Page:Annales de l universite de lyon nouvelle serie II 30 31 32 1915.djvu/462

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Une lettre écrite au moment de la publication d’« Orgueil et Parti pris » contient une remarque fort intéressante au sujet des traits qui séparent la méthode de Jane Austen de celle de ses prédécesseurs et contemporains. Sans qu’elle sache dire pourquoi, il semble à Jane Austen que son roman manque d’« étoffe » ; elle se demande s’il ne faudrait pas lui donner une allure plus lente par l’addition d’épisodes, de récits intercalés pour suspendre l’intrigue. Ce qui l’inquiète, et nous charme aujourd’hui, c’est que, dans son livre, l’intrigue se déroule, sans un de ces temps d’arrêt, sans une de ces digressions fréquentes dans l’œuvre des autres romanciers du temps. Il y a là autre chose qu’une différence purement formelle. Rapide, simple et direct dans son allure, sans un intermède qui vienne interrompre la succession des diverses scènes, ce roman est conçu et exécuté d’après une formule très éloignée de la formule ordinaire du roman anglais.

Des artistes comme Fielding, Smollett ou Sterne s’étaient attachés à tout autre chose qu’à la composition. Telle la réalité dont ils s’inspirent, leur œuvre est faite d’un tissu solide de fils enchevêtrés ; elle est nombreuse, puissante, logique parfois et parfois illogique comme la réalité elle-même. Dans un roman de ce genre, l’auteur jette à poignées tout ce qu’il a cueilli, fleurs et mauvaises herbes, aux sentiers d’une vie aventureuse et large; l’art consiste pour lui à reproduire le réel aussi pleinement, aussi fidèlement qu’il le peut. Il ne cherche pas à donner au lecteur une image ordonnée et claire de la vie. Pareil à ces gravures où Hogarth entasse une foule bruyante et affairée, si bien qu’au premier coup d’œil le regard n’y distingue qu’une masse confuse, le roman de Fielding, de Smollett, de Sterne, n’offre point à la première lecture, un dessin net, un plan lumineux. Les épisodes, l’intrigue principale, les figures de premier plan et les personnages secondaires se pressent, se mêlent et s’entrecroisent, tour à tour dans l’ombre et en pleine lumière. La conception artistique de Jane Austen est l’opposé de cette facture large et vigou-