Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/175

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m’a affranchi du joug accablant de la concupiscence ? Oui, par la privation de ces parties si méprisables qui, en raison de la honte attachée à l’exercice de leurs fonctions, sont appelées honteuses et ne sauraient être nommées par leur nom, la grâce divine m’a purifié bien plus qu’elle ne m’a mutilé. A-t-elle fait autre chose, en effet, qu’écarter les impuretés, les vices de ma nouvelle robe d’innocence ?

Dans l’ardent désir de conserver cette robe d’innocence, certains sages, dit-on, portèrent la main sur eux-mêmes, afin d’éloigner d’eux la tache de la concupiscence. On raconte même que l’Apôtre demanda au Seigneur de l’affranchir de cet aiguillon de la chair, et qu’il ne fut pas exaucé. Un autre exemple nous est offert par le grand philosophe des chrétiens, par Origène, qui, pour éteindre à jamais l’incendie dans son foyer, ne craignit pas d’attenter sur lui-même ; regardant comme bienheureux ceux-là seuls qui abdiquent leur virilité en vue d’obtenir le royaume de Dieu. Il croyait que c’était accomplir le précepte du Seigneur, qui prescrit de couper, de rejeter loin de nous les organes de scandale ; il prenait à la lettre, non au sens mystique, cette prophétie d’Isaïe dans laquelle il est dit que le Seigneur préfère les eunuques aux autres fidèles : « Les eunuques qui observeront mes jours de sabbat et qui s’attacheront à ce qui me plaît, je leur donnerai une place dans ma maison et dans l’enceinte de mes murailles ; je leur donnerai un nom meilleur que celui de fils et de filles, un nom éternel qui ne périra pas. » Origène, toutefois, a commis une grande faute, en mutilant son corps pour en prévenir les fautes. Plein de zèle pour Dieu, sans doute, mais d’un zèle mal éclairé, il a encouru l’accusation d’homicide en portant le fer contre lui. C’est par l’inspiration du démon, ou par le plus grave des aveuglements, qu’il a exécuté sur lui-même ce que, par la grâce de Dieu, la main d’autrui a consommé sur moi. J’évite la faute sans encourir la disgrâce. Je mérite la mort et Dieu me donne la vie ; il m’appelle, je résiste, je persévère dans mes crimes, et il me traîne de force au pardon. Cependant l’Apôtre prie sans être exaucé ; il redouble sa prière, et il n’obtient pas. Ah ! véritablement le Seigneur s’inquiète de moi. J’irai donc et je raconterai les grandes choses que Dieu a faites pour mon âme.

Unissez-vous à moi et soyez ma compagne inséparable dans l’action de grâce, de même que vous avez participé à la faute et au pardon. Car Dieu n’a pas oublié votre salut ; que dis-je ? il a toujours songé à vous. Par une sorte de saint présage attaché à votre nom, il vous a particulièrement marquée pour le ciel en vous appelant Héloïse, de son propre nom qui est Héloïm. Oui, c’est lui, qui, dans sa clémence, a résolu d’assurer notre salut commun par l’un de nous, tandis que le démon travaillait à consommer par l’un de nous notre perte commune ; en effet, c’est peu de temps avant la catastrophe que l’indissoluble loi du sacrement nuptial nous avait enchaînés l’un à l’autre ; quand, dans l’élan d’une passion insensée, je brûlais du désir