Page:Alexis de Tocqueville - Souvenirs, Calmann Levy 1893.djvu/115

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prophètes, peut-être aussi vains que leurs devanciers, à une transformation sociale plus complète et plus profonde que ne l’avaient prévue et voulue nos pères, et que nous ne pouvons la prévoir nous-mêmes ; ou ne devons-nous aboutir simplement qu’à cette anarchie intermittente, chronique et incurable maladie bien connue des vieux peuples ? Quant à moi, je ne puis le dire, j’ignore quand finira ce long voyage ; je suis fatigué de prendre successivement pour le rivage des vapeurs trompeuses, et je me demande souvent si cette terre ferme que nous cherchons depuis si longtemps existe en effet, ou si notre destinée n’est pas plutôt de battre éternellement la mer !

Je passai le reste de cette journée avec Ampère, mon confrère à l’Institut et l’un de mes meilleurs amis. Il venait savoir ce que j’étais devenu dans la bagarre, et me demander à dîner. Je voulus d’abord me soulager en lui faisant partager mon chagrin ; mais j’aperçus presque aussitôt que son impression n’était pas semblable à la mienne, et qu’il voyait d’un autre œil la révolution qui s’opérait. Ampère était un homme d’esprit et, ce qui vaut mieux, un homme plein de cœur, d’un commerce doux et sûr. Sa bienveillance le faisait aimer ; il plaisait par une conversation variée, spirituelle, amusante, sans méchanceté, dans laquelle il lançait une foule de traits, dont aucun, à la vérité,