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LES DIEUX ONT SOIF

« Jouissons de l’heure présente, songea-t-il, car j’augure à certains signes que le temps nous est désormais étroitement mesuré. »

Par une douce nuit de prairial, tandis qu’au-dessus du préau la lune montrait dans le ciel pâli ses deux cornes d’argent, le vieux traitant, qui, à sa coutume, lisait Lucrèce sur un degré de l’escalier de pierre, entendit une voix l’appeler, une voix de femme, une voix délicieuse qu’il ne reconnaissait pas. Il descendit dans la cour et vit derrière la grille une forme qu’il ne reconnaissait pas plus que la voix et qui lui rappelait, par ses contours indistincts et charmants, toutes les femmes qu’il avait aimées. Le ciel la baignait d’azur et d’argent. Brotteaux reconnut soudain la jolie comédienne de la rue Feydeau, Rose Thévenin.

— Vous ici, mon enfant ! La joie de vous y voir m’est cruelle. Depuis quand et pourquoi êtes-vous ici ?

— Depuis hier.

Et elle ajouta très bas :

— J’ai été dénoncée comme royaliste. On m’accuse d’avoir conspiré pour délivrer la reine. Comme je vous savais ici, j’ai tout de suite cherché à vous voir. Écoutez-moi, mon ami… car vous voulez bien que je vous donne ce nom ?… Je connais des gens en place ; j’ai, je