Obermann/LII

La bibliothèque libre.
Obermann (1804 - 2e éd, 1833)
Charpentier (p. 246-253).

LETTRE LII.

Paris, 9 octobre, VII.

Je suis très-content de votre jeune ami. Je pense qu’il sera aimable homme, et je me crois sûr qu’il ne sera pas un aimable. Il part demain pour Lyon. Vous lui rappellerez qu’il laisse ici deux personnes dont il ne sera pas oublié. Vous devinez bien la seconde : elle est digne de l’aimer en mère ; mais elle est trop aimable pour n’être pas aimée d’une autre manière, et il est trop jeune pour prévenir et éviter ce charme qui se glisserait dans un attachement d’ailleurs si légitime. Je ne suis point fâché qu’il parte : vous êtes prévenu, vous lui parlerez avec prudence.

Il me parait justifier tout l’intérêt que vous prenez à lui : s’il était votre fils, je vous féliciterais. Le vôtre serait précisément de cet âge ; et lui, il n’a plus de père ! Votre fils et sa mère devaient périr avant l’âge. Je n’évite point de vous en parler. Les anciennes douleurs nous attristent sans nous déchirer : cette amertume profonde, mais adoucie par le temps et rendue tolérable, nous devient comme nécessaire ; elle nous ramène à nos longues habitudes ; elle plaît à nos cœurs avides d’émotions, et qui cherchent l’infini jusque dans leurs regrets. Votre fille vous reste ; bonne, aimable, intéressante comme eux qui ne sont plus, elle peut les remplacer pour vous. Quelque grandes que soient vos pertes, votre malheur n’est pas celui de l’infortuné, mais seulement celui de l’homme. Si ceux que vous n’avez plus vous étaient restés, votre bonheur eût passé la mesure accordée aux heureux. Donnons à leur mémoire ces souvenirs qu’elle mérite si bien, sans trop nous arrêter au sentiment des peines irremédiables. Conservez la paix, la modération que rien ne doit ôter entièrement à l’homme, et plaignez-moi de rester loin de vous en cela.

Je reviens à celui que vous appelez mon protégé. Je pourrais dire que c’est plutôt le vôtre ; mais en effet vous êtes plus que son protecteur, et je ne vois pas ce que son père eût pu faire de mieux pour lui. Il me paraît le bien sentir, et je le crois d’autant plus qu’il n’y met aucune affectation. Quoique dans notre course à la campagne nous ayons parlé de vous à chaque coin de bois, à chaque bout de prairie, il ne m’a presque rien dit des obligations qu’il vous a : il n’avait pas besoin de m’en parler, je vous connais trop ; il ne devait pas m’en parler, je ne suis pas un de vos amis. Cependant je sais ce qu’il en a dit à madame T*** avec qui, je le répète, il se plaisait beaucoup, et qui vous est elle-même très-attachée.

Je vous avais écrit que nous irions voir incessamment les environs de Paris : il faut vous rendre compte de cette course, afin qu’avant mon départ pour Lyon vous ayez une longue lettre de moi, et que vous ne puissiez plus me dire que cette année-ci je n’écris que trois lignes[1] comme un homme répandu dans le monde.

Il n’a pas tardé à s’ennuyer à Paris. Si son âge est curieux, ce n’est guère de cette curiosité qu’une grande ville peut longtemps alimenter. Il est moins curieux d’une médaille que d’un château ruiné dans les bois : quoiqu’il ait des manières agréables, il laissera le cercle le mieux composé pour une forêt bien giboyeuse ; et malgré son goût naissant pour les arts, il quittera volontiers un soleil levant de Vernet pour une belle matinée, et le paysage le plus vrai de Hue pour les vallons de Bièvre ou de Montmorency.

Vous êtes pressé de savoir où nous avons été, ce qui nous est arrivé. D’abord il ne nous est rien arrivé : pour le reste, vous le verrez, mais pas encore ; j’aime les écarts. Savez-vous qu’il serait très-possible qu’un jour il aimât Paris, quoique maintenant il ne puisse en convenir ? C’est possible, dites-vous assez froidement, et vous voulez poursuivre ; mais je vous arrête, je veux que vous en soyez convaincu.

