiste, et pourtant l’homme sait l’apprivoiser ; la plus cruelle des créatures est saisie de respect devant l’image de Dieu, laquelle est aussi le modèle des anges qui servent Dieu et ses serviteurs ; car, dans la fosse aux lions, Daniel ne s’effraya point ; il resta ferme et joyeux, et le rugissement farouche n’interrompit nullement son chant pieux. »

L’enfant accompagnait par moments de sons agréables ce discours, prononcé avec l’expression d’un sincère enthousiasme : quand le père eut fini, le petit garçon chanta d’une voix claire et pure, avec de jolies roulades, les paroles suivantes, que le père accompagna de la flûte à l’unisson :

« Ici, dans la fosse, j’entends sortir de la tombe le chant du prophète : les anges balancent leurs ailes pour le fortifier. Le juste pourrait-il craindre ? Le lion et la lionne viennent de part et d’autre se courber autour de lui ; les chants pieux et doux les ont charmés. »

Le père continuait d’accompagner la strophe avec la flûte ; la mère faisait par moments la seconde voix.

Et ce qui fit surtout une vive impression, c’est que l’enfant entremêla dans un ordre différent les vers de la strophe, et, par là, produisit, sinon un sens nouveau, du moins un sentiment d’une vivacité nouvelle :

« Les anges montent vers le ciel, descendent vers la terre, et leurs voix nous fortifient. Quels accents célestes ! Dans la fosse, dans le tombeau, l’enfant craindrait-il ? Ces chants pieux et doux ne laissent pas approcher le malheur. Les anges balancent leurs ailes, et déjà la chose est faite. »

Puis ils chantèrent tous trois avec force et exaltation :

« Car l’Éternel règne sur la terre ; son regard règne sur les mers ; les lions deviennent des agneaux et le flot roule en arrière ; l’épée nue s’arrête au moment de frapper ; la foi et l’espérance sont comblées ; il accomplit des miracles, l’amour qui s’enveloppe dans la prière. »

Tout le monde faisait silence, prêtait l’oreille, écoutait, et ce fut seulement quand ces chants eurent cessé, que l’on put remarquer et observer l’impression qu’ils avaient faite. Tout le monde était comme apaisé ; chacun était touché à sa manière. Le prince, comme s’il eût considéré pour la première fois le malheur qui venait de le menacer, le front baissé, regardait son épouse, qui, s’appuyant sur lui et cédant à son émotion, prit son mouchoir artistement brodé, et s’en couvrit les yeux, heureuse de sentir son jeune sein soulagé du poids qui l’avait oppressé quelques minutes auparavant. Il régnait dans la foule un parfait silence ; on semblait avoir oublié les dangers, là-bas l’incendie, et là-haut le réveil d’un lion endormi dans un repos suspect.

Le signal que donna le prince d’amener les chevaux remit la troupe en mouvement ; puis il se tourna vers la femme et lui dit :

« Vous croyez donc, en quelque lieu que vous trouviez le lion échappé, pouvoir l’apaiser par vos chants, par les chants de ce petit garçon, avec le secours de cette flûte, et le ramener ensuite dans sa cage, sans qu’il ait fait ni souffert aucun mal ?

— Oui, » dirent-ils avec force, en prenant le ciel à témoin. Le gardien leur fut donné pour guide. Aussitôt le prince prit les devants avec peu de monde ; la princesse avança plus lentement avec le reste de la suite. La mère et l’enfant, conduits par le guide, qui s’était pourvu d’une arme, gravissaient la montagne par des sentiers plus escarpés.

À l’entrée du chemin creux, qui ouvrait l’entrée du château, ils trouvèrent les gardes-chasse qui entassaient des broutilles sèches, afin d’allumer, à tout événement, un grand feu.

« Ce n’est pas nécessaire, dit la femme, tout ira bien sans cela. »

Plus en avant, ils aperçurent Honorio, assis sur un pan de mur, sa double arquebuse sur les genoux : il était là, comme prêt à toute occurrence, mais à peine sembla-t-il remarquer les arrivants ; il paraissait plongé dans de profondes réflexions et jeter autour de lui des regards distraits.

La femme le supplia de ne pas faire allumer le feu ; mais il paraissait faire peu d’attention à ses paroles ; elle l’apostropha vivement et lui cria :

« Beau jeune homme, tu as tué mon tigre : je ne te maudis point ; épargne mon lion, bon jeune homme, et je te bénirai ! »

Honorio regardait fixement devant lui, du côté où le soleil commençait à décliner dans sa carrière.

« Tu regardes vers le couchant, cria la femme; tu fais bien. 11 y a beaucoup à faire de ce côté. Hâte-toi, ne tarde pas : tu vaincras, mais commence par te vaincre toi-même. »

À ces mots, il sembla sourire ; la femme monta plus haut, et ne put s’empêcher de jeter encore un regard en arrière sur celui qu’elle dépassait : un rayon vermeil colorait son visage ; elle croyait n’avoir jamais vu un plus beau jeune homme.

