Page:Annales de l universite de lyon nouvelle serie II 30 31 32 1915.djvu/322

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cette vague d’émotion qui monte et vient baigner l’aridité d’une époque jusque-là uniquement raisonneuse et pratique. Les mœurs évoluent dès lors très rapidement. « Tom Jones » et le milieu dans lequel Fielding l’a placé en 1748 paraissent auxlecteurs de 1770 un peu vulgaires ; Sophia Western et Amelia sont toujours charmantes, mais leurs grâces, à vingt ans de distance, semblent provinciales et démodées. La sensibilité de Clarissa, seule, garde son prestige et, loin de s’atténuer chez les romanciers qui imitent Richardson, s’exagère jusqu’à un point aujourd’hui inconcevable. Pour comprendre combien la sentimentalité — malgré Fielding et Smollett — domine le roman, il faut retrouver dans quelques œuvres autrefois célèbres une indication précise sur ce que la littérature étudiait de la vie contemporaine et sur ce que le public demandait au roman. Il faut, en 1748, des infortunes semblables à celles de l’héroïne de Richardson pour faire jaillir des larmes des yeux de toutes les femmes et pour émouvoir les hommes dignes de l’amour de quelque nouvelle Clarissa. Les larmes deviennent peu à peu plus faciles, et, en 1771, le succès de « L’Homme Sensible » de Mackensie, nous prouve que l’intention d’attendrir suffit à provoquer l’attendrissement. L’homme sensible, héros du roman, ne mérite que trop l’épithète que l’auteur lui décerne. Il meurt d’un excès de sensibilité en apprenant que Miss Wallon répond à son amour. « Il lui saisit la main, une faible rougeur empourpra sa joue, un sourire illumina ses yeux qu’il tenait fixés sur elle. Soudain, l’éclat de son regard se ternit, son œil devint vitreux et fixe. Il soupira et se laissa tomber sur un siège. Miss Wallon, se mit à pousser des cris perçants… On essaya de ramener à la vie les deux jeunes gens et l’on put réussir à ranimer Miss Wallon. Quant à Harley, tout effort fut vain. Il avait cessé de vivre ». Ce héros dont le cœur se brise en recevant un aveu d’amour ne compte pas le robuste et jovial Tom Jones parmi ses ascendants ; il est, à n’en pas douter, un rejeton chétif et anémique de la noble famille des Grandison.