Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 5, 1838.djvu/21

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d’écrits composés par un des membres de leur société. Le sentiment d’un amour-propre excessif qu’acquiert ainsi un auteur nuit essentiellement à la rectitude de l’esprit ; car si la coupe de la flatterie, comme celle de Circé, ne réduit pas les hommes au niveau des bêtes (et cependant on en fait un trop fréquent usage, certes elle rabaisse au niveau des sots l’homme le meilleur et le plus capable. J’étais préservé de ce danger par le voile impénétrable dont je me couvrais, et mon amour-propre d’auteur était abandonné à sa pente naturelle sans être augmenté par la partialité de mes amis ou l’adulation de ceux qui me flattaient.

Si l’on me demande des raisons plus positives de la conduite que j’ai long-temps tenue, je reviendrai à l’explication que me suggéra un critique aussi obligeant que spirituel : il disait que l’intelligence mentale du romancier doit être caractérisée, pour parler crânologiquement, par un développement extraordinaire du penchant à la délitescence[1]. Je suppose que je suis doué de quelque disposition naturelle de ce genre, car dès l’instant où j’aperçus l’extrême curiosité manifestée à ce sujet, je sentis à la déjouer une extrême satisfaction, dont il me serait difficile de rendre compte, surtout lorsque je considère son peu d’importance.

Mon désir de rester inconnu, comme auteur de ces romans, a été pour moi à diverses reprises la cause de quelques petits désagréments ; et cela arrivait lorsque ceux qui étaient avec moi dans une certaine intimité, me posaient la question en termes directs. Si le cas se présentait, trois partis différents me restaient à prendre : il fallait ou dévoiler mon secret, ou répondre d’une manière équivoque, ou enfin nier fermement et hardiment. Le premier parti était un sacrifice que je ne concevais pas qu’on eût le droit d’exiger de moi, puisque j’étais seul intéressé dans l’affaire. L’alternative de faire une réponse douteuse m’exposait au soupçon humiliant de vouloir m’attribuer un mérite (s’il s’en trouvait dans mes compositions) que je n’osais pas réclamer ouvertement : ou ceux qui m’auraient jugé plus favorablement auraient pris ma réponse équivoque pour un aveu indirect. En conséquence, imitant la conduite d’un accusé traduit devant ses juges, je me considérais comme fondé à refuser de donner mon propre témoignage à l’effet d’établir une intime conviction, et à nier entièrement tout ce qu’on ne pouvait parvenir à prouver contre moi. En même temps j’avais l’habitude de dire, à l’appui de ma dénégation, que

  1. En latin, delitescentia, du verbe delitescere, se cacher. a. m.