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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÊLOlSE.

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cause des péchés de la terre. » C’est ainsi qu’après la mort d’Alexandre, les rois se multiplièrent avec les vices ; ainsi encore que Rome, livrée à plu- sieurs maîtres, ne put conserver la concorde ; ce qui a fait dire au poète Lu- cain, dans son premier livre : « c’est toi, Rome, qui as été cause de tes maux, en te donnant à trois maîtres : toujours les pactes de la puissance partagée ont eu une issue funeste ; » et quelques vers plus bas : « tant que la terre soutiendra les mers et l’air la terre, que les soleils éternels accom- pliront leurs révolutions, que la nuit succédera au jour dans le ciel en traversant les mêmes constellations, jamais la bonne foi n’existera entre ceux qui se sont partagé l’empire, et tout pouvoir sera jaloux de son rival. »

Tels étaient, assurément, ces disciples que le saint abbé Fronton était parvenu à réunir jusqu’au nombre de soixante-dix dans la ville où il était né, non sans s’acquérir pour lui-même de grandes grâces tant aux yeux de Pieu qu’aux yeux des hommes, et qui, ayant abandonné le monastère de la ville ainsi que tout ce qu’il possédait dans la ville, les entraîna dépouillés de tout dans le désert. Bientôt, de même que jadis le peuple d’Israël se plaignait que Moïse les eût tirés d’Egypte et leur eût fait laisser toutes les ressources qu’ils trouvaient dans l’abondance des animaux et dans la ri- chesse de la terre, pour les emmener dans le désert, ceux-ci disaient, en murmurant : « la chasteté ne règne-t-elle que dans les déserts, et ne sau- rait-elle exister dans les villes ? Pourquoi ne pas revenir dans la ville dont nous ne sommes sortis que pour un temps ? Dieu n’exaucera-t-il nos prières que dans le désert ? Qui pourrait vivre de la nourriture des anges ? Qui pourrait se féliciter d’avoir pour société les animaux sauvages et les bêtes féroces ? Y a-t-il rien qui nous enchaîne ici de force ? Pourquoi ne pas re- tourner bénir le Seigneur dans le lieu où nous sommes nés ? »

C’est pour cette raison que l’Apôtre Jacques nous donne ce conseil : « mes frères, gardez-vous de vous donner plusieurs maîtres ; sachez que c’est vous exposera trop déjuges. • C’est ce qui fait dire aussi à saint Jérôme, dans l’in- struction qu’il adresse au moine Ruslicus sur la conduite de la vie : i aucun art ne s’apprend sans maître ; les animaux mêmes et les bêtes féroces suivent le chef du troupeau ; chez les abeilles, il en est une qui marche devant, et toutes les autres suivent ; les grues volent en bon ordre, suivant l’une d’elles qui les conduit. 11 n’y a qu’un seul empereur, un seul magistrat pour chaque province. Rome, au moment même de sa fondation, ne put avoir pour rois les deux frères, à la fois, et elle fut consacrée par un parricide. Ésaù et Jacob se firent la guerre dans le sein de Rébecca. Chaque évéque, chaque archiprètre, chaque archidiacre, tous les ordres ecclésiastiques ont leur supérieur. Dans un navire, il n’y a qu’un pilote ; dans une maison, qu’un maître. Une ar- mée, quelque nombreuse qu’elle soit, se règle sur les ordres d’un seul. Tous ces exemples démontrent qu’il ne faut pas vous conduire d’après votre volonté, mais que vous devez, d’accord avec un certain nombre de frères, vi- vre dans un couvent sous la direction d’un seul père. »