Page:Apoukhtine - La Vie ambiguë.djvu/302

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m’en sois aperçu. Je voulais faire visite à quelques voisins, mais je remettais toujours ces visites au lendemain. Je craignais d’interrompre ma vie calme, ma vie solitaire de souvenirs et de rêves. Je revivais au passé. Je retrouve ici les lettres que j’avais écrites à ma mère au cours de trente années. D’ordinaire, je passe toute ma matinée à lire ces lettres ; sur chacune, je réfléchis longuement, non seulement je lis les mots qui sont écrits, mais je vois entre les lignes ce que je taisais. Tout mon passé revit dans ma mémoire, une foule d’hommes passent de nouveau devant moi avec leurs traits tantôt nets et tantôt effacés ; ces taches d’ombre sur les personnes qui me sont proches avaient beaucoup troublé mon âme dans les années de l’adolescence ; maintenant je les vois avec plus de calme, puisque je comprends mieux, — et comprendre, selon le grand mot de Shakespeare, c’est pardonner.

Ma seule distraction, c’est de causer avec Palaguéïa Ivanovna, et nos conversations n’ont trait qu’au passé. Elle a beaucoup plus de quatre-vingts ans ; elle avait été engagée pour nourrir ma mère, et de ce jour elle est restée dans la maison : on l’y a traitée comme une personne de la famille. Elle a très bien connu mes deux aïeuls, et ses récits m’ex-