Page:Audiat - Un poète abbé, Jacques Delille, 1738-1813.djvu/39

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

dans sa traduction de l’Énéide, Delille avait fait un contresens : Delille soutenait le contraire. Le débat s’échauffait ; Michaud propose de consulter le texte. Delille, un peu embarrassé, dit : « C’est que je crois bien que je n’ai plus de Virgile. Ah ! si, reprend-il tout à coup, j’ai une petite édition qui vient de paraître. Mais où peut-elle être ? » Ils cherchent ; impossible de mettre la main sur le précieux volume. « Pourvu, dit le poète, que Mme Delille ne l’ait pas porté à la cuisine ! » Les deux amis vont, en effet, s’en assurer ; ils trouvent, hélas les feuillets dispersés ; on s’en était servi pour envelopper des côtelettes. Mais ils ne peuvent découvrir le feuillet où était le vers, objet de la contestation. Tout en furetant, ils avisent un pot de confitures, récemment faites. Elles avaient fort bonne apparence : « Il faut en goûter ? » disent-ils ; et les voilà qui emportent les confitures au salon ; en les savourant, ils se consolent de leur déconvenue ! Mais bientôt Delille est saisi d’une inquiétude : « Que dira sa femme ? En rentrant, elle cherchera ses confitures, comme ils ont cherché leur Virgile, et elle ne prendra pas aussi bien qu’eux sa mésaventure. « Certainement, elle va se fâcher, dit le mari préoccupé. Si nous allions faire un tour ? » Et les deux coupables s’esquivent pour éviter l’orage.

Dans les scènes de la vie d’hommes célèbres (1843), Valerio a représenté Delille dans son ménage ; il dit « C’était bien la ménagère la plus prosaïque que Mme Delille ! La verve de son époux se traduisait pour elle en espèces sonnantes. Le poète, dans ses beaux jours, recevait cinq francs pour chaque vers échappé de sa plume. Aussi c’était plaisir de voir avec quel soin religieux Mme Delille guettait l’hémistiche flottant sur les lèvres de son mari, et lorsqu’il avait construit l’alexandrin, avec quelle dévotion elle le couchait sur le papier Mais, par malheur, le fécond versificateur avait l’humeur champêtre, et, partant, vagabonde. Il s’agissait de fixer cet oiseau chanteur, toujours prêt à prendre son essor, sous peine de voir la moisson d’écus faiblir au bout de la journée. Pour cela, l’imagination de Mme Delille lui avait suggéré un moyen qu’elle croyait infaillible. Lorsqu’une affaire pressante l’appelait dehors, elle allait préalablement recueillir toute la chaussure de son époux et l’enfermait sous clef dans une armoire. Bien