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l’orthographe de son art, au respect du bon sens et de la saine tradition. Les plus indulgents accordaient qu’il y eût, là, une ébauche, intéressante à titre d’ébauche : « Mais on ne montre pas une ébauche ! »

Cette injustice put attrister Rodin ; il n’en fut ni surpris ni troublé.

Il connaissait dès longtemps cette forme si moderne de l’ingratitude, le déni de compréhension que la paresse et la vanité des gens apportent à l’effort sincère et réfléchi de l’artiste. Dès le commencement, chacune de ses œuvres principales avait été l’enjeu d’une bataille. Devant l’Homme de l’Âge d’airain, n’avait-on pas crié au moulage sur nature ? Le Génie de la Guerre, le Victor Hugo, n’avaient-ils pas été refusés, eux aussi, à l’unanimité ?…

Ce qu’il y a de déconcertant dans ces mutineries devenues comme traditionnelles, c’est que toujours, avec le temps, l’artiste les convainquît d’erreur, et que toujours, d’ouvrage en ouvrage, elles se reproduisissent, inlassablement. L’opinion semblait exiger, comme une rançon du consentement qu’elle avait fini par accorder, après bien des délais et de guerre lasse, à telle œuvre naguère encore âprement contestée, que du moins le maître se tînt désormais et définitivement à la formule de cette œuvre. Elle en faisait une sorte d’argument contre toute œuvre nouvelle — contre tout développement nouveau, pour mieux dire. C’est ainsi qu’elle opposait le groupe du Baiser à la statue de Balzac, prétendant condamner celle-ci au nom de celui-là. L’artiste lui-même avait, au Salon, placé les deux œuvres l’une auprès de l’autre, pour montrer comment les qualités de la plus ancienne, grâce au travail de longues années, s’épanouissaient dans la plus récente. Son intention ne fut pas comprise, et le public, en continuant à préférer le Baiser, montra qu’il aimait cette œuvre en dépit et non pas à cause de sa valeur réelle.

Cette bataille, que les admirateurs de l’artiste purent un instant croire perdue, est la plus violente que Rodin ait eu à livrer. Aujourd’hui, tous les sentiments qui comptent se sont ralliés à celui des rares clairvoyants de la première heure. Il ne fait plus doute pour personne que le Balzac ne soit dans la sculpture décorative et de plein air une œuvre capitale, neuve dans l’art moderne, à la fois une réalisation puissante et une féconde indication dont il faudra que l’avenir tienne compte. — Mais le prix dont on fit payer à Rodin sa victoire aggrave étrangement notre dette envers lui.

Toutefois, cet aveuglement obstiné du monde, disions-nous, ne troubla pas