Page:Anatole France - La Gazette rimée.djvu/6

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Et renvoya la foule au milieu d’une fête ;
Aux tapis de son lit il se cogna la tête,
En s’écriant : « Varus, rends-moi mes légions ! »
Bien quitte alors envers les expiations,
Il allait s’endormir, quand, pleurante et meurtrie,
Devant ses yeux mal clos, se dressa la Patrie.

« César, rends-moi mes fils, lui dit-elle ; assassin,
Rends-moi, rends-moi ma chair et le lait de mon sein !
César, trois fois sacré, toi qui m’as violée,
Et qui m’as enchaînée et qui m’a mutilée,
Oui, la chair et le sang de mes plus beaux guerriers,
N’est vraiment qu’un fumier à verdir tes lauriers !
À leur cime, une sève épouvantable monte,
Hélas ! et fait fleurir ma misère et ma honte.
Et je n’ai plus mes fils, ceux qui dans mes beaux jours
Me couronnaient d’épis, me couronnaient de tours.
Rends-moi mes légions, ma force et ma couronne,
Et dors sous tes lauriers, car leur ombre empoisonne !
Autrefois, quand, aux jours de ma fécondité,
J’enfantais dans la gloire et dans la liberté,
Je riais à mes fils morts pour la cause sainte,
Tombés en appelant ceux dont j’étais enceinte :
Leurs frères étaient prêts, et mon œil radieux
Les suivait citoyens, les perdait demi-dieux.
Je sentais des guerriers frémir dans mes entrailles,
Et mon lait refaisait du sang pour les batailles…
Mais, comme la lionne, en sa captivité,
Je fais tout mon orgueil de ma stérilité.
César ! vois mes beautés maternelles flétries ;
Vois pendre tristement mes mamelles taries.
Sur les fruits de ton viol mes flancs se sont fermés ;