P’tit Bonhomme/Première partie/Chapitre 7

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Hetzel (p. 76-93).

VII

situation compromise.


Six semaines s’écoulèrent dans ces conditions, et on ne saurait être étonné que P’tit-Bonhomme eût pris l’habitude de cette vie agréable. Puisqu’on se plie à la misère, il ne doit pas être très difficile de s’accoutumer à l’aisance. Miss Anna Waston, toute de premier élan, ne se blaserait-elle pas bientôt par l’exagération et l’abus de ses tendresses ? Il en est des sentiments comme des corps : ils sont soumis à la loi de l’inertie. Que l’on cesse d’entretenir la force acquise, et le mouvement finit par s’arrêter. Or, si le cœur a un ressort, miss Anna Waston n’oublierait-elle pas un jour de le remonter, elle qui oubliait neuf fois sur dix de remonter sa montre ? Pour employer une locution de son monde, elle avait éprouvé « une toquade » des plus vives à l’exemple de la plupart des toquées de théâtre. L’enfant n’avait-il été pour elle qu’un passe-temps… un joujou… une réclame ?… Non, car elle était réellement bonne fille. Cependant, si ses soins ne devaient pas manquer, ses caresses étaient déjà moins continues, ses attentions moins fréquentes. D’ailleurs, une comédienne est tellement occupée, absorbée par les choses de son art — rôles à apprendre, répétitions à suivre, représentations qui ne laissent pas une soirée libre… Et les fatigues du métier !… Dans les premiers jours, on lui apportait le chérubin sur son lit. Elle jouait avec lui, elle faisait la « petite mère ». Puis, cela interrompant son sommeil qu’elle avait l’habitude de prolonger fort tard, elle ne le demandait plus qu’au déjeuner. Ah ! quelle joie de le voir assis sur une haute chaise qu’on avait achetée exprès, et manger de si bel appétit.

« Hein !… c’est bon ? disait-elle.

— Oh ! oui, madame, répondit-il un jour, c’est bon comme ce qu’on mange à l’hospice, quand on est malade. »

Une observation : bien que P’tit-Bonhomme n’eût jamais reçu ce qu’on appelle des leçons de belles manières — et ce n’étaient ni Thornpipe ni même M. O’Bodkins qui auraient pu les lui enseigner — il était d’une nature réservée et discrète, d’un caractère doux et affectueux, qui avaient toujours contrasté avec les turbulences et les polissonneries des déguenillés de la ragged-school. Cet enfant se montrait supérieur à sa condition, ainsi qu’il était supérieur à son âge, par les façons et les sentiments. Si étourdie, si linotte qu’elle fût, miss Anna Waston n’avait point été sans en faire la remarque. De son histoire, elle ne connaissait que ce qu’il avait pu lui en raconter depuis l’époque où il avait été recueilli par le montreur de marionnettes. C’était donc bien et dûment un enfant trouvé. Pourtant, étant donné ce qu’elle appelait sa « distinction naturelle », miss Anna Waston voulut voir en lui le fils de quelque grande dame, d’après la poétique du drame courant, un fils que, pour une raison inconnue, sa position sociale l’avait contrainte d’abandonner. Et là-dessus, de s’emballer suivant son habitude, brodant tout un roman qui ne brillait guère par la nouveauté. Elle imaginait des situations que l’on pourrait adapter au théâtre… On en tirerait une pièce à grands effets de larmes… Elle la jouerait, cette pièce… Ce serait le plus magnifique succès de sa carrière dramatique… Elle s’y montrerait renversante, et pourquoi pas sublime… etc., etc. Et, lorsqu’elle était montée à ce diapason, elle saisissait son ange, elle l’étreignait comme si elle eût été en scène, et il lui semblait entendre les bravos de toute une salle…

Un jour, P’tit-Bonhomme, troublé par ces démonstrations, lui dit :

« Madame Anna ?…

— Que veux-tu, chéri ?

— Je voudrais vous demander quelque chose.

— Demande, mon cœur, demande.

