Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/181

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a unie à ce divin époux. Il vous a payée, achetée, non au prix de ses biens, mais au prix de lui-même ; c’est de son propre sang qu’il vous a achetée et rachetée. Voyez quel droit il a sur vous, et combien vous lui êtes précieuse. Aussi l’Apôtre, considérant la grandeur de ce prix et comparant à ce prix la valeur de celui pour lequel il est offert, s’écrie-t-il, mesurant la reconnaissance au bienfait : « Loin de moi l’idée de me glorifier, si ce n’est en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ par lequel le monde a été crucifié pour nous et moi pour le monde. » Vous êtes plus que le ciel, plus que la terre, vous dont le Créateur du ciel s’est fait lui-même la rançon. Qu’a-t-il trouvé en vous, je vous le demande, lui à qui rien ne manque, pour n’avoir pas, afin de vous posséder, reculé devant les angoisses de la plus horrible, de la plus ignominieuse des mort ? Qu’a-t-il, je le répète, cherché en vous, si ce n’est vous-même ? Celui-là est l’amant véritable qui ne désire que vous et non ce qui est à vous ; celui-là est l’amant véritable qui disait en mourant pour vous : « Il n’est point de plus grand témoignage d’amour que de mourir pour ceux qu’on aime. » C’est lui qui vous aimait véritablement et non pas moi. Mon amour à moi, qui nous enveloppait tous deux dans les liens du péché, n’était que concupiscence : il ne mérite pas ce nom d’amour. J’assouvissais sur vous ma misérable passion ; voilà tout ce que j’aimais ! J’ai, dites-vous, souffert pour vous ; cela peut être vrai, mais il serait plus juste de dire que j’ai souffert par vous ; encore était-ce malgré moi ; j’ai souffert, non pour l’amour de vous, mais par la violence exercée contre moi ; non pour votre salut, mais pour votre désespoir. C’est pour votre salut au contraire, c’est de son plein consentement que Jésus-Christ a souffert pour vous, Jésus dont les souffrances guérissent toute maladie, écartent toute souffrance. Portez donc vers lui, je vous en conjure, et non vers moi toute votre dévotion, toute votre compassion, toute votre componction. L’iniquité de la cruauté abominable consommée sur un innocent, voilà ce qu’il faut déplorer, et non le châtiment qui m’a été charitablement infligé par la justice divine, ou plutôt, je l’ai déjà dit, par la grâce infinie dont nous avons été l’un et l’autre l’objet.

C’est être injuste que de n’aimer pas la justice, et très-injuste que de se montrer contraire à la volonté de Dieu, que dis-je ? aux bienfaits d’une telle grâce. Pleurez votre Sauveur et non votre corrupteur, celui qui vous a rachetée, non celui qui vous a perdue, le Seigneur qui est mort pour vous et non l’esclave qui vit encore, ou qui vient seulement d’être délivré véritablement de la mort éternelle.


Prenez garde, je vous en supplie, qu’on ne puisse pas, à votre honte, vous appliquer ce que Pompée dit à Cornélie abîmée dans la douleur : « Pompée vit encore après la bataille, mais sa fortune est morte : ce que vous pleurez, c’est ce que vous aimiez. » Songez-y, je vous en prie : quelle ignominie ne serait-ce pas d’exalter nos anciens et déplorables égarements ! Ac-