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LES DIEUX ONT SOIF

l’indifférence générale, et qu’on ne reverrait plus les grandes foules unanimes de Quatre-vingt-neuf, qu’on ne reverrait plus les millions d’âmes harmonieuses qui se pressaient en Quatre-vingt-dix autour de l’autel des fédérés. Eh bien ! les bons citoyens redoubleraient de zèle et d’audace, réveilleraient le peuple assoupi, en lui donnant le choix de la liberté ou de la mort.

Ainsi songeait Gamelin, et la pensée d’Élodie soutenait son courage.

Arrivé aux quais, il vit le soleil descendre à l’horizon sous des nuées pesantes, semblables à des montagnes de lave incandescente ; les toits de la ville baignaient dans une lumière d’or ; les vitres des fenêtres jetaient des éclairs. Et Gamelin imaginait des Titans forgeant, avec les débris ardents des vieux mondes, Dicé, la cité d’airain.

N’ayant pas un morceau de pain pour sa mère ni pour lui, il rêvait de s’asseoir à la table sans bouts qui convierait l’univers et où prendrait place l’humanité régénérée. En attendant, il se persuadait que la patrie, en bonne mère, nourrirait son enfant fidèle. Se roidissant contre les dédains du marchand d’estampes, il s’excitait à croire que son idée d’un jeu de cartes révolutionnaire était nouvelle et bonne et qu’avec ses