— Vous ne me gronderez pas ?…

— Te gronder !…

— Tout le monde a eu une maman, n’est-ce pas ?…

— Oui, mon ange, tout le monde a eu une maman.

— Alors pourquoi que je ne connais pas la mienne ?…

— Pourquoi ?… Parce que… répondit miss Anna Waston, assez embarrassée, parce que… il y a des raisons… Mais… un jour… tu la verras… oui !… j’ai l’idée que tu la verras…

— Je vous ai entendu dire, pas vrai, que ce devait être une belle dame ?…

— Oui, certes !… une belle dame !

— Et pourquoi une belle dame ?…

— Parce que… ton air… ta figure !… Est-il drôle, cet amour, avec ses questions ! Puis… la situation… la situation dans la pièce exige que ce soit une belle dame… une grande dame… Tu ne peux pas comprendre…

— Non… je ne comprends pas ! répondit P’tit-Bonhomme d’un ton bien triste. Il me vient quelquefois la pensée que ma maman est morte…

— Morte ?… Oh non !… Ne pense pas à ces choses-là… Si elle était morte, il n’y aurait plus de pièce…

— Quelle pièce ?… »

Miss Anna Waston l’embrassa, ce qui était encore la meilleure manière de lui répondre.

« Mais si elle n’est pas morte, reprit P’tit-Bonhomme avec la logique ténacité de son âge, si c’est une belle dame, pourquoi qu’elle m’a abandonné ?…

— Elle y aura été forcée, mon babery !… oh ! bien malgré elle !… D’ailleurs, au dénouement…

— Madame Anna ?…

— Que veux-tu encore ?…

— Ma maman ?…

— Eh bien ?…

— Ce n’est pas vous ?…

— Qui… moi… ta maman ?…

— Puisque vous m’appelez votre enfant !…

— Cela se dit, mon chérubin, cela se dit toujours aux bébés de ton âge !… Pauvre petit, il a pu croire !… Non ! je ne suis pas ta maman !… Si tu avais été mon fils, ce n’est pas moi qui t’aurais délaissé… qui t’aurais voué à la misère !… Oh non ! »

Et miss Anna Waston, infiniment émue, termina la conversation en embrassant de nouveau P’tit-Bonhomme, qui s’en alla tout chagrin.

Pauvre enfant ! Qu’il appartienne à une famille riche ou à une famille misérable, il est à craindre qu’il ne parvienne jamais à le savoir, pas plus que tant d’autres, ramassés au coin des rues !

En le prenant avec elle, miss Anna Waston n’avait pas autrement réfléchi à la charge que sa bonne action lui imposait dans l’avenir. Elle n’avait guère songé que ce bébé grandirait, et qu’il y aurait lieu de pourvoir à son instruction, à son éducation. C’est bien de combler un petit être de caresses, c’est mieux de lui donner les enseignements que son esprit réclame. Adopter un enfant crée le devoir d’en faire un homme. La comédienne avait vaguement entrevu ce devoir. Il est vrai, P’tit-Bonhomme avait à peine cinq ans et demi. Mais, à cet âge, l’intelligence commence à se développer. Que deviendrait-il ? Il ne pourrait la suivre pendant ses tournées de ville en ville, de théâtre en théâtre… surtout lorsqu’elle irait à l’étranger… Elle serait forcée de le mettre en pension… oh ! dans une bonne pension !… Ce qui était certain, c’est qu’elle ne l’abandonnerait jamais.

Et un jour, elle dit à Élisa :

« Il se montre de plus en plus gentil, ne remarques-tu pas ? Quelle affectueuse nature ! Ah ! son amour me paiera de ce que j’aurais fait pour lui !… Et puis… précoce… voulant savoir les choses… Je trouve même qu’il est plus réfléchi qu’on ne doit l’être si jeune… Et il a pu croire qu’il était mon fils !… Le pauvre petit !… Je ne dois guère ressembler à la mère qu’il a eue, j’imagine ?… Ce devait être une femme sérieuse… grave… Dis donc, Élisa, il faudra bien y penser, pourtant…

À quoi, madame ?

