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Rodin. Il prenait conseil de ses grands devanciers et de la nature, non pas de ses contemporains. Il savait que la gloire ne fut jamais un don de la multitude au génie, que c’est au génie de révéler sa gloire, c’est-à-dire de manifester l’accord de sa pensée avec la pensée de la nature. Il avait conscience que plus nettement, d’heure en heure, s’affirmait en lui cet accord ; ses pressentiments anciens se vérifiaient, atteignaient à la radieuse certitude ; des observations faites jadis dans les bois, sur les grandes routes, en regardant le ciel et les arbres, se coordonnaient à l’atelier, prenaient une vie pleine et durable grâce à l’expérience quotidienne, incessante, du travail. De toutes ces références assurées lui venait une confiance entière en la vérité active d’une doctrine qui se développait avec lui-même, qui dépassait les raisonnements des critiques, et du haut de laquelle il pouvait dédaigner également les railleries de la foule et les dénigrements des confrères. Il arrivait à ne plus rien entendre que le dialogue intérieur de son intuition et de son expérience, à ne plus rien voir, que la nature et les témoignages de ses propres efforts et de ceux qu’avaient faits avant lui les vrais maîtres pour s’approcher d’elle. Depuis qu’il avait compris son art, conquis sa technique, il vivait dans une ivresse constante, dont son visage ne trahissait rien, mais qui seule pouvait expliquer son extraordinaire, son unique puissance de travail. Le travail était pour lui un enchantement où il ne sentait plus la succession des minutes, dont il se réveillait lentement, épuisé et heureux, ayant fait sa tâche « jusqu’à extinction de chaleur vitale ».

Cette résistance muette d’un seul contre tous, cette assurance qui ne discute plus, cette force qui se réserve jalousement pour la production, cet entêtement implacable et serein : le XIXe siècle n’a pas vu de plus magnifique spectacle. On pense à Wagner en cherchant un autre exemple d’héroïque énergie qui puisse être comparé à celui-là. Mais nul roi n’est venu apporter au sculpteur la consolation sublime qui récompensa l’effort du musicien. Rodin est resté seul aux prises avec les difficultés d’un art le plus coûteux de tous et qui nécessiterait des mains nombreuses au service d’une seule tête.

Dans cette solitude, sa grandeur apparaît mieux en valeur qu’elle ne serait, peut-être, parmi l’agitation d’une foule empressée. Et l’on devine quel est le secret de cette force : ce n’est pas l’orgueil, c’est la joie d’avoir raison.

Peu à peu, les certitudes personnelles de Rodin se sont imposées à tous. Il n’est personne maintenant qui ne salue en lui un très grand artiste.