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DE L’ENTENDEMENT.

en son pouvoir de rien feindre. Car, en ce qui me touche, dès que je sais que j’existe[1], je ne puis plus feindre que j’existe ou que je n’existe pas ; de même je ne puis feindre un éléphant qui passerait par le trou d’une aiguille ; je ne puis non plus, dès que je connais la nature de Dieu[2], feindre qu’il existe ou qu’il n’existe pas ; il en faut dire autant de la Chimère, dont la nature est telle qu’il implique contradiction qu’elle existe. De tout cela ressort avec évidence cette proposition déjà énoncée, que la fiction ne saurait atteindre jusqu’aux vérités éternelles[3]. Mais avant d’aller plus loin, il faut remarquer en passant que la différence qui existe entre l’essence d’une chose et l’essence d’une autre chose est la même que celle qui se rencontre entre l’actualité ou l’existence de l’une et l’actualité ou l’existence de l’autre ; tellement que si nous voulions concevoir l’existence d’Adam, par exemple, simplement par le moyen de l’existence en général, ce serait absolument la même chose que si, pour concevoir son essence, nous remontions à la nature de l’être, et que nous définissions Adam : ce qui est. Ainsi, plus l’existence est conçue généralement, plus elle est conçue confusément, et plus facilement elle peut être attribuée à un objet quelconque. Au contraire, dès que nous concevons l’existence plus particulièrement, nous la comprenons plus clairement, et il est aussi plus difficile de l’attribuer fictivement à quelque chose si ce n’est à l’une de celles

  1. C’est qu’en effet la chose, pourvu qu’on la comprenne, se manifeste d’elle-même, et nous n’avons besoin que de la voir, sans recourir à aucune démonstration. De même le contraire, pour nous apparaître dans toute sa fausseté, n’a besoin que d’être mis devant l’esprit, comme on le verra lorsque nous parlerons des fictions qui concernent les essences.
  2. Remarquez que les gens qui disent qu’ils doutent de l’existence de Dieu n’en ont que le nom dans la bouche, ou imaginent quelque chose qu’ils appellent Dieu ; mais ce quelque chose ne convient point à la vraie nature de Dieu, comme je le montrerai au lieu convenable.
  3. Je vais montrer tout à l’heure que la fiction ne peut s’appliquer aux vérités éternelles. Par vérité éternelle, j’entends celle qui, si elle est affirmative, ne pourra jamais devenir négative. Telle est cette première et éternelle vérité, Dieu est ; mais Adam pense n’est pas une vérité éternelle. La Chimère n’existe pas est une vérité éternelle, mais non cette proposition, Adam n’existe pas.