Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/53

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dignités ; ce qui, en effet, ne tarda pas à arriver : car il fut fait évêque de Châlons. Ce changement de profession toutefois ne lui fit abandonner ni le séjour de Paris ni ses études de philosophie, et dans le monastère même où il s’était retiré par esprit de piété, il rouvrit aussitôt un cours public d’enseignement. Je revins alors auprès de lui, pour étudier la rhétorique à son école. Entre autres controverses, j’arrivai, par une argumentation irréfutable, à lui faire amender, bien plus, à ruiner sa doctrine des universaux. Sur les universaux, sa doctrine consistait à affirmer l’identité parfaite de l’essence dans tous les individus du même genre, en telle sorte que, selon lui, il n’y avait point différence dans l’essence, mais seulement dans l’infinie variété des accidents individuels. Il en vint alors à modifier cette doctrine, c’est-à-dire qu’il affirmait toujours l’essence dans un même genre, mais non plus sans différence. Et comme cette question des universaux avait toujours été une des questions les plus importantes de la dialectique, si importante que Porphyre, la touchant dans ses Préliminaires, n’osait prendre sur lui de la trancher et disait : « c’est un point très-grave, » Champeaux, qui avait été obligé de modifier sa pensée, puis d’y renoncer, vit son cours tomber dans un tel discrédit, qu’on lui permettait à peine de faire sa leçon de dialectique, comme si la dialectique eût consisté tout entière dans la question des universaux. Cette situation donna à mon enseignement tant de force et d’autorité, que les partisans les plus passionnés de ce grand docteur et mes adversaires les plus violents l’abandonnèrent pour accourir à mes leçons ; le successeur de Champeaux lui-même vint m’offrir sa chaire et se ranger, avec la foule, parmi mes auditeurs, dans l’enceinte où avait jadis brillé d’un si vif éclat son maître et le mien.


Au bout de peu de temps, je régnais donc sans partage dans le domaine de la dialectique. Quel sentiment d’envie desséchait Guillaume, quel levain d’amertume fermentait dans son cœur, il ne serait point facile de le dire. Il ne put pas longtemps contenir les bouillonnements de son ressentiment, et il chercha encore une fois à m’écarter par la ruse. N’ayant point de motif pour me faire une guerre ouverte, il fit destituer, sur une accusation infamante, celui qui m’avait cédé sa chaire, et en mit un autre à sa place pour me faire échec. Alors, revenant moi-même à Melun, je rétablis mon école, et plus j’étais manifestement poursuivi par l’envie, plus je gagnais en considération, suivant le mot du poëte : « La grandeur est en butte à l’envie ; c’est contre les cimes élevées que se déchaînent les tempêtes. » Peu de temps après, sentant que la sincérité de sa piété était suspecte a la plupart de ses disciples et qu’on murmurait tout haut au sujet de sa con-