Observations sur quelques grands peintres/Jouvenet

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JOUVENET.


Après le Poussin, Vouet, le Brun et le Sueur, tous les peintres de France marchoient sur leurs traces ; il sembloit qu’on ne pouvoit arriver au beau qu’en suivant les routes que ces hommes fameux avoient prises ; l’on avoit oublié, qu’on ne le trouve jamais en se traînant sur les pas des autres. Les jeunes artistes revenant d’Italie n’en rapportoient que des manières imitées, particulièrement imitées d’Annibal Carrache ; et les originaux que faisoient les plus habiles n’étoient guère que des copies. Le seul Jouvenet prit alors une marche nouvelle, et parmi une foule de peintres savans, il est presque le seul qui ait produit de beaux ouvrages distingués par une physionomie très-originale. On sait bien que depuis le siècle de Louis XIV, quelques artistes ont eu un caractère distinct et nouveau : on sait aussi que ce ne fut qu’aux dépens de toute espèce de vérité.

Jouvenet n’excite plus cet enthousiasme qu’il a long-temps fait naître dans l’École Française ; mais il est toujours estimé, admiré des véritables connoisseurs, et toujours il aura une place très-distinguée parmi nos grands artistes. Il réunit beaucoup de parties de la peinture, n’est foible dans aucune, et est original dans toutes. Ses ouvrages ont une verve, un mouvement, une énergie, soit dans la pensée, soit dans l’exécution, qui en font le principal caractère ; il est aussi distingué par une façon de peindre facile et trop prononcée ; il indiquoit trop carrément les ombres et les demi-teintes ; ses figures ressemblent quelquefois à ces hardies et savantes ébauches de sculpteur, produites par un sentiment brûlant, qui n’est refroidi par aucune fatigue, et que souvent on préfère à des productions beaucoup plus finies. Son dessin n’est pas bien noble, il n’est pas d’une recherche scrupuleuse pour le choix des formes ; il est savant, plein de chaleur, et correct surtout dans le mouvement des figures ; les siennes ont toujours celui qui convient à la situation où elles sont représentées. Une des parties de la peinture dans lesquelles Jouvenet a le mieux réussi, c’est l’ordonnance pittoresque ; ses compositions ont un bel ensemble, et présentent aux yeux des lignes heureusement contrastées et de larges effets de lumière et d’ombre. Quoiqu’on y trouve peut-être plus à désirer du côté de la justesse du raisonnement et de la vérité ; cependant, dans ce sens-là même, elles ont des beautés frappantes ; ses pensées sont naturelles, elles sont nobles souvent, et toujours énergiques et neuves.

Dans cette partie même, il est infiniment au-dessus de la plupart des peintres Italiens, admirables par de grandes beautés de détails, mais très-foibles, et souvent ridicules dans leurs pensées. Jusques à quand serons-nous injustes pour les hommes de mérite de notre nation ? Jusques à quand, aveugles que nous sommes, adorerons-nous des idoles étrangères, indignes de notre encens ? Jouvenet a peint plusieurs tableaux de la plus belle harmonie, et de la plus grande finesse de tons ; sa couleur est vigoureuse et originale ; on peut cependant lui reprocher de manquer souvent de variété, et de tomber dans un jaune trop égal. Ses expressions ne sont pas gracieuses ni délicates ; elles ont de la justesse et beaucoup d’énergie. Il n’a jamais de naïveté, ni de grâce ; mais toujours de la force et du mouvement : il ne touche guère, attendrit rarement ; mais il étonne, il échauffe toujours, il communique le feu dont il étoit plein lui-même.

Sa manière de draper est tout-à-fait neuve ; il n’a guère suivi, dans cette partie, que ce qui plaisoit à ses yeux, que son goût pour les masses bien décidées. Le costume ne paroît pas l’avoir beaucoup occupé ; ses draperies ressemblent souvent à de larges robes de chambre ; on lui pardonne volontiers ce défaut en faveur du parti qu’il en a tiré ; ce défaut même a une sorte de grandeur, et prête beaucoup aux effets de la lumière. Il eut aussi le mérite rare d’enrichir ses compositions d’une belle architecture ; et dans cette partie, comme dans toutes celles de son talent, le large, l’énergique et le neuf sont le principal caractère. Rien ne fait mieux son éloge, et ne montre avec plus d’exactitude tout ce qui distingue son talent, que ses ouvrages placés au Musée Napoléon, qui tiennent bien leur rang à côté des plus beaux tableaux du monde. Son tableau de la Descente de Croix, imposant par sa belle composition, par la vigueur de ses masses, est rempli de la plus mâle poésie ; et quelque grande, quelque méritée que soit la renommée de l’ouvrage de Rubens représentant le même sujet, le tableau de Jouvenet a la sienne aussi ; il a aussi ses enthousiastes admirateurs. On peut surtout bien connoître son talent dans ses rapides et nerveuses productions faites pour l’église de l’abbaye Saint Martin ; celle de la Résurrection du Lazare est préférée aux autres par quelques personnes ; celle des Vendeurs chassés du Temple passe généralement pour en être le chef-d’œuvre. Malgré l’art de l’agencement pittoresque, qui en est admirable, un désordre vrai anime cet ouvrage et rend parfaitement le tumulte du sujet ; le Christ a de la grandeur et de la dignité ; sa démarche fière, le noble courroux qui l’anime, justifient l’épouvante de tout ce qui l’environne ; tout se courbe et fuit à son aspect ; et le spectateur ému, voit bien que tant de désordre répandu dans le temple, ne peut venir que d’une force divine. Les animaux y sont disposés et peints avec beaucoup de chaleur, et avec infiniment plus de vérité que n’en ont ordinairement les animaux peints dans les plus beaux tableaux d’histoire.

Ses ouvrages ont encore un intérêt particulier, c’est d’offrir ensemble le commencement du goût maniéré du règne de Louis XV, et les restes imposans de celui de Louis XIV, qu’on retrouve toujours avec un saint respect. Nous devons d’autant plus tenir à la gloire du talent de Jouvenet, qu’elle appartient tout-à-fait à sa patrie, qu’il ne quitta jamais : circonstance qui pourtant fait naître des regrets ; et l’on est fâché qu’il n’ait pas connu la belle Italie ; l’on est fâché que célèbre trop tôt, trop jeune chargé d’importans et de nombreux travaux, il n’ait pas eu ces loisirs heureux, où le génie solitaire, inconnu, se fortifie par de profondes études, et en retardant son vol, s’assure des moyens de le rendre plus impétueux et plus élevé. Ce qui peut cependant nous consoler, c’est que ses productions plus terminées, plus approchant de la perfection, eussent peut-être été moins neuves, et eussent fait, avec les autres ouvrages des arts, un contraste moins frappant et moins utile peut-être à la perfection de leur ensemble. On pourroit le comparer à Crébillon, non par son espèce de talent, mais par son degré, par la place qu’il doit occuper ; et l’on pourroit dire qu’il est à le Brun, à le Sueur, au Poussin, ce que Crébillon est à Racine et à Corneille.

D’après toutes ces observations, on ne peut douter que Jouvenet ne doive être placé parmi les peintres fameux ; et la ville fière, avec raison, d’avoir vu naître le grand Corneille, doit aussi ressentir de l’orgueil et de la joie d’être celle où Jouvenet a reçu la naissance.