Il n’est pas naturel à un jeune homme qui sent beaucoup d’aimer une capitale, attendu qu’une capitale n’est pas absolument naturelle à l’homme. Il lui faut un air pur, un beau ciel, une vaste campagne offerte aux courses, aux découvertes, à la chasse, à la liberté. La paix laborieuse des fermes et des bois lui plaît mieux que la turbulente mollesse de nos prisons. Les peuples chasseurs ne conçoivent pas qu’un homme libre puisse se courber au travail de la terre : pour lui, il ne voit pas comment un homme peut s’enfermer dans une ville, et encore moins comment il aimera lui-même un jour ce qui le choque maintenant. Le temps viendra néanmoins où la plus belle campagne, quoique toujours belle à ses yeux, lui sera comme étrangère. Un nouvel ordre d’idées absorbera son attention ; d’autres sensations se mettront naturellement à la place de celles qui lui étaient seules naturelles. Quand le sentiment des choses factices lui sera aussi familier que celui des choses simples, celui-ci s’effacera insensiblement dans son cœur : ce n’est pas parce que le premier lui plaira plus, mais parce qu’il l’agitera davantage. Les relations de l’homme à l’homme excitent toutes nos passions ; elles sont accompagnées de tant de trouble, elles nous maintiennent dans une agitation si contenue, que le repos après elles nous accable, comme le silence de ces déserts nus où il n’y a ni variété ni mouvement, rien à chercher, rien à espérer. Les soins et le sentiment de la vie rustique animent l’âme sans l’inquiéter ; ils la rendent heureuse : les sollicitudes de la vie sociale l’agitent, l’entraînent, l’exaltent, la pressent de toutes parts ; ils l’asservissent. Ainsi le gros jeu retient l’homme en le fatiguant ; sa funeste habitude lui rend nécessaires ces alternatives d’espoir et de crainte qui le passionnent et le consument.

Il faut que je revienne à ce que je dois vous dire : cependant comptez que je ne manquerai pas de m’interrompre encore ; j’ai d’excellentes dispositions à raisonner mal à propos.

Nous résolûmes d’aller à pied : cette manière lui convint fort, mais heureusement elle ne fut point du goût de son domestique. Alors, pour n’avoir pas avec nous un mécontent qui eût suivi de mauvaise grâce nos arrangements très-simples, je trouvai quelques commissions à lui donner à Paris, et nous l’y laissâmes, ce qui ne lui plut pas davantage.

Je suis bien aise de m’arrêter à vous dire que les valets aiment la dépense. Ils en partagent les commodités et les avantages, ils n’en ont pas les inquiétudes : ils n’en jouissent pas non plus assez directement pour en être comme rassasiés, et pour n’y plus mettre de prix. Comment donc ne l’aimeraient-ils point ? ils ont trouvé le secret de la faire servir à leur vanité. Quand la voiture du maître est la plus belle de la ville, il est clair que le laquais est un être d’une certaine importance : s’il a l’humeur modeste, au moins ne peut-il se refuser au plaisir d’être le premier laquais du quartier. J’en sais un qui a été entendu disant : Un domestique peut tirer vanité de servir un maître riche, puisqu’un noble met son honneur à servir un grand roi, puisqu’il dit avec orgueil, le roi mon maître. Cet homme aura lu dans l’antichambre, et il se perdra.

J’ai pris tout simplement, dans les commissionnaires, un homme dont on me répondit. Il porta le peu de linge et d’effets nécessaires ; il nous fut commode en beaucoup de choses, et ne nous gêna pour aucune. Il parut très-content de se promener sans fatigue à la suite de gens qui le nourrissaient bien, et le traitaient encore mieux : et nous ne fûmes pas fâchés, dans une course de ce genre, d’avoir à notre disposition un homme avec qui on pouvait quitter, sans se compromettre, le ton des maîtres. C’était un compagnon de voyage fort serviable, fort discret ; mais qui enfin osait quelquefois marcher à côté de nous, et même nous parler de sa curiosité et de ses remarques, sans que nous fussions obligés de le contenir dans le silence, et de le renvoyer derrière avec un demi-regard d’une certaine dignité.

