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autant de toutes parts ; le monde abandonnerait ses devoirs. S’il y a des actes mauvais, c’est que le désir et la colère, nés de la passion, remplissent les cœurs des mortels. La passion obscurcit l’intelligence ; le désir veut commander aux sens, régner sur le cœur et dans l’entendement : ce sont là. les ennemis que l’homme doit combattre. Pour arriver à vaincre les passions, les mortels suivent les lois d’une religion et pratiquent un culte. Il est bon d’avoir une religion, il est bon de présenter des offrandes aux dieux. Le meilleur de tous les cultes est celui qui purifie le mieux l’âme et le cœur : c’est l’étude de la sagesse, la connaissance de la profonde doctrine du djoguisme. »


Telle est en somme cette doctrine hardie, peu conforme à la doctrine védique, et qui incline visiblement vers un panthéisme fataliste. On voit bien apparaître un dieu, mais un dieu mal défini, qui, sans être créateur, s’intéresse de loin en loin au salut des hommes. Le djogui devient tolérant, et même si indifférent à l’égard des diverses formes sous lesquelles il plaît au grand Être de se manifester, « qu’il voit du même œil le savant et humble brahmane, la vache, l’éléphant, le chien, et même l’homme dégradé qui mange la chair du chien[1]. » Sa principale occupation est d’empêcher les objets extérieurs d’entrer en son esprit, de repousser par conséquent les plus nobles émotions, la pitié, l’affection, la charité en un mot, d’éteindre l’un après l’autre ces flambeaux qui réchauffent le cœur en l’illuminant. Pour arriver à ce but suprême, il lui est enjoint de loucher ou, si, l’on veut, de regarder entre ses deux sourcils, et de faire passer par ses narines l’air qu’il respire et celui qui sort de ses poumons. C’est à de pareilles puérilités que viennent aboutir les enseignemens de Krichna, à travers lesquels brillent incontestablement de grandes et nobles pensées, car toute doctrine qui tend à dégager l’homme des choses terrestres a droit à notre admiration. Et ce serait une erreur de croire que ces préceptes sont restés dans les livres : ils en sont sortis, ils ont circulé, et on met en pratique le plus sérieusement du monde ce qu’ils ont de ridicule et d’absurde. Qui n’a vu dans l’Inde de pauvres djoguis, devenus idiots à force de contempler le vide, passer leur vie entière à concentrer leurs regards sur le point désigné par Krichna, entre les deux sourcils, là même où le rayon visuel ne peut atteindre ?

Cependant il serait injuste d’apprécier trop légèrement la Bhagavadguitâ. On y reconnaît tout d’abord le sentiment assez vif d’une réaction complète contre le polythéisme, qui avait pris dans l’Inde un excessif développement, et aussi la condamnation des austérités rigoureuses, barbares même, que les ascètes pratiquaient et pratiquent encore avec l’empressement de la folie. Si la volonté divine se faisait jour dans la doctrine de Krichna, la soumission de l’homme à la toute-puissance éternelle ne serait plus du fatalisme, et le mor-

  1. Bhagavadguitâ, lecture 30, vers 1 053.