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LES DIEUX ONT SOIF

m’aperçus que les anciens sont beaucoup plus simples et plus familiers qu’on ne se l’imagine. Ainsi, Électre, dit à Oreste : « Frère chéri, que ton sommeil m’a causé de joie ! Veux-tu que je t’aide à te soulever ? » Et Oreste répond : « Oui, aide-moi, prends-moi, et essuie ces restes d’écume attachés autour de ma bouche et de mes yeux. Mets ta poitrine contre la mienne et écarte de mon visage ma chevelure emmêlée : car elle me cache les yeux… » Tout plein de cette poésie si jeune et si vive, de ces expressions naïves et fortes, j’esquissai le tableau que vous voyez, citoyenne.

Le peintre, qui, d’ordinaire, parlait si discrètement de ses œuvres, ne tarissait pas sur celle-là. Encouragé par un signe que lui fit la citoyenne Rochemaure en soulevant son lorgnon, il poursuivit :

— Hennequin a traité en maître les fureurs d’Oreste. Mais Oreste nous émeut encore plus dans sa tristesse que dans ses fureurs. Quelle destinée que la sienne ! C’est par piété filiale, par obéissance à des ordres sacrés qu’il a commis ce crime dont les Dieux doivent l’absoudre, mais que les hommes ne pardonneront jamais. Pour venger la justice outragée, il a renié la nature, il s’est fait inhumain, il s’est arraché les entrailles. Il reste fier sous le poids de son hor-