Nous partîmes le 14 septembre ; il faisait un beau temps d’automne, et nous l’eûmes avec peu d’interruption pendant toute notre course. Ciel calme, soleil faible et souvent caché, matinées de brouillards, belles soirées, terre humide et chemins propres ; le temps enfin le plus favorable, et partout beaucoup de fruits. Nous étions bien portants, d’assez bonne humeur : lui, avide de voir et tout prêt à admirer ; moi, assez content de prendre de l’exercice, et surtout d’aller au hasard. Quant à l’argent, beaucoup de personnages de roman n’en ont pas besoin ; ils vont toujours leur train, ils font leurs affaires, ils vivent partout sans qu’on sache comment ils en ont, et souvent quoiqu’on voie qu’ils n’en doivent pas avoir : ce privilège est beau ; mais il se trouve des aubergistes qui ne sont pas au fait, et nous crûmes à propos d’en emporter. Ainsi il ne manqua rien, à l’un pour s’amuser beaucoup, à l’autre pour faire avec lui une tournée agréable ; et plusieurs pauvres furent justement surpris de ce que des gens qui dépensaient un peu d’or pour leur plaisir trouvaient quelques sous pour les besoins du misérable.

Suivez-nous sur un plan des environs de Paris. Imaginez un cercle dont le centre soit le beau pont de Neuilly près de Paris, vers le couchant d’été. Ce cercle est coupé deux fois par la Seine et une fois par la Marne. Laissez la portion comprise entre la Marne et la petite rivière de Bièvre : prenez seulement le grand contour qui commence à la Marne, qui coupe la Seine au-dessous de Paris, et qui finit à Antony sur la Bièvre : vous aurez à peu près la trace que nous avons suivie pour visiter, sans nous éloigner beaucoup, les sites les plus boisés, les plus jolis ou les plus passables d’une contrée qui n’est point belle, mais qui est assez agréable et assez variée.

Voilà vingt jours bien passés, et qui n’ont coûté qu’à peu près onze louis. Si nous eussions fait cette course d’une manière en apparence plus commode, nous eussions été assujettis et souvent contrariés ; nous eussions dépensé beaucoup plus, et certainement elle nous eût donné moins d’amusement et de bonne humeur.

Un inconvénient encore plus grand dans des choses de ce genre, ce serait d’y porter une économie trop contrainte. S’il faut craindre à chaque auberge le moment où la carte paraîtra, et s’arranger, en demandant à dîner, de manière à demander le moins possible, il vaut beaucoup mieux ne pas sortir de chez soi. Tout plaisir où l’on ne porte pas quelque aisance et une certaine liberté cesse d’en être un. Il ne devient pas seulement indifférent, mais désagréable ; il donnait un espoir qu’il n’a pu remplir ; il n’est pas ce qu’il devait être ; et quelque peu de soins ou d’argent qu’il ait coûté, c’est au moins un sacrifice en pure perte.

Dans le peu que je connais en France, Chessel et Fontainebleau sont les seuls endroits où je consentirais volontiers à me fixer, et Chessel le seul où je désirerais vivre. Vous m’y verrez bientôt.

Je vous avais déjà dit que les trembles et les bouleaux de Chessel n’étaient pas comme d’autres trembles et d’autres bouleaux : les châtaigniers et les étangs et le bateau n’y sont pas comme ailleurs. Le ciel d’automne est là comme le ciel de la patrie. Ce raisin muscat, ces reines-marguerites d’une couleur pâle que vous n’aimiez point, et que maintenant nous aimons ensemble, et l’odeur du foin de Chessel, dans cette belle grange où nous sautions quand j’étais enfant ! Quel foin ! quels fromages à la crème ! les belles génisses ! Comme les marrons, en sortant du sac, roulent agréablement sur le plancher au-dessus de mon cabinet ! Il semble que ce soit un bruit de la jeunesse. Mais soyez-y.

Mon ami, il n’y a plus de bonheur. Vous avez des affaires ; vous avez un état : votre raison mûrit ; votre cœur ne change pas, mais le mien se serre. Vous n’avez plus le temps de mettre les marrons sous la cendre, il faut qu’on vous les prépare ; qu’avez-vous fait de nos plaisirs ? J’y serai dans six jours : cela est décidé.


  1. Relatif à des lettres supprimées.