Page:Annales de l universite de lyon nouvelle serie II 30 31 32 1915.djvu/451

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

des héros que j’ai créés pour vouloir qu’ils ne soient rien de plus qu’un Mr. A. ou un Colonel B. » [1]

À l’élément initial qu’elle trouve dans la réalité, son imagination créatrice en ajoute d’autres. Si elle s’inspire très étroitement de choses vues, aucune scène, aucun personnage de son œuvre n’est une simple copie. Les sujets qu’elle choisit sont toujours empruntés à la vie de famille dont elle connaît et goûte si vivement la douceur ; elle aime à mettre en scène des frères et des sœurs unis par une vive et profonde affection. L’idée de la tendresse toute particulière qui lie Elizabeth et Jane Bennet ou les deux sœurs Dashwood lui est sans doute inspirée par l’amour qu’elle porte à une sœur bien aimée; il y a des marins dans plusieurs romans et surtout un jeune et charmant enseigne, dont la physionomie ouverte et résolue rappelle Francis Austen qui, à dix-sept ans, [2] était déjà lieutenant; Frank Churchill, dans « Emma », est l’enfant adoptif d’un oncle très riche, comme Edward Austen est celui d’un cousin, mais l’expérience n’a, dans chacun de ces cas, fourni à l’auteur autre chose qu’un point de départ. L’une des sœurs Austen n’est pas le modèle qui a posé pour Ellinor Dashwood, non plus que l’autre n’est la romanesque Marianne. Il n’y a, entre William Price et Francis ou Charles Austen d’autres traits communs qu’une même profession et un même mérite. Profondément imbue des idées et des préjugés de sa classe, il déplairait à Jane Austen de se dépayser et d’introduire dans ses romans des scènes ou des personnages qui ne lui seraient point accoutumés. La sincérité de son réalisme, la stricte observation de la règle qu’elle s’impose de ne jamais rien décrire qu’elle ne connaisse bien, se mêlent ici, il faut le reconnaître, à un certain manque de curiosité et surtout à un manque de généreuse sympathie. Elle ne se contente même pas en écrivant de se borner au cercle dans lequel elle vit, à la classe à laquelle

  1. Memoir. Page 148.
  2. Jane Austen, her life and letters. Page 76.