Orgueil et Prévention/17

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Traduction par Eloïse Perks.
Maradan (1p. 163-170).


CHAPITRE XVII


Élisabeth, le jour suivant, raconta à Hélen la conversation qu’elle avait eue avec M. Wickham. Hélen l’écoutait avec autant de chagrin que de surprise, ne pouvant croire M. Darcy si peu digne de l’amitié de M. Bingley : mais le moyen de mettre en doute la sincérité d’un jeune homme aussi aimable que M. Wickham ! L’idée seule qu’il avait été malheureux l’intéressait à lui ; elle crut donc n’avoir d’autre parti à prendre que de penser bien de tous deux, de les défendre l’un et l’autre, et d’attribuer à quelque erreur, ou au seul hasard, ce qu’elle ne pouvait expliquer autrement.

« Il vaut mieux penser, dit-elle, qu’on les a trompés tous deux ; par quels moyens ? c’est ce que nous ne pouvons savoir. Des personnes intéressées auront, par de faux rapports, cherché à les désunir : peut-être ils n’ont ni l’un ni l’autre aucun tort réel.

» — Bonne conjecture, en vérité ! Et maintenant, ma chère Hélen, qu’avez-vous à dire en faveur des personnes intéressées qui se sont mêlées de cette affaire ? Justifiez-les aussi, ou nous serons obligées de penser mal de quelqu’une.

» — Riez tant qu’il vous plaira, vous ne changerez jamais mes idées là-dessus : pensez, ma chère Lizzy, combien M. Darcy serait coupable de traiter ainsi le protégé de son père ; cela est impossible, il ne peut exister un homme assez dépourvu de sensibilité et d’honneur pour mépriser les dernières volontés d’un père ; et ses intimes amis seraient-ils à ce point aveuglés sur son compte ? Oh ! non.

» — Je suis bien plus portée, reprit Élisabeth, à croire M. Bingley trompé, que je ne le suis à penser que M. Wickham ait inventé ce qu’il me dit hier au soir. Il a cité les faits, a nommé les personnes… Si tout cela est faux, que l’autre le démente ; et son regard d’ailleurs exprimait la vérité. »

Tout cela néanmoins ne persuadait point Hélen ; ce qu’elle pensa, ce fut que, si véritablement M. Darcy méritait peu l’amitié de M. Bingley, celui-ci aurait bien à souffrir quand il connaîtrait son erreur.

Ici elles furent interrompues par l’arrivée de M. Bingley et de ses sœurs, qui venaient eux-mêmes les inviter au bal, si long-temps attendu, fixé enfin pour le mardi suivant. Ces deux dames étaient charmées d’embrasser leur chère amie. Il y avait mille ans qu’elles ne s’étaient vues. Elles demandèrent plusieurs fois comment Hélen avait passé le temps depuis leur séparation. Elles firent peu d’attention au reste de la famille, évitant avec soin Mme  Bennet, parlant peu à Élisabeth, et point du tout aux autres. Leur visite fut courte ; elles se levèrent avec une vivacité qui parut surprendre leur frère, et se retirèrent à la hâte, comme pour échapper aux civilités de Mme  Bennet.

Rien ne pouvait être plus agréable aux dames Bennet que l’idée d’un bal à Netherfield : la mère se plut à penser que cette fête était donnée pour sa fille aînée, et fut flattée de recevoir l’invitation de M. Bingley lui-même au lieu d’une lettre de cérémonie.

« Je jouirai tout un soir de la société de mes deux amies, et des attentions de leur frère, se disait Hélen avec satisfaction, tandis qu’Élisabeth pensait au plaisir de danser beaucoup avec M. Wickham, et de voir la confirmation de tout ce qu’il lui avait dit dans les regards et la conduite de M. Darcy. Les projets d’amusement de Catherine et Lydia dépendaient moins d’une seule personne, ou d’aucun événement particulier, car encore qu’elles se proposassent, aussi bien qu’Élisabeth, d’avoir M. Wickham pour danseur une bonne partie de la nuit, elles ne voulaient nullement s’en tenir à lui seul ; et, après tout, un bal était toujours un bal… Il n’y eut pas jusqu’à Mary qui ne promît à ses sœurs de les accompagner sans aucune répugnance.

