Page:Auguste Rodin - Les cathedrales de France, 1914.djvu/103

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tous les monuments publics témoignent assez que notre trésor artistique est dilapidé et mal gardé.

Le salut serait-il dans une bonne loi, sage et sévère, et rigoureusement appliquée ? Tout au plus oserait-on dire qu’elle pourrait n’être pas inutile. C’est en ces matières surtout que la loi doit suivre les mœurs, résulter d’elles directement et nécessairement. Il y faut le consentement, le désir universel. Tant que l’opinion, nettement exprimée dans les livres, dans les revues et les journaux, dans les réunions, dans les pétitions aux Chambres, ne sera pas unanime à réclamer une législation protectrice des monuments de notre histoire et de nos arts, une telle législation restera sans efficacité. Il n’est de force valable, ici, que la force morale, c’est-à-dire la pensée et l’amour. On n’enseigne pas aux peuples par l’amende et par la prison à aimer la beauté. Or, une société convaincue que la beauté a son asile naturel dans les musées est, comme par définition, incapable de comprendre l’art et de l’aimer. Les musées sont des cimetières plus ou moins fastueux, où les œuvres, détournées de leur destination initiale, perdent le meilleur de leur sens et de leur splendeur. Elles avaient été composées pour embellir et pour signifier une place publique, une église, un palais de justice, une salle de réception, ou de méditation : au prix de quels efforts, dans le froid tohu-bohu d’un musée, parvient-on à rejoindre la réelle pensée de l’artiste !

Le peuple ne va guère dans les musées. Les merveilles qu’il y voit entassées sont pour lui des objets inertes, froids, muets, incompréhensibles. Ce n’est sans doute pas lui le coupable. S’il a personnellement perdu, peu à peu, le goût de la création artistique, c’est qu’on a cessé de solliciter sa collaboration à ces grandes œuvres collectives où jadis l’artisan s’instruisait par l’exemple, se développait et s’élevait au contact d’artistes véritables, auxquels il apportait d’abord ses mains seulement, puis, bientôt, son cœur et son cerveau. La cause de ce malheur est dans cet individualisme forcené qui dispersa les éléments du monde moderne et que nous avons vu poindre avec la Renaissance. Les artistes, du reste, découragés de toute vaste entreprise par leur isolement même, souffrent plus encore que le peuple de ce désastreux état de choses, car ils en ont conscience, et ceux d’entre eux chez qui le mal lui-même n’a pas détruit toute critique se sentent diminués jusque dans leur vie intérieure par cet émiettement des pensées et des forces, qui réduit chacun à ses propres ressources.

D’où ce désir, plus ou moins raisonné, mais universel, de réunion, d’unité,