Page:Annales de l universite de lyon nouvelle serie II 30 31 32 1915.djvu/371

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une physionomie inoubliable et frappante. Sachant si peu de ce qu’est vraiment la vie des hommes, comment pourrait-elle tracer des portraits nuancés et étudiés comme ses délicieux portraits de femme ? Pour créer une Emma ou une Elizabeth, elle n’a qu’à regarder autour d’elle — et peut-être aussi à regarder son miroir — pour voir un frais visage, souriant et expressif. Lorsqu’elle étudie un caractère de femme et veut s’assurer de la valeur des données fournies par son expérience, elle n’a qu’à s’interroger elle-même. Mais quand il s’agit de peindre un Darcy, un Edmond Bertram, un Willoughby, la difficulté est plus grande. Comme elle n’a jamais l’occasion de les étudier à loisir, elle connaît des hommes et de leur vie seulement les dehors mondains. Ses lectures suppléent donc à son défaut d’expérience. Elle en appelle ainsi de la vie à la littérature. Ses héros, s’ils ne sont pas tous, comme Darcy, figés dans une seule attitude ou si leur personnage n’est pas très rapidement esquissé, comme celui de M. Knightley ou du capitaine Wentworth, sont copiés sur des modèles déjà classiques à l’époque où elle écrit : Willoughby, le séduisant mauvais sujet dont Marianne Dashwood s’éprend à la première rencontre, est une image adoucie, effacée, de Lovelace, l’amoureux sans scrupules, le libertin et le séducteur créé par Richardson. Mais parce qu’il ne doit rien y avoir de tragique dans les sentiments ni dans l’action, la passion et le crime qui, dans « Clarissa », sont expiés par la mort de Lovelace, deviennent, dans « Bon Sens et Sentimentalité », des errements pardonnables que Willoughby expie dans une union avec une femme très riche mais d’une « infernale jalousie ». Ce que nous voyons de Willoughby et de ses qualités brillantes au début du roman, puis le long plaidoyer dans lequel il essaie de justifier sa conduite à la fin du récit ne suffisent pas à nous persuader que le jeune homme soit réellement aussi irrésistible, aussi séduisant qu’il le parait à l’inexpérience de Marianne. De même que la figure de Willoughby