À ce que nous en ferons.

— Ce que nous en ferons… maintenant ?…

— Non, pas maintenant, ma fille… Maintenant, il n’y a qu’à le laisser pousser comme un arbuste !… Non… plus tard… plus tard… quand il aura sept ou huit ans… N’est-ce pas à cet âge-là que les enfants vont en pension ?… »

Élisa allait représenter que le gamin devait être déjà habitué au régime des pensions, et l’on sait à quel régime il avait été soumis — celui de la ragged-school. Suivant elle, le mieux serait de le renvoyer dans un établissement — plus convenable, s’entend. Miss Anna Waston ne lui donna pas le loisir de répondre.

« Dis-moi, Élisa ?…

— Madame ?

— Crois-tu que notre chérubin puisse avoir du goût pour le théâtre ?…

— Lui ?…

— Oui… Regarde-le bien !… Il aura une belle figure… des yeux magnifiques… une superbe prestance !… Cela se voit déjà, et je suis certaine qu’il ferait un adorable jeune premier…

— Ta… ta… ta… madame ! Vous voilà encore partie !…

— Hein !… je lui apprendrais à jouer la comédie… L’élève de miss Anna Waston !… Vois-tu l’effet ?…

— Dans quinze ans…

— Dans quinze ans, Élisa, soit ! Mais, je te le répète, dans quinze ans, ce sera le plus charmant cavalier que l’on puisse rêver !.. Toutes les femmes en seront…

— Jalouses ! répliqua Élisa. Je connais ce refrain. Tenez, madame, voulez-vous que je vous dise ma pensée ?…

Tandis que le régisseur lui tenait la main. (Page 88.)

— Dis, ma fille.

— Eh bien… cet enfant… ne consentira jamais à devenir comédien…

— Et pourquoi ?…

— Parce qu’il est trop sérieux.

— C’est peut-être vrai ! répondit miss Anna Waston. Pourtant… nous verrons…

— Et nous avons le temps, madame ! »

Rien de plus juste, on avait le temps, et si P’tit-Bonhomme, quoi qu’en eût dit Élisa, montrait des dispositions pour le théâtre, tout irait à merveille.

En attendant, il vint à miss Waston une fameuse idée — une de ces idées wastoniennes dont elle semblait avoir le secret. C’était de faire prochainement débuter l’enfant sur la scène de Limerick.

Le faire débuter ?… s’écriera-t-on. Mais c’est plus qu’une écervelée, cette étoile du drame moderne, c’est une folle à mettre à Bedlam !

Folle ?… Non, pas au sens propre du mot. D’ailleurs, « et pour cette fois seulement », comme disent les affiches, son idée n’était pas une mauvaise idée.

Miss Anna Waston répétait alors une « machine » à gros effets, une de ces pièces de résistance qui ne sont point rares dans le répertoire anglais. Ce drame ou plutôt ce mélodrame, intitulé Les Remords d’une mère, avait déjà extrait des yeux de toute une génération assez de larmes pour alimenter les fleuves du Royaume-Uni.

Or, dans cette œuvre du dramaturge Furpill, il y avait, c’était de règle, un rôle d’enfant — l’enfant que la mère ne pouvait garder, qu’elle avait dû abandonner un an après sa naissance, qu’elle retrouvait misérable, qu’on voulait lui ravir, etc.

Il va de soi que ce rôle était un rôle muet. Le petit figurant qui le jouerait n’aurait qu’à se laisser faire, c’est-à-dire se laisser embrasser, caresser, presser sur un sein maternel, tirer d’un côté, tirer de l’autre, sans jamais prononcer une parole.

