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II. —LUCILE




Le comte de Chateaubriand, gentilhomme né au siècle des philosophes, vivait en silence au fond de sa Bretagne, dans une tristesse morne. Grand et sec, avec un nez en bec d’oiseau de proie et des yeux glauques, il se faisait craindre. Comme il était déplaisant de son naturel, il mit son orgueil à déplaire. Il n’était pas riche et ne menait pas grand train. Cette haine séculaire de la cour de Versailles, que les hobereaux campagnards se transmettaient dans leur pigeonnier, il l’avait héritée ; il la gardait intacte, comme un trésor. Le 3 juillet 1753, il épousa la fille de messire Ange-Annibal de Bedée, laquelle était petite, noire et laide, d’une extrême pétulance. Apolline savait le Grand Cyrus par cœur ; son imagination, surchargée de vieilleries galantes et qui eût accablé un mari bonhomme, fut étouffée par M. de Chateaubriand. Apolline devint capricieuse et mélancolique : elle souffrait. Elle eut, de son mariage, deux filles et deux garçons qui moururent tous quatre, dans les langes, d’un épanchement au cerveau. M. de Chateaubriand ne pouvait-il infuser à ses enfants qu’un sang brûlé et une vie consumée d’avance en noirs chagrins ? Assombri encore par ces tristes naissances, il s’obstina pourtant et eut enfin un héritier. Jean-Baptiste, comte de Combourg, vécut. Mais ce n’était