Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/167

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mes joies et non à mes peines, rire avec ceux qui rient, non pleurer avec ceux qui pleurent ? Entre les vrais et les faux amis, la différence, c’est que les uns s’associent au malheur, les autres à la prospérité. Trêve donc, de grâce, à ces reproches ; trêve à ces plaintes qui sont si loin de sortir des entrailles de la charité. Ou s’il vous parait encore que je n’ai point assez ménagé votre cœur, songez que dans l’imminence du péril où je me trouve, dans le désespoir auquel toutes les heures de ma vie sont en proie, il convient que je m’inquiète du salut de mon âme, et que j’y pourvoie, tandis qu’il en est temps. Si vous m’aimez véritablement, vous ne trouverez point cette préoccupation mauvaise. Bien plus, si vous avez quelque espérance dans la miséricorde divine envers moi, vous souhaiterez de me voir affranchi des épreuves de cette vie, avec d’autant plus d’ardeur que vous les voyez plus intolérables.

Vous le savez, en effet, mieux que qui que ce soit, quiconque me délivrera de cette vie m’arrachera aux plus affreux tourments. Quelles peines m’attendent hors de ce monde, je ne sais ; mais je sais bien celles dont je serai affranchi. La fin d’une vie malheureuse ne peut être que douce. Tous ceux qui compatissent véritablement aux maux d’autrui doivent désirer que ces maux finissent, dussent-ils en souffrir eux-mêmes. S’ils aiment réellement ceux qu’ils voient tourmentés, ils considèrent moins leur propre bien que le bien de ceux qui leur sont chers. C’est ainsi qu’une mère, voyant languir son fils, souhaite que la mort vienne mettre un terme à ce long supplice qu’elle-même ne peut plus supporter : elle se résigne à le perdre plutôt que de le conserver pour le voir souffrir. Si douce que soit la présence d’un ami, il n’est personne qui n’aime mieux le savoir heureux loin de soi, que de le voir malheureux près de soi : ne pouvant soulager sa misère, on ne peut supporter d’en être le témoin. Il ne vous est pas donné de jouir de ma présence, si misérable qu’elle soit. Dès le moment que vous ne sauriez plus trouver place pour moi dans votre bonheur, je ne vois pas pourquoi vous me souhaiteriez la prolongation d’une vie si misérable, plutôt que la mort, qui serait une félicité. Que si c’est pour vous que vous désirez voir prolonger mes misères, c’est qu’évidemment vous êtes mon ennemie, non mon amie. Si vous craignez de paraître telle, trêve, je vous eu conjure, trêve à ces plaintes.

III. Quant au refus que vous opposez à la louange, je l’approuve ; vous montrez, par là, que vous en êtes d’autant plus digne. Car il est écrit : « le juste est le premier accusateur de lui-même, » et : « quiconque s’humilie s’élève. » Fasse le ciel que votre cœur soit d’accord avec votre plume ! Et s’il en est ainsi, votre modestie est trop sincère pour qu’elle ait pu s’évanouir au souffle de mes paroles. Mais prenez garde, je vous en conjure, de chercher la louange en paraissant la fuir, et de repousser du bout des lèvres ce que vous appelez du fond du cœur. À ce sujet, saint Jérôme écrivait, entre autres choses, à Eustochie : « nous suivons naturellement la pente du mal, nous tendons l’oreille à la flatterie, nous protestons que nous ne mé-