Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/173

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À la considération de la justice divine, ajoutez celle de notre intérêt, et vous verrez qu’à donner aux choses leur vrai nom, c’est moins la justice de Dieu que sa grâce qui s’est étendue sur nous. Remarquez donc, remarquez, ô ma chère sœur, de quels périlleux abîmes Dieu nous a tirés avec les filets de sa miséricorde, de quelle dévorante Charybde il nous a sauvés malgré nous ; en sorte que l’un et l’autre nous pouvons nous écrier : « Le Seigneur s’inquiète de moi. » Pensez et pensez encore dans quels périls nous nous trouvions, de quels périls le Seigneur nous a fait sortir, et racontez sans cesse, avec mille actions de grâce, tout ce qu’il a fait pour le salut de notre âme ; soutenez, par notre exemple, les pécheurs qui désespèrent de sa bonté, afin qu’ils sachent ce qui est réservé à ceux qui demandent et qui prient, en voyant tant de grâces accordées à des pécheurs endurcis. Réfléchissez aux mystérieux desseins de la divine Providence : sa miséricorde a fait tourner en régénération les arrêts de sa justice ; sa sagesse s’est servie des méchants eux-mêmes pour changer l’impiété en piété ; la blessure si justement infligée à une seule partie de mon corps a guéri deux âmes à la fois. Comparez le danger et la délivrance. Comparez la maladie et le remède. Examinez ce que méritaient nos fautes et admirez les indulgents effets de la bonté divine.

Vous savez à quelles turpitudes les emportements de ma passion avaient voué nos corps. Ni le respect de la décence, ni le respect de Dieu, même dans les jours de la Passion de Notre-Seigneur et des plus grandes solennités, ne pouvaient m’arracher du bourbier où je roulais. Vous ne vouliez pas, vous résistiez de toutes vos forces, vous me faisiez des remontrances ; et quand la faiblesse de votre sexe eut dû vous protéger, j’usais de menaces et de violences pour forcer votre consentement ! Je brûlais pour vous d’une telle ardeur, que, pour ces voluptés infâmes dont le nom seul me fait rougir, j’oubliais tout, Dieu, moi-même : la clémence divine pouvait-elle me sauver autrement qu’en m’interdisant à jamais ces voluptés ?

Dieu s’est donc montré plein de justice et de clémence en permettant l’indigne trahison de votre oncle. C’est afin que je pusse gagner en accroissements de toute sorte que j’ai été diminué de cette partie de mon corps, siége du libertinage, cause première de ma concupiscence. Conformément à la justice, l’organe qui avait péché est celui qui a été frappé et qui a expié par la douleur le crime de ses plaisirs. Ainsi j’ai été tiré de ces ordures dans lesquelles j’étais plongé comme dans la fange ; ainsi Dieu a circoncis tout à la fois mon âme et mon corps ; ainsi il m’a rendu d’autant plus propre au service de ses saints autels, que les souillures des voluptés de la chair ne sauraient plus réveiller en moi les passions. Quelle clémence encore n’a-t-il pas montrée, en ne frappant en moi que l’organe dont la privation ne pouvait que tourner au salut de mon âme, sans défigurer mon corps, ni l’empêcher de vaquer à aucun devoir. Que dis-je ? cette privation ne m’a-t-elle pas rendu d’autant plus dispos pour tous les actes honnêtes qu’elle