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LES DIEUX ONT SOIF

— Des châtaignes ! s’écria le Père Longuemare en souriant, il n’y a point de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était un pauvre gentilhomme limousin, qui possédait, pour tout bien, un pigeonnier en ruines, un verger sauvage et un bouquet de châtaigniers. Il se nourrissait, avec sa femme et ses douze enfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions tous forts et robustes. J’étais le plus jeune et le plus turbulent : mon père disait, par plaisanterie, qu’il faudrait m’envoyer à l’Amérique faire le flibustier… Ah ! monsieur, que cette soupe aux châtaignes est parfumée ! Elle me rappelle la table couronnée d’enfants où souriait ma mère.

Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand de jouets rue Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refusés par Caillou et en commanda non pas douze douzaines à la fois comme celui-ci, mais bien vingt-quatre douzaines pour commencer.

En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur la place de la Révolution étinceler un triangle d’acier entre deux montants de bois : c’était la guillotine. Une foule énorme et joyeuse de curieux se pressait autour de l’échafaud, attendant les charrettes pleines. Des femmes, portant l’éventaire sur le ventre, criaient les