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LES DIEUX ONT SOIF

habitude, tirait le verrou, il lui disait : « À quoi bon ? On ne vole pas les toiles d’araignée… et les miennes pas davantage. » Dans son atelier s’entassaient, sous une couche épaisse de poussière ou retournées contre le mur, les toiles de ses débuts, alors qu’il traitait, selon la mode, des scènes galantes, caressait d’un pinceau lisse et timide des carquois épuisés et des oiseaux envolés, des jeux dangereux et des songes de bonheur, troussait des gardeuses d’oies et fleurissait de roses le sein des bergères.

Mais cette manière ne convenait point à son tempérament. Ces scènes, froidement traitées, attestaient l’irrémédiable chasteté du peintre. Les amateurs ne s’y étaient pas trompés et Gamelin n’avait jamais passé pour un artiste érotique. Aujourd’hui, bien qu’il n’eût pas encore atteint la trentaine, ces sujets lui semblaient dater d’un temps immémorial. Il y reconnaissait la dépravation monarchique et l’effet honteux de la corruption des cours. Il s’accusait d’avoir donné dans ce genre méprisable et montré un génie avili par l’esclavage. Maintenant, citoyen d’un peuple libre, il charbonnait d’un trait vigoureux des Libertés, des Droits de l’Homme, des Constitutions françaises, des Vertus républicaines, des Hercules populaires terrassant l’Hydre de la Tyrannie, et mettait dans toutes ces com-