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III
PRÉFACE

pensée ? Qui sait si la lyre ne doit pas se briser après avoir tenté sur ses cordes impuissantes les symphonies de l’au-delà ? Ce n’est pas d’hier que la lune, l’astre tutélaire des poètes, passe pour exercer sur le cerveau des influences bizarres. Folie, poésie : ces deux lunatismes n’en feraient-ils qu’un ? C’est peut-être une idée folle que j’émets là, mais c’en est une, à coup sûr, que notre ami n’eût pas désavouée.

Je viens offrir à ce cher défunt mon hommage posthume ; et ce n’est pas seulement de ma part un acte d’amitié, c’est un devoir de sagesse patriotique. Notre Canada est assez pauvre en gloires littéraires pour que nous recueillions précieusement les moindres miettes de génie tombées de notre table. Et pourtant, plus que d’autres, nous sommes ingrats envers nos gloires. Grâce à cette illusion d’optique qui fait voir merveilleux tout ce qui est lointain, les talents les plus discutables trouvent chez nous des admirateurs et des disciples, pourvu que leurs écritures soient estampillées de Charpentier ou de Lemerre. Mais nous répugnons à l’idée qu’un bon garçon que nous coudoyons tous les jours, avec qui nous prenons la goutte au petit Windsor, dont nous connaissons les faiblesses, les travers, voire les douces manies, porte en lui l’étoffe d’un Rodenbach ou d’un Rollinat. La camaraderie tue chez nous l’admiration. C’est le contraire en France, où les auteurs de tout calibre trouvent dans leurs intimes de salon ou de brasserie des lanceurs attitrés de leurs œuvres, où la moindre plaquette provoque dans vingt journaux les notices, les entrefilets louangeurs de critiques amis. Je crois que, sans aller à aucun excès, nous pourrions en ce pays nous prôner un peu plus les uns les autres. Ce serait pour nos débutants de lettres un encouragement précieux. Il faut bien l’avouer, toute célébrité humaine vit de réclame presque autant que de mérite. Alceste peut en gémir, mais

Le monde par ses soins ne se changera pas.

Si donc nous voulons avoir nos grands hommes, aidons à les faire. C’est un lieu commun que la gloire est une vapeur, une fumée : encore faut-il quelqu’un pour souffler les bulles et allumer les fagots.

Je voudrais rendre à Nelligan cet humble service, absolument