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LES DIEUX ONT SOIF

Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait les femmes plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devant princesses, celles qu’il se figurait, dans ses songes pleins d’horreur, mâchant, avec Élisabeth et l’Autrichienne, des balles pour assassiner les patriotes ; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des philosophes et des hommes de lettres, coupables d’avoir joui des plaisirs des sens et de l’esprit et vécu dans un temps où il était doux de vivre. Il les haïssait sans s’avouer sa haine, et, quand il en avait quelqu’une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la condamner avec justice pour le salut public. Et son honnêteté, sa pudeur virile, sa froide sagesse, son dévouement à l’État, ses vertus enfin, poussaient sous la hache des têtes touchantes.

Mais qu’est ceci et que signifie ce prodige étrange ? Naguère encore il fallait chercher les coupables, s’efforcer de les découvrir dans leur retraite et de leur tirer l’aveu de leur crime. Maintenant, ce n’est plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d’une proie timide : voici que de toutes parts s’offrent les victimes. Nobles, vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le Tribunal, arrachent aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort