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Un poète est un poète uni à un critique d’art et travaillant avec lui.

Mais travaillent-ils ensemble, en même temps ? Point du tout, et c’est cela qui est impossible. Si, dans l’artiste le critique intervenait pendant que l’artiste travaille, c’est alors que seraient absolument vraies les paroles de Nietzsche, « l’artiste appauvrirait sa puissance créatrice », il la dessécherait même et deviendrait incapable de rien produire. Non, quand l’artiste travaille il doit s’abandonner à sa faculté créatrice, il ne doit pas regarder en arrière, ni nulle part, il doit « donner ». Le mot de l’ancienne langue française, « donner », dans le sens de marcher impétueusement en avant, est admirable. Mais plus tard le critique intervient et il juge, et il compare et il raisonne, et il contraint l’artiste à distinguer ce qu’il a fait de ce qu’il a voulu faire, et il l’amène à se corriger et il juge des corrections, et enfin il donne son approbation et même son admiration devant la vérité ou la beauté définitivement atteintes.

Or, s’il en est ainsi, remarquez-vous les coïncidences entre les démarches du lecteur et du poète ? Elles sont identiques. Le lecteur doit s’abandonner d’abord à une sympathie instinctive ou voulue, pour l’auteur ; le poète doit s’abandonner d’abord à son inspiration, à sa verve, à sa foi en lui, à sa sympathie pour lui même en tant qu’artiste ; — le lecteur doit ensuite se faire critique, raisonner, comparer, juger, discuter ; l’auteur doit ensuite se faire critique, réveiller le