Est-ce que notre héros n’était pas tout indiqué pour remplir ce rôle ? Il avait l’âge, il avait la taille, il montrait une figure pâle encore et des yeux qui avaient souvent pleuré. Quel effet, lorsqu’on le verrait sur les planches et précisément auprès de sa mère adoptive ! Avec quel emportement, quel feu, celle-ci enlèverait la scène Ve du troisième acte, la grande scène, lorsqu’elle défend son fils au moment où l’on veut l’arracher de ses bras ! Est-ce que la situation imaginaire ne serait pas doublée d’une situation réelle ? Est-ce que ce ne seraient pas de véritables cris de mère qui s’échapperaient des entrailles de l’artiste ? Est-ce que ce ne seraient pas de vraies larmes qui couleraient de ses yeux ? Il y eut là un nouvel emballement de miss Anna Waston, et même l’un des plus réussis de sa carrière dramatique.

On se mit à la besogne, et P’tit-Bonhomme fut conduit aux dernières répétitions.

La première fois, il éprouva un extrême étonnement de tout ce qu’il voyait, de tout ce qu’il entendait. Miss Anna Waston l’appelait bien : « mon enfant » en récitant son rôle, mais il lui semblait qu’elle ne le serrait pas éperdument entre ses bras, qu’elle ne pleurait pas en l’attirant sur son cœur. Et, en effet, de pleurer à des répétitions c’eût été à tout le moins inutile. À quoi bon s’user les yeux ? C’est assez de verser des larmes en présence du public.

Notre petit garçon se sentait d’ailleurs très impressionné. Les châssis de ces coulisses sombres, cet air mélangé d’un relent humide, cette salle spacieuse et déserte, dont les lucarnes, au dernier amphithéâtre, ne laissaient filtrer qu’un jour grisâtre, c’était d’un aspect lugubre, comme une maison dans laquelle il y aurait eu un mort. Cependant, Sib — il s’appelait Sib dans la pièce — fit ce qu’on lui demandait, et miss Anna Waston n’hésita pas à prophétiser qu’il obtiendrait un grand succès — elle aussi.

Peut-être, il est vrai, cette confiance n’était-elle pas généralement partagée ? La comédienne ne manquait pas d’un certain nombre d’envieux, surtout d’envieuses parmi ses bonnes camarades. Elle les avait souvent blessées par sa personnalité encombrante, avec ses caprices d’artiste en vedette, sans s’en apercevoir — comment s’en serait-elle aperçue ?… et sans le savoir — comment se fût-on hasardé à l’en avertir ? Et maintenant, grâce à l’exagération habituelle de son tempérament, voici qu’elle répétait à qui voulait l’entendre que, sous sa direction, ce petit, haut comme une botte, enfoncerait un jour les Kean, les Macready, et n’importe quel autre premier grand rôle du théâtre moderne !… En vérité, cela dépassait la mesure.

Enfin, le jour de la première représentation arriva.

C’était le 19 octobre, un jeudi. Il va de soi que miss Anna Waston devait se trouver alors dans un état d’énervement très excusable. Tantôt elle saisissait Sib, l’embrassait, le secouait avec une violence nerveuse, tantôt sa présence l’agaçait, elle le renvoyait, et il n’y comprenait rien.

On ne saurait s’étonner qu’il y eût ce soir-là grande affluence au théâtre de Limerick, où le public s’était porté en foule.

Et, du reste, l’affiche avait produit un effet d’extrême attraction :


Pour les représentations
de
Miss Anna Waston


LES REMORDS D’UNE MÈRE
poignant drame du
CÉLÈBRE FURPILL,
etc., etc.


Miss Anna Waston remplira le rôle de la duchesse de Kendalle.
Le rôle de Sib sera tenu par P’tit-Bonhomme,
âgé de cinq ans et neuf mois… etc., etc.


Aurait-il été fier, notre garçonnet, s’il se fût arrêté devant cette affiche. Il savait lire, et c’était sur fond blanc, s’il vous plaît, que son nom ressortait en grosses lettres.

Par malheur, sa fierté eut bientôt à souffrir : un réel chagrin l’attendait dans la loge de miss Anna Waston.

