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Rude nous savons bien qu’il y a Pajou, Pigalle, Houdon, Clodion, et, par delà ceux-ci, Donatello et la Renaissance, d’une part, les Gothiques et les Romans, d’autre part, et plus loin les Grecs, et plus loin encore l’Égypte… Dans ce raccourci violent de l’histoire, où survivent seuls ceux qui étaient constitués pour vivre, il semble que la sélection des forces se soit faite en vertu d’une loi d’indulgente fatalité. Il y a beaucoup de vérité profonde dans cette apparence : la lumière va, d’elle-même et comme à elle-même, à la lumière, et, quand Rodin commença à travailler, c’est à Barye et à Carpeaux[1] qu’il demanda des conseils et des exemples, parce que Rude n’était plus là. Qu’on se représente, pourtant, ce qu’il fallut au très jeune homme de pure intuition et de robuste jugement pour discerner tout de suite, sans erreur et sans hésitation, dans le tumulte de l’heure, au delà des premiers plans où paradent les habiles, où les gloires éphémères font leurs feux d’artifices, ceux-là seuls, deux maîtres sans plus, auprès desquels il pût espérer trouver de hauts bénéfices, réels. — Deux maîtres sans plus, dans cet art de la sculpture qui est, peut-être, l’art français par excellence, qui fut illustré, du XIIe siècle au XVe, par tant d’artistes de génie dont nous ne connaissons que de rares noms, dont nous ne saurons jamais le nombre, deux maîtres sans plus, et combattus de toutes parts : à prendre leur chemin, c’est à l’obscurité, à la misère et à toutes les douleurs qu’on se vouait, car il fallait du même geste renoncer à toutes les faveurs dont l’Institut et l’École comblent les élèves dociles.

Rodin n’avait pas eu à choisir. Il obéissait à des nécessités invincibles. Possédé tout entier par l’amour de la nature, il allait là, fatalement, là seulement où il sentait qu’il trouverait la science : le langage de l’amour.

L’ironique destinée ne devait rien lui laisser ignorer des avantages matériels qu’il dédaignait ; il connut de près — ce ne fut pour lui qu’un spectacle — les satisfactions de toutes sortes dont jouissent ceux qui cèdent à la tentation d’obéir aux directeurs de l’art officiel et aux amateurs bourgeois, ces terribles corrupteurs. Un assez long temps, en effet, les difficultés de la vie le réduisirent à exécuter anonymement, pour le compte de Carrier-Belleuse, des figures dont il n’avait à discuter ni la destination ni la composition. Nous verrons que dans ces besognes il

  1. Rodin fut le disciple assidu de Barye, de qui les œuvres, toutefois, paraissent avoir été plus instructives que les leçons. Il désira les conseils de Carpeaux ; les circonstances furent hostiles, et les deux artistes ne parvinrent pas à se rencontrer. Mais ce fait seul importe, que Rodin admirait Carpeaux et souhaitait de travailler avec lui.