« Si, comme vous en êtes convaincu, dit alors le garde, votre enfant peut attirer et calmer le lion avec sa flûte et son chant, il nous sera très-facile de nous emparer de lui, car le puissant animal s’est couché tout près de la voûte percée par laquelle nous avons pratiqué une entrée dans la cour du château, parce que la porte principale est obstruée. Si l’enfant l’attire dedans, je puis fermer aisément l’ouverture, et l’enfant pourra, s’il le juge convenable, échapper au lion par un des petits escaliers en limaçon qu’il voit dans l’angle. Cachons-nous : je me placerai de manière qu’à chaque moment ma balle puisse aller au secours du petit garçon.

— Précautions superflues : Dieu et notre adresse, la piété et le bonheur, feront pour le mieux.

— Soit ! reprit le garde, mais je connais mes devoirs. Je vous mène d’abord par un sentier difficile sur les murs, vis-à-vis de l’entrée que j’ai dite ; l’enfant pourra descendre, comme dans l’arène du spectacle, et il attirera dans ce lieu l’animal apaisé. »

C’est ce qui fut exécuté. Le garde et la mère, cachés, observèrent d’en haut comme l’enfant, après avoir descendu l’escalier en limaçon, se montra dans la cour éclairée, et disparut vis-à-vis dans l’ouverture sombre, puis aussitôt fit entendre sa flûte, dont les sons se perdirent par degrés et enfin cessèrent. Ce fut une pause pleine d’anxiété. Cette étrange situation oppressait le vieux chasseur, familiarisé avec le danger. Il se disait qu’il aurait préféré aller en personne à la rencontre du redoutable animal. Pour la mère, penchée en avant et le visage serein, elle prêtait l’oreille, sans laisser paraître la moindre inquiétude.

Enfin on entendit de nouveau les sons de la flûte ; l’enfant sortit de la voûte, les yeux brillants de joie. Le lion marchait derrière lui lentement et, à ce qu’il semblait, avec quelque peine. Il témoignait par moments le désir de se coucher ; mais l’enfant le conduisit en demi-cercle, à travers les arbres, encore peu dépouillés de leurs feuilles nuancées ; enfin il s’assit dans un lieu où les derniers rayons du soleil, pénétrant par une brèche, lui faisaient comme une auréole ; il reprit alors sa chanson calmante, que nous aimons à répéter :

« Ici, dans la fosse, j’entends sortir de la tombe le chant du prophète ; les anges balancent leurs ailes pour le fortifier. Le juste pourrait-il craindre ? Le lion et la lionne viennent de part et d’autre se courber autour de lui ; les chants pieux et doux les ont charmés. »

Cependant le lion s’était couché tout près de l’enfant, et lui avait posé lourdement sur les genoux la patte droite antérieure ; l’enfant, continuant de chanter, la caressait doucement, mais il remarqua bientôt qu’une épine était plantée entre les doigts.

Il arracha soigneusement la pointe douloureuse, ôta de son cou, en souriant, sa cravate de soie bigarrée, et banda la terrible patte du monstre ; en sorte que la mère, dans sa joie, se pencha en arrière, les bras étendus, et, par extraordinaire, aurait peut-être applaudi et crié bravo, si le garde, en la saisissant de son poignet vigoureux, ne l’avait fait souvenir que le danger n’était pas encore passé.

L’enfant, après avoir préludé par quelques notes, fit entendre ce chant de triomphe :

« Car l’Éternel règne sur la terre ; son regard règne sur les mers ; les lions deviennent des agneaux et le flot roule en arrière : l’épée nue s’arrête au moment de frapper ; la foi et l’espérance sont comblées : il accomplit des miracles, l’amour qui s’enveloppe dans la prière. »

S’il est imaginable qu’on ait pu découvrir sur les traits d’une si furieuse créature, du tyran des bois, du roi des animaux, une expression de bienveillance, de satisfaction reconnaissante, ce dut être cette fois : et, réellement, l’enfant, couronné de lumière, semblait un puissant et glorieux vainqueur ; et le lion ne semblait pas vaincu (car sa force restait en lui cachée), mais il semblait apprivoisé, il semblait suivre librement sa propre et paisible volonté. L’enfant continuait de jouer et de chanter, entremêlant les vers à son gré et en ajoutant de nouveaux :

« C’est ainsi qu’un ange du ciel aime à prendre soin des enfants sages, pour empêcher les volontés mauvaises, pour encourager les belles actions ; c’est ainsi que la pieuse pensée et la mélodie conspirent pour enchaîner, par magie, aux faibles genoux du fils bien-aimé le grand roi de la forêt. »