« Mes matinées me sont précieuses, dit-elle, je les consacre entièrement à l’étude, mais le soir, je veux bien sacrifier aux convenances… La société a sur nous des droits imprescriptibles, et je me range tout à fait au système de ceux qui tiennent qu’une distraction est nécessaire à l’esprit. »

Il était rare qu’Élisabeth parlât sans nécessité à M. Colins, mais, la nouvelle du bal l’ayant rendue encore plus gaie que de coutume, elle eut la fantaisie de savoir si, acceptant l’invitation de M. Bingley, il croyait pouvoir convenablement prendre part aux divertissemens de la soirée ; et, par sa réponse, elle apprit, non sans quelque surprise, que, loin d’avoir aucun scrupule à cet égard, il ne craignait même pas, en se hasardant à danser, d’en être repris par l’archevêque ou par lady Catherine.

« Je ne pense pas, dit-il, qu’un bal donné par un homme bien famé, à une réunion choisie puisse conduire au mal : je suis même si éloigné d’avoir contre la danse aucune objection, que j’espère, dans le courant de la soirée, être honoré de la main de chacune de mes belles cousines, et je prends cette occasion de solliciter la vôtre, Mlle  Élisabeth, au moins pour les deux premières contredanses[1]. Je me flatte que ma cousine Hélen attribuera la préférence que je vous accorde à un motif juste et raisonnable, et non à un manque d’égards. »

Élisabeth ne fut pas peu déconcertée ; elle s’était proposé de danser avec Wickham ces deux mêmes contredanses, et avoir, au lieu de lui, M. Colins, quel cruel contretemps ! Il fallut s’y résoudre : elle se vit obligée, aux dépens peut-être du bonheur de M. Wickham, d’accepter cette invitation, d’aussi bonne grâce qu’il lui fût possible.

D’autant plus contrariée du compliment de son cousin que cette galanterie lui faisait entrevoir une préférence plus importante, l’idée lui vint qu’elle était l’heureuse femme choisie parmi ses sœurs pour être la maîtresse du presbytère d’Hunsford, et faire le quatrième au whist de lady Catherine. Bientôt cette idée devint une conviction, quand elle remarqua de nouveaux soins, et la peine qu’il se donnait avec plus ou moins de succès pour lui dire des choses charmantes sur son esprit et sa vivacité. Cette épreuve de ses charmes lui donna quelque étonnement, et fort peu de satisfaction ; et sa mère ne tarda pas à lui faire entendre qu’un pareil plan d’établissement lui était fort agréable : mais Élisabeth n’eut pas l’air de la comprendre, évitant de s’engager dans une discussion plus sérieuse qu’elle n’eût voulu.

« Est-il bien certain, se disait-elle, que M. Colins ait résolu de me demander ; et d’ailleurs, à quoi bon me chagriner d’avance ? »

Si l’attente du bal n’eût fourni aux deux plus jeunes sœurs ample matière de conversation, elles eussent été à plaindre, car, depuis le jour de l’invitation jusqu’à celui du bal, il ne cessa de pleuvoir ; elles ne purent une seule fois aller à Meryton. Durant quatre jours, ne voir ni leur tante ni les officiers, et n’apprendre aucune nouvelle, était pour elles une chose bien extraordinaire : cette réclusion alla même jusqu’à faire acheter, sans les voir, les rosettes des souliers de bal. Élisabeth elle-même aurait pu être contrariée par un temps qui différait le progrès de ses liaisons avec M. Wickham, et il ne fallait rien moins à Kitty et à Lydia que la certitude de danser le mardi suivant pour leur faire supporter la durée des quatre jours qui devaient s’écouler jusque-là.


  1. On danse presque toujours deux contredanses de suite avec le même danseur.