Jusqu’à ce soir-là, il n’avait point « répété en costume », comme on dit, et vraiment cela n’en valait pas la peine. Il était donc venu au théâtre avec ses beaux habits. Or, dans cette loge où se préparait la riche toilette de la duchesse de Kendalle, voici qu’Élisa lui apporte des haillons qu’elle se dispose à lui mettre. De sordides loques, propres en dessous certainement, mais en dessus, sales, rapiécées, déchirées. En effet, dans ce drame émouvant, Sib est un enfant abandonné que sa mère retrouve avec son accoutrement de petit pauvre — sa mère, une duchesse, une belle dame toute en soie, en dentelles et en velours !

Quand il vit ces guenilles, P’tit-Bonhomme eut d’abord l’idée qu’on allait le renvoyer à la ragged-school.

« Madame Anna… madame Anna ! s’écria-t-il.

— Eh qu’as-tu ? répondit miss Waston.

— Ne me renvoyez pas !…

— Te renvoyer ?… Et pourquoi ?…

— Ces vilains habits…

— Quoi !… il s’imagine…

— Eh non, petit bêta !… Tiens-toi un peu ! répliqua Élisa, en le ballottant d’une main assez rude.

— Ah ! l’amour de chérubin ! » s’écria miss Anna Waston, qui se sentit prise d’attendrissement.

Et elle se faisait de légers sourcils bien arqués avec l’extrémité d’un pinceau.

« Le cher ange… si l’on savait cela dans la salle ! »

Et elle se mettait du rouge sur les pommettes.

« Mais on le saura, Élisa… Ce sera demain dans les journaux… Il a pu croire… »

Et elle passait la houppe blanche sur ses épaules de grand premier rôle.

« Mais non… mais non… invraisemblable babish !… Ces vilains habits, c’est pour rire…

— Pour rire, madame Anna ?…

— Oui, et il ne faut pas pleurer ! »

Et volontiers elle aurait versé des larmes, si elle n’eût craint d’endommager ses couleurs artificielles.

Aussi Élisa de lui répéter en secouant la tête :

« Vous voyez, madame, que nous ne pourrons jamais en faire un comédien ! »

Cependant P’tit-Bonhomme, de plus en plus troublé, le cœur gros, les yeux humides, pendant qu’on lui enlevait ses beaux habits, se laissa mettre les haillons de Sib.

C’est alors que la pensée vint à miss Anna Waston de lui donner une belle guinée toute neuve. Ce serait son cachet d’artiste en représentation, « ses feux ! » répéta-t-elle. Et, ma foi, l’enfant, vite consolé, prit la pièce d’or avec une évidente satisfaction et la fourra dans sa poche, après l’avoir bien regardée.

Cela fait, miss Anna Waston lui donna une dernière caresse, et descendit sur la scène, en recommandant à Élisa de le garder dans la loge, puisqu’il ne paraissait qu’au troisième acte.

Ce soir-là, le beau monde et le populaire remplissaient le théâtre depuis les derniers rangs de l’orchestre jusqu’aux cintres, bien que cette pièce n’eût plus l’attrait de la nouveauté. Elle avait déjà vu le feu de la rampe pendant douze à treize cents représentations sur les divers théâtres du Royaume-Uni — ainsi que cela arrive souvent pour des œuvres du cru, même quand elles sont médiocres.

Le premier acte marcha d’une façon convenable. Miss Anna Waston fut chaleureusement applaudie, et elle le méritait par la passion de son jeu, par l’éclat de son talent, dont les spectateurs subissaient la très visible impression.

Après le premier acte, la duchesse de Kendalle remonta dans sa loge, et, à la grande surprise de Sib, voici qu’elle enlève ses ajustements de soie et de velours pour revêtir le costume de simple servante — changement nécessité par des combinaisons de dramaturge aussi compliquées que peu nouvelles, et sur lesquelles il est inutile d’insister.

P’tit-Bonhomme contemplait cette femme de velours qui devenait une femme de bure, et il se sentait de plus en plus inquiet, abasourdi, comme si quelque fée venait d’opérer devant lui cette fantastique transformation.

Puis la voix de l’avertisseur parvint jusqu’à la loge — une grosse voix de stentor qui le fit tressaillir, et la « servante » lui fit un signe de la main, en disant :

« Attends, bébé !… Ce sera bientôt ton tour. »

Et elle descendit sur la scène.

