Page:Auguste Rodin - Les cathedrales de France, 1914.djvu/121

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Cette intention est constante chez Rodin ; c’est elle qui fait la grandeur et le mystère de ses œuvres ; c’est en l’approfondissant qu’il a rejoint les Primitifs, remontant vers eux à travers la Déclinaison, et les siècles qui en procédèrent.

Mais ces perpétuelles études, qui lui permettaient un perpétuel développement, l’induisaient en de perpétuels recommencements, dont le public, déconcerté, s’irritait. Entre l’artiste et le public, telle est la cause principale du malentendu qui troubla si souvent leurs rapports. Ne cessant de travailler, l’artiste ne cesse de se renouveler ; il n’a pas « déposé » son idéal, son chiffre, sa « marque » ; si l’on prétend qu’il a changé, qu’il se déjuge, qu’il se dément, il n’y contredit pas. Il sourit si on lui reproche de n’avoir ni but ni méthode, si on l’accuse de chercher le scandale.

Et la fureur du public, et l’indifférence de l’artiste à cette fureur, sont également logiques.

Dans un temps où l’art n’a, socialement, aucune place, où les artistes vivent dans la solitude, ces nuances qui caractérisent les diverses manières d’un peintre ou d’un sculpteur, ces changements inévitables qui sont autant de gages de sincérité, et dont le producteur souffre tout le premier, car c’est à chaque fois comme un réenfantement de sa pensée, ne peuvent être compris. Les gens veulent voir dans ces termes successifs d’une évolution les signes du caprice ou du calcul, du désordre ou de la ruse. D’où ces naïves colères, dont il ne conviendrait pas de s’indigner sans mesure puisqu’elles attestent au moins le désir de comprendre ; l’indifférence serait bien plus désolante. Elle serait excusable elle-même, semble-t-il, étant données les directions actuelles de l’activité humaine… Mais cette conviction demeure latente au fond de tous les esprits, que le poète, ou l’artiste, est chargé d’un grave message à leur adresse. En effet, il est chargé d’éveiller par l’art le sentiment de la nature chez les autres hommes, le sens de la vie générale, — en d’autres termes, de les amener à voir, à comprendre l’universalité des rapports, la loi unique qui régit les intelligences et les formes, et que chacun subit a sa place, à son plan, dans le total ensemble, et applique selon sa conscience ou sa fatalité. Ainsi persuadés justement qu’entre eux et la nature l’artiste est le seul interprète désigné, et que la réalisation de la beauté comporte l’élucidation du mystère, la plupart des hommes, en dépit du bruyant dédain qu’ils professent pour l’art, ne peuvent se défendre d’en observer avec un intérêt passionné les manifestations ; quand ils ne les comprennent pas, ils reprochent amèrement au producteur d’être inintelligible.