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LES DIEUX ONT SOIF

Mais en rejoignant les armées il eût laissé sa mère sans pain.

Précédée du bruit de son souffle péniblement expiré, la citoyenne veuve Gamelin entra dans l’atelier, suante, rougeoyante, palpitante, la cocarde nationale négligemment pendue à son bonnet et prête à s’échapper. Elle posa son panier sur une chaise et, plantée debout pour mieux respirer, gémit de la cherté des vivres.

Coutelière dans la rue de Grenelle-Saint-Germain, à l’enseigne de « la Ville de Châtellerault », tant qu’avait vécu son époux, et maintenant pauvre ménagère, la citoyenne Gamelin vivait retirée chez son fils le peintre. C’était l’aîné de ses deux enfants. Quant à sa fille Julie, naguère demoiselle de modes rue Honoré, le mieux était d’ignorer ce qu’elle était devenue, car il n’était pas bon de dire qu’elle avait émigré avec un aristocrate.

— Seigneur Dieu ! soupira la citoyenne en montrant à son fils une miche de pâte épaisse et bise, le pain est hors de prix ; encore s’en faut-il bien qu’il soit de pur froment. On ne trouve au marché ni œufs, ni légumes, ni fromages. À force de manger des châtaignes, nous deviendrons châtaignes.

Après un long silence, elle reprit :

— J’ai vu dans la rue des femmes qui n’avaient