Deuxième acte : la servante y obtint un succès égal à celui que la duchesse avait obtenu au premier, et le rideau dut être relevé au milieu d’une triple salve d’applaudissements.

Décidément, l’occasion ne se présentait pas aux bonnes amies et à leurs tenants d’être désagréables à miss Anna Waston.

Elle regagna sa loge et se laissa tomber sur un canapé, un peu fatiguée, bien qu’elle eût réservé pour l’acte suivant son plus grand effort dramatique.

Cette fois encore, nouveau changement de costume. Ce n’est plus une servante, c’est une dame — une dame en toilette de deuil, un peu moins jeune, car cinq ans se sont passés entre le deuxième et le troisième acte.

P’tit-Bonhomme ouvrait de grands yeux, immobile en son coin, n’osant ni remuer ni parler. Miss Anna Waston, assez énervée, ne lui prêtait aucune attention.

Cependant, dès qu’elle fut habillée :

« Petit, dit-elle, ça va être à toi.

À moi, madame Anna ?…

— Et rappelle-toi que tu te nommes Sib.

— Sib ?… oui !

— Élisa, répète-lui bien qu’il se nomme Sib jusqu’au moment où tu descendras avec lui sur la scène pour le conduire au régisseur près de la porte.

— Oui, madame.

— Et, surtout, qu’il ne manque pas son entrée ! »

Non ! il ne la manquerait pas, dût-on l’y aider d’une bonne tape, le petit Sib… Sib… Sib…

« Tu sais, d’ailleurs, ajouta miss Anna Waston en montrant le doigt à l’enfant, on te reprendrait ta guinée… Ainsi, gare à l’amende…

— Et à la prison ! » ajouta Élisa en faisant ces gros yeux qu’il connaissait bien.

Ledit Sib s’assura que la guinée était toujours au fond de sa poche, bien décidé à ne point se la laisser reprendre.

Le moment était venu. Élisa saisit Sib par la main, descendit sur la scène.

Sib fut d’abord ébloui par les traînées d’en bas, les herses d’en haut, les portants flamboyants de gaz. Il se sentait éperdu au milieu du va-et-vient des figurants et des artistes, qui le regardaient en riant.

C’est qu’il était véritablement honteux avec ses vilains habits de petit pauvre !

Enfin les trois coups retentirent.

Sib tressaillit comme s’il les eût reçus dans le dos.

Le rideau se leva.

La duchesse de Kendalle était seule en scène, monologuant au milieu d’un décor de chaumière. Tout à l’heure, la porte du fond s’ouvrirait, un enfant entrerait, s’avancerait vers elle en lui tendant la main, et cet enfant serait le sien.

Il faut noter qu’aux répétitions, P’tit-Bonhomme avait été très chagriné, lorsqu’il s’était vu réduit à l’obligation de demander l’aumône. On se rappelle sa fierté native, sa répugnance quand on voulait le contraindre à mendier au profit de la ragged-school. Miss Anna Waston lui avait bien dit que ce n’était point « pour de bon ». N’importe, cela ne lui allait pas du tout… Dans sa naïveté, il prenait les choses au sérieux et finissait pas croire qu’il était véritablement l’infortuné petit Sib.

En attendant son entrée, et tandis que le régisseur lui tenait la main, il regardait à travers l’entrebâillement de la porte. Avec quel ébahissement ses yeux parcouraient cette vaste salle pleine de monde, inondée de lumière, les girandoles des avant-scènes, l’énorme lustre, comme un ballon de feu suspendu en l’air. C’était si différent de ce qu’il avait vu, lorsqu’il assistait aux représentations sur le devant d’une loge.

À ce moment le régisseur lui dit :

« Attention, Sib !

— Oui, monsieur.

— Tu sais… va droit devant toi jusqu’à ta maman, et prends garde de tomber !

— Oui, monsieur.

— Et tends bien la main…

— Oui, monsieur… comme ça ? »

Et c’était une main fermée qu’il montrait.

« Non, nigaud !… C’est un poing, cela !… Tends donc une main ouverte, puisque tu demandes l’aumône…

— Oui, monsieur.

— Et surtout ne prononce pas un mot… pas un seul !

— Oui, monsieur. »

La porte de la chaumière s’ouvrit, et le régisseur le poussa juste à la réplique.

P’tit-Bonhomme venait de faire son début dans la carrière dramatique. Ah ! que le cœur lui battait fort !

Un murmure arriva de tous les coins de la salle, un touchant murmure de sympathie, tandis que Sib, la main tremblante, les yeux baissés, le pas incertain, s’avançait vers la dame en deuil. Comme on voyait bien qu’il avait l’habitude des haillons et qu’il n’était point gêné sous ses loques !

On lui fit un succès — ce qui le troubla davantage.

Soudain, la duchesse se lève, elle regarde, elle se rejette en arrière, puis elle ouvre ses bras…

Quel cri lui échappe — un de ces cris conformes aux traditions, qui déchirent la poitrine !

« C’est lui !… C’est lui !… Je le reconnais !… C’est Sib… c’est mon enfant ! »

Et elle l’attire à elle, elle le serre contre son cœur, elle le couvre de baisers, et il se laisse faire… Elle pleure — de vraies larmes, cette fois — et s’écrie :

« Mon enfant… c’est mon enfant, ce petit malheureux… qui me demande l’aumône ! »

Cela l’émeut, le pauvre Sib, et bien qu’on lui ait recommandé de ne pas parler :

« Votre enfant… madame ? dit-il.

— Tais-toi ! » murmure tout bas miss Anna Waston.

Puis elle continue :

« Le ciel me l’avait pris pour me punir, et il me le ramène aujourd’hui… »

Et, entre ces phrases hachées par des sanglots, elle dévore Sib de baisers, elle l’inonde de larmes. Jamais, non jamais, P’tit-Bonhomme n’a été si caressé, si pressé sur un cœur palpitant ! Jamais il ne s’est senti si maternellement aimé !

La duchesse s’est levée comme si elle surprenait quelque bruit au dehors.

« Sib… s’écrie-t-elle, tu ne me quitteras plus !…

— Non, madame Anna !

— Mais tais-toi donc ! » répète-t-elle au risque d’être entendue de la salle.

La porte de la chaumière s’est ouverte brusquement. Deux hommes ont paru sur le seuil.

L’un est le mari, l’autre le magistrat qui l’accompagne pour l’enquête.

« Saisissez cet enfant… Il m’appartient !…

— Non ! ce n’est pas votre fils ! répond la duchesse, en entraînant Sib.

— Vous n’êtes pas mon papa !… » s’écrie P’tit-Bonhomme.

Les doigts de miss Anna Waston lui ont pressé si vivement le bras qu’il n’a pu retenir un cri. Après tout, ce cri est dans la situation, il ne la compromet pas. Maintenant, c’est une mère qui le tient contre elle… On ne le lui arrachera pas… La lionne défend son lionceau…

Et, de fait, le lionceau récalcitrant, qui prend la scène au sérieux, saura bien résister. Le duc est parvenu à s’emparer de lui… Il s’échappe, et courant vers la duchesse :

« Ah ! madame Anna, s’écrie-t-il, pourquoi m’avez-vous dit que vous n’étiez pas maman…

— Te tairas-tu, petit malheureux !… Veux-tu te taire ! murmure-t-elle, tandis que le duc et le magistrat restent déconcertés devant ces répliques non prévues.

— Si… si… répond Sib, vous êtes maman… Je vous l’avais bien dit, madame Anna… ma vraie maman ! »

La salle commence à comprendre que cela « ce n’est pas dans la pièce ». On chuchotte, on plaisante. Quelques spectateurs applaudissent par raillerie. En vérité, ils auraient dû pleurer, car c’était attendrissant, ce pauvre enfant qui croyait avoir retrouvé sa mère dans la duchesse de Kendalle !

Mais la situation n’en était pas moins compromise. Que, pour une raison ou pour une autre, le rire éclate là où les larmes devraient couler, et c’en est fait d’une scène.

Miss Anna Waston sentit tout le ridicule de cette situation. Des paroles ironiques, lancées par ses excellentes camarades, lui arrivent de la coulisse.

Éperdue, énervée, elle fut prise d’un mouvement de rage… Ce petit sot, qui était la cause de tout le mal, elle aurait voulu l’anéantir !… Alors les forces l’abandonnèrent, elle tomba évanouie sur la scène, et le rideau fut baissé pendant que la salle s’abandonnait à un fou rire…

La nuit même, miss Anna Waston, qui avait été transportée à Royal-George-Hotel, quitta la ville en compagnie d’Élisa Corbett. Elle renonçait à donner les représentations annoncées pour la semaine. Elle paierait son dédit… Jamais elle ne reparaîtrait sur le théâtre de Limerick.

Quant à P’tit-Bonhomme, elle ne s’en était même pas inquiétée. Elle s’en débarrassait comme d’un objet ayant cessé de plaire et dont la vue seule lui eût été odieuse. Il n’y a pas d’affection qui tienne devant les froissements de l’amour-propre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

P’tit-Bonhomme, resté seul, ne devinant rien, mais sentant qu’il avait dû causer un grand malheur, s’était sauvé sans qu’on l’eût aperçu. Il erra toute la nuit à travers les rues de Limerick, à l’aventure, et finit par se réfugier au fond d’une sorte de vaste jardin, avec des maisonnettes éparses çà et là, des tables de pierre surmontées de croix. Au milieu se dressait une énorme bâtisse, très sombre du côté qui n’était pas éclairé par la lumière de la lune.

Ce jardin était le cimetière de Limerick — un de ces cimetières anglais avec ombrages, bosquets verdoyants, allées sablées, pelouses et pièces d’eau, qui sont en même temps des lieux de promenade très fréquentés. Ces tables de pierre étaient des tombes, ces maisonnettes, des monuments funéraires, cette bâtisse, la cathédrale gothique de Sainte-Marie.

C’est là que l’enfant avait trouvé un asile, là qu’il passa la nuit, couché sur une dalle à l’ombre de l’église, tremblant au moindre bruit, se demandant si ce vilain homme… le duc de Kendalle, n’allait pas venir le chercher… Et madame Anna qui ne serait plus là pour le défendre !… On l’emporterait loin… bien loin… dans un pays « où il y aurait des bêtes »… Il ne reverrait plus sa maman… et de grosses larmes noyaient ses yeux…

Lorsque le jour parut, P’tit-Bonhomme entendit une voix qui l’appelait.

Un homme et une femme étaient là, un fermier et une fermière. En traversant la route, ils l’avaient aperçu. Tous deux se rendaient au bureau de la voiture publique, qui allait partir pour le sud du comté.

« Que fais-tu là, gamin ? » dit le fermier.

P’tit-Bonhomme sanglotait au point de ne pouvoir parler.

« Voyons, que fais-tu là ? » répéta la fermière d’une voix plus douce.

P’tit-Bonhomme se taisait toujours.

« Ton papa ?… demanda-t-elle alors.

— Je n’ai pas de papa ! répondit-il enfin.

— Et ta maman ?…

— Je n’en ai plus ! »

Et il tendait ses bras vers la fermière.

« C’est un enfant abandonné », dit l’homme.

Si P’tit-Bonhomme avait porté ses beaux habits, le fermier en eût inféré que c’était un enfant égaré, et il aurait fait le nécessaire pour le ramener à sa famille. Mais avec les haillons de Sib, ce ne devait être qu’un de ces petits misérables qui n’appartiennent à personne…

« Viens donc », conclut le fermier.

Et, l’enlevant, il le mit entre les bras de sa femme, disant d’une voix rassurante :

« Un mioche de plus à la ferme, il n’y paraîtra guère, n’est-ce pas, Martine ?

— Non, Martin ! »

Et Martine essuya d’un bon baiser les grosses larmes de P’tit-Bonhomme.